Le site de Philippe Pignarre
 
 
Accueil
 
 
Livres
 
 
Articles
 
 
Favoris Internet
 
 
Textes � disposition
 
 
Me contacter
 
 
Vous �tes le visiteur n�8378

Articles d�j� publi�s

Dits et non-dits dans l'histoire psychiatrique (texte en ligne)
Date de publication: Octobre 2008
Publi� dans: Journal fran�ais de psychiatrie, 30, 2008
(Expos� fait au cours d'une journ�e d'�tude du Coll�ge de psychiatrie � Paris le 12 mai 2007)

Mon intervention sera en deux parties :

1. Ce que j�ai appris sur les m�dicaments psychotropes

2. Comment je l�ai appris

*

1�re partie : ce que j�ai appris

*

Le sujet qui m�int�resse depuis plus de vingt ans parce que j�ai travaill� longtemps dans l�industrie pharmaceutique, c�est celui des m�dicaments et en particulier les psychotropes dans la suite de leur invention inaugur�e en 1952 par la chlorpromazine. Je voudrais vous parler des rencontres qui ont accompagn� ce travail. Qu�est-ce que l�on pourrait dire d�int�ressant sur les m�dicaments psychotropes � des psychoth�rapeutes, des psychanalystes qui ne les utilisent pas mais qui sont d�sormais comme � environn�s � par eux ?

Ce qui s�est pass� en 1952 a-t-il �t� un �v�nement au sens fort du terme ? On a longtemps h�sit� autour de cette question. Quand on lit les travaux de la plupart des psychanalystes qui �crivent au milieu des ann�es cinquante, et en particulier Lacan, on a l�impression qu�il ne s�est absolument rien pass�. C�est ce qu�il r�affirme dans son � Petit discours aux psychiatres � en 1967(1). Ce qui arrive aujourd�hui avec le d�pistage pr�coce des futurs d�linquants ou avec le d�ficit de l�attention est v�cu, en revanche, par les psychanalystes comme un �v�nement. Mais ne le prennent-ils pas en consid�ration trop tard ? Ne serait-ce pas d�avoir rat� l��v�nement de 1952 qui explique la mauvaise tournure dans laquelle sont pris aujourd�hui les psychoth�rapeutes ? Ce qu�ils prennent pour un �v�nement ne serait-il pas seulement une retomb�e du vrai �v�nement � 1952 � pass� quasiment inaper�u ?

La version la plus na�ve a cru que les psychotropes � neuroleptiques puis antid�presseurs � �taient un moyen pour que les psychoth�rapies soient � facilit�es � ou m�me, deviennent possibles dans le cas des psychoses. Comme s�il s�agirait des m�mes psychoth�rapies avant et apr�s, sans ou avec m�dicaments. Je crois qu�il y a l� une formidable mystification qui consistait � prendre les m�dicaments psychotropes pour des quantit�s n�gligeables.

Un texte de Georges Lant�ri-Laura me semble permettre de r�pondre � la question. Non pas qu�il se soit int�ress� lui-m�me � cette question de l�arriv�e des neuroleptiques mais � cause de la m�thode qu�il nous propose. Lant�ri-Laura se demande pourquoi la notion de chronicit�, quasiment absente de la psychiatrie depuis Pinel et Esquirol, surgit de mani�re imp�tueuse � partir de 1880 jusqu�� occuper 80 % des manuels de psychiatrie. Elle s�impose justement au moment o� la d�cision prise en 1838 de construire un h�pital psychiatrique dans chaque d�partement est devenue une r�alit� (en 1873, l�Inspection g�n�rale d�nombre cent quatre �tablissements correspondant � l�esprit de la loi de 1838). On a construit de grands h�pitaux � la campagne pour que leurs r�sidants puissent cultiver les terres. Ces h�pitaux sont de v�ritables entreprises agricoles. Leur id�al est de vivre en �conomie ferm�e afin de co�ter le moins cher possible � la collectivit�. Les conseils g�n�raux estiment que l��tablissement psychiatrique doit vivre de l�exploitation de ses produits, s�auto-suffire. Les patients font vivre les patients. Les rapports avec l�ext�rieur ressortissent le plus souvent du troc. La taille des asiles et le nombre de patients d�pendent du calcul du co�t de revient. Selon Lant�ri-Laura, ce mod�le rappelle les grandes plantations du sud des �tats-Unis avant la guerre de S�cession : culture extensive, productivit� faible, main-d��uvre peu qualifi�e, mais quasi in�puisable et de co�t presque nul. Lant�ri-Laura conclut :

� Or, une telle entreprise ne peut fonctionner que si la main-d��uvre ne devient jamais rare, donc si les malades restent assez longtemps, d�autant plus qu�ils ont acquis un minimum de technicit� et qu�au-dessous d�une certaine dur�e de s�jour, elle n�est pas rentable pour l��tablissement [�]. La longue dur�e moyenne de s�jour se manifeste alors comme une donn�e particuli�re � cette branche de la m�decine, mais d�elle-m�me, aussi naturelle que les complications bronchiques de la rougeole ou n�phr�tiques de la scarlatine, alors qu�elle r�sulte d�abord des conditions propres � l�observation. Pour �tre plus exacts, reconnaissons que l�on prend alors les conditions de possibilit� de la vie �conomique des �tablissements pour des donn�es particuli�res � la pathologie mentale. La majorit� des patients se trouvent observ�s dans une institution qui ne peut durer que s�ils restent longtemps hospitalis�s(2). �

Mais que va-t-il se passer quand ce mod�le micro�conomique devient contradictoire avec le nouvel environnement capitaliste � partir de la fin des ann�es trente ?

Cette question nous am�ne � nous int�resser aux lobotomies. Elles occupent bien peu de place dans toutes les histoires de la psychiatrie. Elles en occupent davantage dans les t�moignages des psys qui se sont retrouv�s en formation dans les h�pitaux psychiatriques dans les ann�es soixante et qui rapportent l�existence de ces patients qui avaient �t� lobotomis�s apr�s la guerre de mani�re parfois tr�s r�p�titive. Je pense en particulier � ce qu�a �crit Jacques Hochman dans La Consolation(3). Alors que l�on voulait garder les patients chroniques, il s�agira d�sormais, toujours pour des raisons de co�ts, de trouver les moyens de les faire sortir de l�h�pital. C�est le seul objectif des lobotomies : rendre g�rables les patients ing�rables et les renvoyer dans leur famille. Le succ�s des lobotomies est mesur� � cette capacit� � renvoyer les patients chez eux (on ne disposait pas alors de ces batteries de tests psychologiques qui existent aujourd�hui). La lobotomie est un grand succ�s de la m�decine humanitaire (qu�elle inaugure, dans tous les cas) puisque l�objectif est de vider les h�pitaux psychiatriques ! On sait que ces succ�s ont �t� tr�s transitoires. La plupart des patients ainsi trait�s n�ont pas tard� � faire retour � l�h�pital psychiatrique. Mais on avait d�j� trouv� un autre moyen de renvoyer les patients chez eux (ou dans la rue) : les neuroleptiques. Il faut prendre au s�rieux la proposition de l�historien am�ricain Pressman selon laquelle, les lobotomies telles qu�elles se sont impos�es apr�s la Seconde guerre mondiale, participent de la R�volution th�rapeutique. Ils changent le regard des psychiatres. C�est avec elles que la nouvelle psychiatrie s�impose m�me si ses nouveaux id�aux seront bien mieux r�alis�s avec les psychotropes. Les neuroleptiques arrivent trop t�t pour que l�on se soit pr�occup� de faire un vrai bilan de cet �pisode peu glorieux. On pr�f�rera l�oublier.

On pourrait r�sumer les choses ainsi : les neuroleptiques r�alisent-ils l�id�al des psychoth�rapies en permettant enfin de dialoguer avec les schizophr�nes (version officielle), ou r�alisent-ils l�id�al des lobotomies en permettant de d�barrasser l�h�pital de ces patients ? Dit autrement, sont-ils le triomphe d�une nouvelle mani�re de regarder les patients, ind�pendamment du diagnostic, mais en fonction du crit�re g�rable/ing�rable ? Si la premi�re version �tait vraie, il n�y avait pas de soucis � se faire : les psychoth�rapies (dans lesquelles on m�lange deux choses absolument contradictoires : une version issue de Pinel o� il s�agit de s�allier � la partie saine du psychisme pour triompher de la partie malade � ce qui sous le pouvoir des m�dicaments va �voluer dans une technique psychoth�rapeutique que les Am�ricains appellent le counseling � et une version freudienne qui s�adresse � un patient toujours r�gi par autre chose que son moi), ces psychoth�rapies avaient le dernier mot, restaient la r�f�rence sublime de tout l�effort psychiatrique. Si la seconde version �tait vraie, il fallait alors essayer de comprendre ce qui nous arrivait de nouveau, en quoi il y avait �v�nement.

*

L��v�nement 1952 et les machines

*

C�est avec le temps que l�on a pu prendre conscience de l�importance de l��v�nement que constitue 1952. Ce n�est pas tant l�invention d�un m�dicament que l�invention du premier m�dicament d�une longue s�rie. La chlorpromazine est imm�diatement l�objet de tentatives de copies. Comment ? En cr�ant des mod�les animaux (des rats, des souris, des chiens). Tous les laboratoires pharmaceutiques essaient de trouver des mol�cules qui provoquent sur ces animaux les m�mes r�actions comportementales (et aujourd�hui biochimiques) que la chlorpromazine. Il ne s�agira jamais d�essayer d�avoir des rats schizophr�nes. Des rats normaux sont ce qui convient le mieux pour mettre au point des successeurs � la chlorpromazine. On pourrait ici reprendre la notion d'� unit�s rati�res � que Lacan propose dans son s�minaire Encore(4). C�est � cet endroit que l�on peut parler de machine. 1952 installe au milieu de la sc�ne psy une machine qui va produire ses effets. Et aujourd�hui, cela continue. Qu�est ce que cette machine a produit ? D�un c�t�, une � petite biologie � qui est constitu�e par l�ensemble des techniques de laboratoires sur des animaux entiers, des organes, des cellules en culture, permettant de mettre au point toujours de nouveaux successeurs. De l�autre c�t�, la machine a cr�� une � petite psychologie �, une sorte de � corps mental � tr�s peu dynamique qui se substitue au psychisme et dont on peut dire que le DSM fait la synth�se et la cartographie. La grande diff�rence entre le psychisme des psychanalystes et la petite psychologie engendr�e par la machine est l�endroit o� les flux sont coup�s. La machine fabrique en permanence une coupure entre �tat normal et �tat pathologique (avec l�objectif qui lui est consubstantiel de la repousser progressivement au d�pens du normal et au profit du pathologique : elle tient toujours � affirmer � c�est une maladie comme les autres �) alors que la psychanalyse �tablit une continuit� entre �tat normal et n�vroses. En revanche, la machine fait dispara�tre la coupure entre n�vroses et psychoses (puisque certains psychotropes passent de la psychose � la n�vrose � doses plus faibles) que la psychanalyse active.

Cette machine n�est pas statique ; elle ne se contente pas de produire des successeurs aux premiers psychotropes invent�s fortuitement, � l�identique. Il s�agit de mettre au point des mol�cules qui font � � peu pr�s � la m�me chose que ceux qu�ils imitent. Cet � � peu pr�s � est tr�s important : il est � l�origine de mol�cules aux effets toujours diff�rents qui vont progressivement envahir tout le champ des troubles mentaux et des troubles du comportement jusqu�aux enfants ing�rables. Ainsi, tout l�effort des chercheurs de l�industrie pharmaceutique a constitu� � mettre au point des formes � l�g�res � des premiers neuroleptiques, antid�presseurs, hypnotiques. Si vous disposez de m�dicaments plus l�gers, ayant moins d�effets secondaires, vous pouvez justifier leur prescription � des patients atteints de troubles plus l�gers qui ont l�avantage d��tre plus nombreux. C�est ce qui s�est pass� avec les antid�presseurs et la d�pression. Vous pouvez cr�er une psychiatrie du m�decin g�n�raliste. Le mouvement a �t� initi� avec le sulpiride d�un c�t� (un neuroleptique promu dans les troubles psychosomatiques) et les benzodiaz�pines de l�autre. Une nouvelle �tape est franche aujourd�hui avec la prescription de Ritaline aux enfants � ing�rables �. Ainsi, si vous prenez la � dopamine �, vous pouvez trouver un certain nombre de th�ories qui lient son action � des syst�mes d�activation et de plaisir. Mais la � dopamine � est tout autre chose dans le r�seau des chercheurs de l�industrie pharmaceutique : c�est seulement un marqueur, d�couvert fortuitement, qui permet de mettre au point de nouveaux neuroleptiques en faisant des tests d�affinit�.

On sait que, de mani�re g�n�rale, les psychotropes marchent vraiment tr�s mal. Quand les patients ne les aiment pas du tout, ils arr�tent souvent de les prendre au grand d�sespoir des m�decins (et quand les patients prennent certaines classes th�rapeutiques parce qu�ils les aiment, c�est souvent pour des raisons � comme dans le cas de la Ritaline consomm�e par les �tudiants r�visant leurs examens � qui ne plaisent pas non plus aux m�decins !). Mais si les psychotropes marchent mal, qu�est-ce qui fait que �a continue � fonctionner, que la machine continue � la mani�re d�un bulldozer � ravager tous les champs de la psychologie ? C�est que cette grosse machine donne naissance � de petites machines dont il faut examiner le fonctionnement.

*

L�aveugle et le paralytique

*

On peut dire qu�avant de marcher sur les patients, un psychotrope doit marcher sur les psychiatres. Sans qu�ils aient besoin de les prendre. Il suffit qu�il change leur regard. C�est m�me l� un n�ud tout � fait essentiel : �a marche d�autant plus sur les psychiatres que �a marche mal sur les patients puisque �a cr�e chez les premiers le d�sir d�en avoir toujours de nouveaux. Si on avait d�couvert des psychotropes parfaitement efficaces sur la schizophr�nie (puisque c�est par l� qu�on a commenc�), il n�y aurait pas eu ce phylum compos� de toutes ces mol�cules successives qui nous ont envahies. Vous voyez pourquoi Lant�ri-Laura est important dans cette histoire. � partir du moment o� les m�decins disposent d�antid�presseurs qu�ils peuvent prescrire, ils voient les patients d�prim�s qui leur �taient invisibles auparavant. Avec la Ritaline, ils voient, ils distinguent, des enfants atteints de d�ficit de l�attention, etc.

Chaque psychotrope (ou classe de psychotropes) forme un couple avec un diagnostic taill� sur mesure. Chaque production de la � petite biologie � s�allie � une production de la � petite psychologie �. Cela forme une petite machine qui se met � recruter des patients de mani�re toujours plus large. On commence toujours avec des cas graves � ce que les sp�cialistes du marketing appellent une niche � puis on �largit. C�est un peu l�alliance de l�aveugle (la mol�cule) et du paralytique (le trouble ainsi d�fini). En dehors de ce collage, les psychotropes sont des mol�cules dont on conna�t tr�s mal le fonctionnement et les effets ; les troubles ainsi d�finis tiennent tout aussi mal la route. Les rapports de l�Inserm qui ont tent� la s�paration de la petite psychologie de la petite biologie et essay� de constituer de mani�re ind�pendante les troubles mentaux et comportementaux des enfants et des adolescents se sont fracass�s sur cet obstacle infranchissable, oblig�s de faire r�f�rence � une g�n�tique qui a le seul inconv�nient de ne pas exister mais d��tre seulement une promesse.

*

2e partie : comment j�ai appris

*

Cette histoire de psychotropes qui transforment les milieux qu�ils traversent (m�me ceux qui ne les prennent pas) pourra vous faire penser au s�minaire sur La lettre vol�e de Jacques Lacan : la lettre transforme tous ceux qui s�en emparent sans qu�ils aient besoin de la lire(5).

Et pourtant ce que je tente de faire n�a rien � voir avec Lacan m�me si je me permets de dire cela en �tant un � na�f de Lacan �. Lacan parle beaucoup de machines dans ses premiers s�minaires, mais j�ai le sentiment que ce sont plus des m�caniques que des machines (� La machine, c�est la structure comme d�tach�e de l�activit� du sujet(6). �)

Les machines dont je vous parle ressemblent plus � celles de F�lix Guattari et Gilles Deleuze :

� Il faut distinguer les machines de la m�canique. La m�canique est relativement ferm�e sur elle-m�me : elle n�entretient avec l�ext�rieur que des relations relativement codifi�es. Les machines consid�r�es dans leurs �volutions historiques, constituent au contraire un phylum comparable � celui des esp�ces vivantes. Elles s�engendrent les unes les autres, se s�lectionnent, s��liminent, en faisant appara�tre de nouvelles lignes de potentialit�s. Les machines au sens large (c�est-�-dire non seulement les machines techniques, mais aussi les machines th�oriques, sociales, esth�tiques, etc.) ne fonctionnent jamais isol�ment mais par agr�gation ou par agencement. Une machine technique, par exemple, dans une usine, est en interaction avec une machine sociale, une machine de formation, une machine de recherche, une machine commerciale, etc.(7)

On pourrait dire que j�emploie dans cet expos� le mot de machines dans un sens pragmatiste. La d�marche pragmatiste est � l�oppos� de celle de la psychanalyse. Ainsi, dans sa pol�mique avec Henri Ey sur la causalit� psychique, Lacan �crit : � On pensera peut-�tre que je passe outre ce tabou philosophique qui frappe la notion du vrai dans l��pist�mologie scientifique, depuis que s�y sont diffus�es les th�ses sp�culatives dites pragmatistes(8). �

Peut-�tre la s�paration du symbolique op�r�e par Lacan est-elle un obstacle � la compr�hension de l�action d�une machine fabricatrice. J�ai entendu depuis que je m�int�resse aux psychotropes tant de remarques sur, par exemple, l�effet symbolique des m�dicaments, sur les repr�sentations� qui avaient toutes pour effet de nous masquer l�ampleur des modifications que ces m�dicaments ordonnaient. On ne peut �videmment pas rendre Lacan responsable de toutes ces banalit�s qui se sont d�vers�es sur nos t�tes mais peut-�tre les ont-elles rendues possibles ou, tout au moins, ne les ont-elles pas rendues ill�gitimes de la part de psychanalystes ou des amis de la psychanalyse (ce sont souvent les pires).

C�est cette diff�rence que je voudrais creuser pour la rendre plus saisissable. La logique des psychotropes telle que je viens de tenter de la reconstituer me semble se heurter � une autre logique, celle qui pr�side g�n�ralement � la pr�sentation des psychoth�rapies et de la psychanalyse.

*

Les �l�phants

*

Vous avez sans doute remarqu� que le volume 1 des s�minaires de Lacan sur Les �crits techniques de Freud est illustr� avec une photo d��l�phants. Ce volume se conclut par cette phrase : � Jacques Lacan fait distribuer des figurines repr�sentant des �l�phants �. Les �l�phants sont donc bien une question importante et ils vont lui permettre de faire comprendre toute son �pist�mologie. Que nous dit Lacan sur les �l�phants ?

� R�fl�chissez un petit instant dans le r�el. C�est du fait que le mot �l�phant existe dans leur langue, et que l��l�phant entre ainsi dans leur d�lib�ration, que les hommes ont pu prendre � l�endroit des �l�phants, avant m�me d�y toucher, des r�solutions beaucoup plus d�cisives pour ces pachydermes que n�importe quoi qui leur est arriv� dans leur histoire � la travers�e d�un fleuve ou la st�rilisation naturelle d�une for�t. Rien que le mot �l�phant et la fa�on dont les hommes en usent, il arrive aux �l�phants des choses, favorables ou d�favorables, fastes ou n�fastes � de toute fa�on, catastrophiques � avant m�me qu�on ait commenc� � lever vers eux un arc ou un fusil(9). �

� Du seul fait �, � rien que le mot � : on est exactement l� dans l��pist�mologie � laquelle je crois qu�il faut s�arracher si on veut comprendre� les m�dicaments ou encore la cartographie actuelle du d�bat psy et, plus g�n�ralement, l�invention scientifique et technique. Je me souviens d�un psychanalyste lacanien qui expliquait que si on mettait le signifiant � interdit � sur le sucre, cela suffirait � cr�er des addicts ! On est l� dans le � d�un seul coup � qui est �troitement li�e au choix h�g�lien fait par Lacan. C�est de cela dont je voudrais maintenant parler en insistant sur ce qui s�oppose au � d�un seul coup � si propre � la dialectique : toutes les transitions, les interm�diaires, les respirations.

On pourrait opposer aux �l�phants de Lacan� les babouins de Shirley Strum(10). Shirley Strum �tudie depuis plus de vingt ans les � soci�t�s de babouins � au Kenya. Elle raconte justement � une r�solution � que les hommes ont prise � leur endroit : leur d�m�nagement d�une r�gion o� leur existence �tait menac�e par les activit�s humaines. Cela ne s�est pas fait d�un coup. Dans la postface au livre de Strum, Bruno Latour �crit :

� Exp�rience passionnante, pour un sociologue des sciences, de constater tout l�appareillage subtil de statistiques, d��thogrammes, d�analyses de sang, de registres, n�cessaires � la construction de ce savoir si neuf � l��poque et si diff�rent de celui qu�on avait accumul�, jusqu�ici au laboratoire ou au zoo(11). �

C�est toute cette longue cha�ne d�interm�diaires, de statistiques, de tableaux, de laboratoires, o� les op�rations de traduction se succ�dent les unes aux autres pour qu�in fine on puisse prendre la r�solution de d�porter une soci�t� de babouins et mobiliser les moyens financiers, techniques et humains indispensables � l�op�ration. C�est justement ce long travail de transformation qui int�resse Bruno Latour. Comment un � fait � n�est jamais donn�, mais suppose une gigantesque mobilisation d�acteurs tr�s diff�rents. �a ne se fait justement pas d�un coup ! Les interm�diaires sont ce qu�il y a de plus important. Les propositions avides de devenir des � faits � arrivent, non pas purifi�es, tombant du ciel, mais avec tous leurs alli�s, tous leurs accompagnateurs qui leur permettent de tenir comme des � faits � � l�origine de d�cisions. Que sait-on des �l�phants avec le simple signifiant �l�phant, qui permettrait de prendre des d�cisions les concernant ? Rien qui permette d�agir. Il faut d�abord les faire exister et c�est horriblement long, co�teux et difficile. Bruno Latour illustrera ces longues cha�nes de traduction dans une autre de ses �tudes men�es avec une �quipe compos�e d�une botaniste, d�une g�omorphologue et d�un p�dologue au Br�sil pour savoir si la for�t amazonienne avance ou recule � Boa Vista(12). Il va reconstituer les 26 �tapes (�chantillons pr�lev�s, �chantillons class�s, photographi�s, puis analys�s, puis transform�s en graphiques, etc.), qui permettent de passer de la premi�re observation sur le terrain au rapport final des chercheurs. Il �crit :

� On remarquera qu�� toutes les �tapes chaque �l�ment tient � la mati�re par ses origines et � la forme par sa destination ; qu�il s�arrache � un ensemble trop concret avant de devenir, � son tour, trop concret dans l��tape suivante. Nous ne discernerons jamais de rupture entre les choses et les signes. Jamais nous ne nous trouvons non plus devant l�imposition de signes arbitraires et discrets � une mati�re informe et continue. Nous ne voyons jamais qu�une s�rie continue d��l�ments embo�t�s, dont chacun joue le r�le de signe pour le pr�c�dent et de chose pour le suivant. �

On peut remarquer que l�on est l� � des ann�es lumi�re de ce que propose une formule de Lacan : � La symbolisation du r�el tend � �tre �quivalente � l�univers, et les sujets n�y sont que des relais, des supports(13). �

La philosophe Isabelle Stengers a trouv� la formule pr�cise pour expliciter le rapport qui justifie ces longues cha�nes de transformations, d�interm�diaires : � C�est le sens m�me de l��v�nement que constitue l�invention exp�rimentale : invention du pouvoir de conf�rer aux choses le pouvoir de conf�rer � l�exp�rimentateur le pouvoir de parler en leur nom(14). � Lacan demandait � Pourquoi les plan�tes ne parlent-elles pas ? � ; il r�pondait : � parce qu�elles n�ont pas de bouche �. Une fois que l�on a �chapp� � l��pist�mologie rationaliste, on peut r�pondre : elles parlent. Les chercheurs ont fabriqu� la situation o� ils deviennent leur bouche !

Mais les babouins de Shirley Strum nous am�nent � un autre probl�me qui recoupe le pr�c�dent, celui du � grand partage �. La dialectique fuit par plusieurs c�t�s � la fois ! Isabelle Stengers s�est int�ress� aux m�mes babouins qui commencent � devenir franchement tr�s int�ressants si on ne croit pas que tout est r�gl� par un � grand partage � entre les humains et le symbolique d�un c�t� et les animaux de l�autre :

� Le site privil�gi� o� se discute le partage entre l�homme et l�animal est, bien s�r, la primatologie. La primatologie classique adh�rait � la th�se du grand partage puisqu�elle se donnait pour mission d�identifier les r�gles auxquelles ob�it l�organisation sp�cifique d�un groupe de primates, chimpanz�s ou babouins, par exemple. En ce sens, la soci�t� primate �tait le r�ve du � sociologue � tel que je l�ai d�fini : un objet dont la stabilit� est garantie par l�identit� de l�esp�ce, � laquelle sont soumis aussi bien les individus que leurs relations. Or, certains primatologues contemporains proposent une � h�r�sie � bien int�ressante. Les babouins sont des � surdou�s sociaux �, a conclu Shirley Strum de son voyage parmi eux. Les babouins qu�elle a observ�s lui semblent, dans leur activit� m�me, ne cesser de cr�er des r�ponses aux questions que le primatologue classique posait � leur sujet : quels sont les alli�s, comment se faire des alli�s, par qui en passer pour �tre accept�, de qui se m�fier. Ils ne cesseraient de n�gocier et de ren�gocier leurs r�les, leurs relations mutuelles, leurs r�seaux d�alliance, les �preuves qui identifient l�alli� fiable, ou le mettent en question, bref la structure de leur soci�t�. En d�autres termes, le primatologue doit abandonner la recherche des invariants auxquels ob�issent les individus en tant que membres d�une soci�t�, pour suivre la construction du lien social en tant qu�il est, pour les primates-acteurs, probl�me et non donn�e(15). �

Il ne serait pas sans int�r�t de constater que Lacan s�est lui-m�me beaucoup int�ress� aux mondes animaux. Mais il a choisi des animaux assez stupides (ou rendus stupides par la mani�re m�me dont les sp�cialistes les observaient), incapables d��laborer des strat�gies, vivant dans une sorte d�imm�diatet� : que ce soit des pigeons femelles ovulant � la pr�sentation de l�effigie en carton d�un de leur cong�n�re ou des sauterelles. Il s�est un peu simplifi� la t�che pour tout faire rentrer dans sa dialectique implacable du symbolique, de l�imaginaire et du r�el et simplifier ainsi le � grand partage � entre les mondes animaux et le monde humain.

On remarquera avec int�r�t que dans ces ann�es o� Lacan construit son �pist�mologie, Gilles Deleuze �crit un petit livre Le Bergsonisme. On sait d�ailleurs que Lacan n�a pas eu de mots assez durs contre Bergson. Il �crit m�me : � pour que nulle parmi elles ne puissent plus trouver dans l��uvre de Bergson la dilatante synth�se qui a satisfait aux � besoins spirituels � d�une g�n�ration, ni rien qu�un assez curieux exercice de ventriloquie m�taphysique(16). �

Dans ce texte, Deleuze reprend et �pouse de mani�re manifeste la critique de Hegel et de la dialectique faite par Bergson :

� Les pages o� Bergson d�nonce ce mouvement de la pens�e abstraite font partie des plus belles de son �uvre : il a l�impression que, dans une telle m�thode dialectique, on part de concepts beaucoup trop larges, comme des v�tements qui flottent. [�] c�est l�incompatibilit� du bergsonisme avec l�h�g�lianisme, et m�me avec toute m�thode dialectique, qui se manifeste dans ses pages. [�] La combinaison des oppos�s ne nous dit rien, formant un filet si l�che qu�elle laisse tout �chapper(17). �

Il ne s�agit pas ici de citer pour le simple plaisir des mises en contraste, mais pour montrer qu�il y a toujours eu une alternative � l�h�g�lianisme dans la philosophie fran�aise de l�apr�s-guerre et une alternative de grande qualit�, et pour essayer aussi de reconstituer des aventures d�id�es, des filiations qui permettent de comprendre non seulement pourquoi on peut ne pas �tre lacanien, mais pourquoi il fallait ne pas l��tre pour faire le modeste travail qui a �t� le mien (je vous ai dit que je vous parlerai de mon parcours). Alain Badiou n�a pas tort quand il parle � des deux traditions fran�aises � respectivement de Brunschvig (id�alisme math�matisant) et de Bergson (mysticisme vitaliste), l�une passant par Cavaill�s, Lautman, Desanti, Althusser, Lacan et moi-m�me, l�autre par Canguilhem, Foucault, Simondon et Deleuze�(18) �

C�est dans cette derni�re filiation que je me suis inscrit. Elle m�a permis de prendre les psychotropes au s�rieux alors que les psychanalystes n�ont malheureusement rien vu venir. La m�me d�marche devrait permettre de r�fl�chir � la mani�re dont on s�oppose � une � machine � : pas avec un d�bat th�orique, mais en jetant des grains de sable dans ses rouages. Mais c�est l� une autre question�

*

*

*

Notes

*

1. Jacques Lacan, Petit discours aux psychiatres, 1967, in�dit : � En fait c�est bien frappant, c�est bien frappant que depuis un certain nombre� un certain temps qui correspond � cette trentaine d�ann�es dont je viens de vous parler, il n�y a pas eu dans le champ de la psychiatrie, le champ de ce rapport avec cet objet : le fou, pas eu la moindre, la moindre d�couverte ! Pas la plus petite modification du champ clinique, pas le moindre apport. �

2. Georges Lant�ri-Laura, La Chronicit� en psychiatrie, Les Emp�cheurs de penser en rond, p. 65 et 68.

3. Jacques Hochman, La Consolation, Odile Jacob.

4. Jacques Lacan, Encore, Seuil. 5. � On peut dire que quand les personnages s�emparent de cette lettre, quelque chose les prend et les entra�ne qui domine de beaucoup leurs particularit�s individuelles. Quels qu�ils soient, � chaque �tape de la transformation symbolique de la lettre, ils seront d�finis uniquement par leur position envers ce sujet radical. � Jacques Lacan, Le Moi dans la th�orie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, op. cit., p. 268.

6. Jacques Lacan, Le Moi dans la th�orie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, op. cit., p. 70.

7. F�lix Guattari, Suely Rolnik, Micropolitiques, Les Emp�cheurs de penser en rond, 2007, pp. 459-460.

8. Jacques Lacan, �crits I, Seuil, 1966, p. 152.

9. Jacques Lacan, Les �crits techniques de Freud, Seuil, 1975, p. 278.

10. Shirley Strum, Voyage chez les babouins, postface de Bruno Latour, Seuil (Points), 1995.

11. Ibidem, pp. 335-336.

12. Bruno Latour, � Le � p�dofil � de Boa-Vista � montage photo-philosophique � in Bruno Latour, La Clef de Berlin, La D�couverte, 1993, pp. 171-224.

13. Jacques Lacan, Le Moi dans la th�orie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, op. cit., p 441.

14. Isabelle Stengers, L�Invention des sciences modernes, La D�couverte, 1993.

15. Ibidem, p. 75.

16. Jacques Lacan, �crits I, op. cit., p. 162.

17. Gilles Deleuze, Le Bergsonisme, PUF, 1966, pp. 38-39. Deleuze fait r�f�rence au livre de Bergson, La Pens�e et le mouvant, PUF, 1941.

18. Alain Badiou, Logiques des mondes. L��tre et l��v�nement, 2, Seuil, 2006, p. 16.


Mainspring of Psychiatric Revolution
Date de publication: Septembre 2008
Publi� dans: BioSocieties (2008), 3
Review of Andrew Lakoff : Pharmaceutical reason : Knowledge and value in global psychiatry (Cambridge University Press, 2007) (� propos du livre de Andrew Lakoff : La Raison pharmaceutique(Les Emp�cheurs de penser en rond, 2008)

M�dicaliser/d�m�dicaliser : d�velopper l'expertise des patients
Date de publication: Mars 2008
Publi� dans: Cliniques m�diterran�ennes 77
Comment d�monter les m�canismes � l'�uvre dans ce qu'on appelle g�n�ralement, de mani�re pseudo-foucaldienne, la m�dicalisation des probl�mes sociaux ? Il s'agit de suivre le parcours des m�dicaments de leur mode d'invention � leur mode d'entr�e en soci�t�.

Peut-on encore sauver l'industrie pharmaceutique ?
Date de publication: Mars 2008
Publi� dans: Technology Review (�dition fran�aise)

The Birth of Neuroeconomy (en ligne)
Date de publication: Novembre 2007
Publi� dans: Colloque de l'ENSN ( Londres les 12 et 13 novembre)
Intervention faite au colloque de l'ENSN � Londres les 12 et 13 novembre 2007.

*

I am not very sure of the meaning of � neuroeconomy �. But we could agree that we meet here to give a meaning to this word. It is a task to be made, not something already existing.

One of our main problems is the manner psychopharmaceutical drugs are changing, in a tremendous manner, what Michel Foucault called the �psy function�. We now have a neuroeconomy which combines a very powerful industry (the pharmaceutical industry), some very particular commodities (the psychopharmaceuticals), some professions (physicians, psychiatrist, and psychologists) and some experts who are on the verge of different fields of knowledge and propose new mental disorders or new manners to diagnostic them in relation with the psychopharmaceuticals. We have also a more and more important patient advocacy movement whose future needs to be discussed as Nikolas Rose has shown: will they be only �consumers� or will they invent a collective expertise essential for the future of psychiatry?

But there was a moving neuroeconomy before the invention of theses modern drugs beginning in 1952 with chlorpromazine.

I would like to propose here three historical situations which could help us to work on this issue. These three situations are very different not only because they are related to very different conceptions of what we call � neuro �, or to different historical periods, but because it seems that we need different theories to observe them. This is the relation between the analyst and the facts which seem to be of diverse natures in theses three examples.

*

1. The beginning of Chronicity

*

To understand the new situation beginning in 1952, it could be useful to have a look at another period of the history of psychiatry.

The historians of French psychiatry had to solve a problem: to understand a deep change in psychiatry around 1880 (for this period it would be better to talk of alienism). A new idea surged at the end of the century: chronicity. You could find it before, but it was very marginal. From 1880, it became the centre of interest for alienists and in a short period of time it filled 80% of psychiatric textbooks. What happened?

In a paper published in 1971 by Les Annales, Georges Lant�ri-Laura who was a psychiatrist and an historian, proposed a new explanation (Lant�ri-Laura 1972). For him, alienists did not become more perspicacious than their predecessors without reason. He did not accept the idea of an abstract �progress of the reason� isolated from practices. You must find the reasons which allowed the alienists to see things that they did not see before. For what reasons?

Lant�ri-Laura insisted on one point: the idea of chronicity expanded when the law of 1838 compelling each department to build an asylum became a reality in the 70s. In 1873 the Inspection g�n�rale counted 104 establishments (nearly the number of departments).

The asylums were built in the countryside. The internees had to do all the work necessary for the life of the establishment: they tilled, cooked, laundered, and so on. Each asylum had to function with the minimum of cost for the departments and the state. Lanteri-Laura made a comparison between the asylums and the large plantations in the south of the United-States in the slave period. They lived in autarky. He wrote:

�This sort of enterprise could exist only if labour was not rare, if the patients stayed for a long time, particularly the ones who could work; if they went out too quickly it was not profitable for the establishment. The long period of internment took the form of a particular characteristic of this branch of medicine, a natural one, when it was only the result of the conditions of observation. One took the conditions of possibility for the existence of asylums to be a characteristic of mental diseases. The patients are observed in an institution which could maintain itself only if the patients were hospitalised for a long time.�

We must understand that the alienists did not adopt a cynical point of view. They observed the patients in a new different manner and some features which existed before but were not considered important obtained a new status. A new pattern concerning what was a mental illness surged and there were a lot of reasons to consider it to be progress. It was now considered to be cruel to discharge patients not totally normalised. Working could help them.

If you look at the statistics in the main countries, you see the same thing: the numbers of patients in the asylums were in constant progression until 1952. In France you find 110 000 internees in 1940. They were only 59 500 in 1945 but this was because of starvation during the Second World War.

We can understand the logic of the situation. But what happened when this model became inconsistent with the economic conditions in the 30s?

For economic and structural reasons, it was necessary to keep the patients for a long time in asylums. For economic and structural reasons, it was also going to be necessary to find a way to get the patients out.

After the Second World War there was a lot of attempts to get the patients out. Some psychiatrist were convinced that asylums were iatrogenic. They tried new treatments as �institutional psychotherapy� but don�t forget that lobotomy or psychosurgery was the main event. We have very good books on this practise in United-States.

I was for a long time very enthousiastic with the explanation by Georges Lant�ri-Laura. But I think now that it presents a difficulty.

Maybe the weakness of his point of view is that he made his historical approach only in France. Of course, it would be interesting to make comparisons between France and others countries. Take it as an encouragement for other enquiries. But the main problem is about the relation between the economic field and the attitude of the psychiatrist. For Georges Lanteri-Laura, �chronicity� is the counterpart of a new economic system. This is a massive explanation.

How do psychiatrists change their point of view concerning how to determine and treat the troubles of their patients? What is the mechanism which explains the adequacy? How do we obtain a cognitive attitude of the physicians which is coherent with the economics needs? If we refuse, rightly, to consider they were cynics how can we explain they change their manner to see the patients? It seems that the explanation by Georges Lant�ri-Laura goes too fast. We miss a link. May be it relates to a more specific difficulty: can we explain a specific problem (the change of diagnostics) in reference to a general one (an economic situation)? Bruno Latour is very sensitive about such an issue and argues that we should never give general reasons, or structures the power to explain, but follow the imbricated agency of tiny reasons. In a way he proposes to shift from the classical sociology of Durkheim to a new one whose founder could be Gabriel Tarde.

*

2. What differences made psychoanalysis ?

*

I would like to take a second example. What is the � neuroeconomy � of psychoanalysis and how could it help us to better understand its very particular history?

Generally we agree to consider that Freud inherited of hypnotism after his travel in Paris and his encounter with Charcot in La Salp�tri�re. The historians explained how he transformed hypnotism in the cathartic method with Breuer, then in psychoanalysis, which he thought could have much better results with every patients and not only with some patients well chosen like it was the case with hypnotism.

We also know very well that Charcot was not an alienist but a neurologist. He was not in charge of men and women in asylums which originated in the work of Pinel and the project of his main pupil Esquirol. Freud did not established relations with alienists during his travel in Paris.

Edward Shorter (1997) writes: �For several decades, psychiatrists were glad to adopt this theory of illness causation as their own, because it permitted them to shift the locus of psychiatry from the asylum to private psychiatry.� For the first time, analysis opened the road to private practice.

For Shorter, Freud �had privileged access to a group of patients who were especially needy in psychological terms: middle-class Jewish women in families undergoing rapid acculturation to Western European values.� Shorter explains the success of psychoanalysis in the context of �the Jewish emancipation of the nineteenth century, the small-town Jews of the east flocked to the cities of the west, using the high-school diploma as launching pas for careers in the liberal professions�. Psychoanalysis was well adjusted �to the psychological needs of a deracinated group in transition: young middle-class Jewish women who aspired to be like non-Jewish counterparts.�

He adds: �It would be hard to imagine a therapy less appropriate for the needs of people with serious psychiatric illnesses.�

And he can conclude that the decline of psychoanalysis can be explained by �the increasing assimilation of the Jews. They no longer required psychoanalysis as a badge of collective identity because they were no longer affirming themselves. Instead they were becoming like every one else.�

May be the proposal of Shorter is only partial and cannot explain the success of psychoanalysis in a country like France, particularly its transformation by Lacan. Notwithstanding, this explanation is very interesting because, in this case, it is not the �economy� which made a new �neuro� but a new �neuro� which allowed a new economy to flourish.

Maybe we could go further.

Psychoanalysis originated another big change in the field of �neuroeconomy�. The education of psychoanalysts is not a classical one in the universities. Freud considered that psychoanalysis had not to be restricted to physician, but could be �profane�. His daughter, Anna Freud was not a physician. The way to be psychoanalyst is very specific: you must have been psychoanalysed. It�s the only thing which matters. Of course, every professional practising a form of psychotherapy has very often experienced the one he practises. But in the case of psychoanalysis it is something very different. It is not an experiment. It�s a long way and the psychoanalytic institutions have been created to give the guarantee that your personal analysis has been very deep, generally for long years. The community of the other psychoanalysts is only here to check it. The �epidemic� nature of psychoanalysis is very interesting. You can choose any psychoanalyst and you can trace them back to Freud. So, you can draw a very good cartography of psychoanalysis.

It is more an initiation than an education, which explains that to discuss psychoanalysis may be seen as an existential menace: each psychoanalyst has been deeply transformed by his experience. It could be its main efficiency. That has a lot of consequences. I will take only one, namely that it could explain the nature of the resistance of psychoanalysts to the changes in the field of psychiatry.

What is the function of psychoanalysis? A treatment for neurotic patients AND a method to form new analysts. If the first objective disappears, the second one can continue to exist creating a very specific economy outside the field of psychiatry. But, in this case, the possibilities of a discussion between psychoanalysts and others healers (hypnotists for example) becomes very difficult. Psychoanalysis takes the risk to become something like a sect. Some French psychoanalysts assume this position.

*

3. The tremendous change made by the modern drugs

*

I would like now to try to understand the very particular �neuroeconomy� which appears with the psychopharmaceuticals, my main concern.

Everybody knows their tremendous consequence. In the fifties, Ludwig Binswanger told a psychiatrist: �Fritz, with two pills, you destroyed a psychodynamic castle that took me 50 years to build.�

Like their colleagues, after the Second World War, the psychiatrists in Paris� Sainte-Anne psychiatric hospital wanted to find a way to empty the psychiatric hospitals. Without this preoccupation, they would not have conceived the idea that an antihistaminic drug (belonging to the class of phenothiazines used for a long time against allergy: maybe you know by your own experience that they make people sleepy) could be used to calm patients, to be what specialists called a �major tranquiliser�.

The invention of chlorpromazine is not per se an event. Humans always used psychotropic drugs. The important fact is not chlorpromazine. It is the second one: imipramine put on the market a few years later by a Swiss company, Geigy. With imipramine we can understand that chlorpromazine was not another drug like others used before, but the beginning of something we could call a �phylum�, a lineage.

When you compare the chemical structures of imipramine and chlorpromazine, the differences are actually very tiny. This is not surprising: Geigy had the project to make what we call now a chlorpromazine �me-too�. So, they tested molecules very similar to chlorpromazine and which could be easily made. You can learn all about this story in David Healy�s book, The Antidepressant Era (Healy 1997).

But there is an important fact: imipramine was a disappointment. It did not have the effects of chlorpromazine on schizophrenic patients. Clinicians and the pharmaceutical company hesitated for some time: the molecule seemed to have euphoric effect. It �produced an increase in vivacity and a restoration of interest in activities in general and in social interaction in particular.� (Healy 1997). It was the first antidepressant.

With these four facts � chlorpromazine, chemical synthesis of a me-too (imipramine), disappointment, and a new indication � we have all the factors allowing us to understand the new period. Let�s see why. A lot of pharmaceutical companies tried (and it is still the case today) to invent successors to chlorpromazine. How did they conduct research? They didn�t try to test their molecules on schizophrenic or depressed animals (rats, mice and dogs). This is impossible in the present state of the art. They tested them on normal animals. And this is still the case today. They tried to find molecules provoking the same (or, better, nearly the same) effects on the animal�s comportments or on the biochemistry of cellular�s receptors (dopamine for instance) as the first compounds discovered by serendipity.

Something new began in 1952: not chlorpromazine per se, but a new process of testing molecules and inventing drugs which is an open one, from one to the next, with the only concern to obtain only small differences in effects between the new ones and the old ones. It is interesting to observe that all the compounds which could not initiate such a phylum fell in decline (Rauwolfia).

It is a sort of �machinery� which was established in the centre of the psychiatric field. Possibly you know that the philosophers Gilles Deleuze and Felix Guattari used the term �machine� to describe something very similar to my machinery: it produces a phylum, like living species. But more, a �machine� is always in interaction with other machines: �A technical machine, for instance in a factory, interacts with a social machine, an educational machine, a research machine, a marketing machine, and so on.� (Guattari 2007).

We can say that it was a fantastic opportunity for pharmaceutical companies to invent with chlorpromazine a treatment which was not perfect, to say the least. And it is the same history with imipramine and their successors. If these first treatments had been definitive, perfect ones, they could not be the beginning of a phylum.

Now, we can try to understand better how this machine functions. We must take the proposition �machine� seriously and not as a metaphor. This machine produces on one side what I propose to call a �light biology� and on the other, a �light psychology�. �Light biology� is the sum of knowledge, instruments, and technologies concerning living animals, organs, cells, which are used to invent successors. Dopamine is for instance one of these instruments. You know that if you want to create a new compound for schizophrenic patients, it must have an action on dopamine. �Light psychology� takes the place of the psychic apparatus of the psychoanalysts. If you read the DSM you have a good description of this light psychology when it is disordered.

As we saw in the case of imipramine, the machine doesn�t produce absolutely identical products. The new ones have always little differences. The pharmaceutical industry tries to invent molecules which are less potent. They are less potent, so they have fewer side effects, and hence they have a great market quality: physicians do not hesitate to prescribe them to less severe cases. There are plenty of them now.

�Light psychology� and �light biology� act in cooperation. The light psychology gives to physicians a new manner of looking at patients, of questioning and examining them. It makes psychiatric diagnosis easy for general practitioners. We could say that the psychotropic drugs invented since chlorpromazine must transform the physicians first. Then, they transform the patients! We could add something very provocative: the less they have a positive effect on patients, the more they have a positive effect on psychiatrists. They will await the next molecules with impatience! They are caught in the phylum.

Psychiatry went out with the psychiatric wards. General practitioners have now become the main prescribers. There is a big irony in this history: psychoanalysis invented psychiatry out of the asylums, in the cities. But this new psychiatry developed itself tremendously only when the new psychotropics drugs were available.

Each molecule forms a pair with a diagnostic. Each element of the �light biology� is related to an element of the �light psychology�. This little machine can recruit new patients. If you separate them, psychotropic drugs appear as molecules concerning which we know very few things; and the disorders also appear very flimsy.

I would like to conclude with some proposals which could help us to invent the new field of neuroeconomy.

1. My analysis of the role of the drugs in the performation of a new neuroeconomy is very similar to the one proposed by Andrew Lakoff in his book The Pharmaceutical Reason. It implies that the growth of some mental disorders, like depression, cannot be explained by too general patterns, for instance as �a sign of changing cultural models of the self� in relation with �recent social transformations and new personal demands� (I quote Lakoff). With the deleuzian concept of �machine�, we escape the choice between an economic and a neuro determinism.

2. The philosopher Ian Hacking is the author of a very interesting book on the surge of the Multiple Personality Disorder in United-States. He proposes the metaphor of the �ecological niche� to explain the �transient mental illnesses�. I think this metaphor can have a much wider use, not only in the case of transient mental disorders. What makes some medical diagnoses possible and some impossible ? It will oblige us to find in each situation the vectors, the mechanism which explains how something rare (for example the diagnostic of hyperactivity) becomes more and more frequent.

3. A �neureconomy� never pre-exists. It must always be built. We should study attentively the works of Donald Mackenzie or of Michel Callon on the shaping of economies by economics. How economics is producing economies. Kalman Applbaum published a beautiful work �Educating for Global Mental Health: the Adoption of SSRIs in Japan� in the collective book Global pharmaceutical. He explains how �a moralizing rhetoric and mega-marketing program� are necessary to link science and commerce, and make a market.

4. Neuroeconomy must be a place where very different people, historians, sociologists, philosophers, but also physicians, psychologists and patients could work together. Not only for academics proposals but to understand the new world which appears and to be able to act on it. It could be the only manner to fight the disease mongering.

*

References

*

Barrett R. (1996). The Psychiatric team and the Social definition of Schizophrenia. Cambridge University Press, Cambridge.

Guattari F., Rolnik S. (2007). Micropolitiques. Les Emp�cheurs de penser en rond, Paris.

Healy D. (1997). The Antidepressant Era. Harvard University Press, Cambridge (Mass.).

Lakoff A. (2005). Pharmaceutical Reason. Knowledge and Value in Global Psychiatry. Cambridge University Press, Cambridge.

Lant�ri-Laura G. (1972). La chronicit� dans la psychiatrie fran�aise moderne. Annales ESC, 2, 548-568.

Lant�ri-Laura G. (1997). La Chronicit� en psychiatrie. Les Emp�cheurs de penser en rond, Paris.

MacKenzie D., Muniesa F., Siu L. (2007). Do Economists Make Markets? On the Performativity of Economics. Princeton University Press, Princeton and Oxford.

Petryna A., Lakoff A., Kleinman A. (2006). Global Pharmaceuticals: Ethocs, Markets, Practises. Duke University Press, Durham and London.

Shorter E. (1997), A History of Psychiatry. Wiley, New York.


Au nom de la science (en ligne)
Date de publication: Novembre 2007
Publi� dans: La revue internationale des livres et des id�es, n�2
A propos du livre de Sonia Shah : Cobayes humains. Le grand secret des essais cliniques, Editions D�mopolis.

*

Quelles sont les nouvelles du front ?

Mais c�est donc qu�il y a la guerre ?

C�est le sentiment que l�on a apr�s avoir lu le livre de Sonia Shah sur les essais cliniques(1). Les essais cliniques qui permettent de tester un candidat m�dicament contre un placebo (ou contre un m�dicament d�j� sur le march�) se sont industrialis�s, sont de plus en plus souvent confi�s � des entreprises sp�cialis�es et sont en cours de d�localisation vers les pays pauvres. Les grands laboratoires pharmaceutiques ne les font plus eux-m�mes. Ainsi, ils se d�barrassent d�un risque qui n�est pas toujours mineur comme l�ont montr� de r�cents accidents tr�s graves en Grande-Bretagne. Les m�dicaments destin�s aux populations des pays riches sont d�sormais test�s sur les populations de pays africains et asiatiques.

Les pays pauvres ont beaucoup d�avantages. La r�mun�ration des cliniciens est beaucoup plus faible, les comit�s d��thique parfois inexistants, les patients peu exigeants car ils croient avoir, � cette occasion, acc�s � la m�decine occidentale de pointe. A l�inverse, dans les pays riches les patients sont de plus en plus r�ticents � participer � un essai clinique sauf dans les cas o� le nouveau m�dicament ne peut �tre compar� � aucun traitement efficace existant. Les laboratoires pharmaceutiques mettant sur le march� de plus en plus de copies tr�s peu diff�rentes des m�dicaments d�j� existants (les fameux � me-to �), on comprend les r�ticences des patients des pays riches � servir de cobayes.

En revanche, dans les pays pauvres beaucoup d�exp�riences sont possibles car la participation � un essai clinique est souvent la seule possibilit� d��tre soign�e m�me si cela sera de courtes dur�es et si, une fois l�essai termin�, les populations cobayes seront laiss�es � elles-m�mes, sans suivi et sans prise en charge. Mais les patients l�ignorent la plupart du temps quand ils signent un document supposant leur � consentement �clair� �.

Certains chercheurs et industriels aimeraient bien pousser l�avantage encore un peu plus loin. Sonia Shah montre l�importance du d�bat autour de la convention d�Helsinki qui d�finit les r�gles de l�exp�rimentation humaine. Faut-il continuer � exiger que les patients entrant dans un essai clinique re�oivent le � meilleur traitement disponible � ou seulement � le traitement qu�ils auraient eu si l�essai n�avait pas eu lieu � ? Si on adoptait cette derni�re position (pour laquelle des chercheurs prestigieux et des institutions universitaires plaident aujourd�hui), on pourra �tudier l�effet des nouveaux traitements en comparaison avec des patients laiss�s sans soins, dans de nombreux pays du monde. La barbarie aura fait un pas en avant(2). Le pire c�est que ces patients laiss�s sans soins ne le sauront m�me pas : ils seront dans un groupe placebo en toute ignorance gr�ce � la r�gle du double-insu (les patients sont r�partis de mani�re al�atoire entre le groupe placebo et le groupe qui re�oit la mol�cule active � leur insu et � celle des cliniciens). Et une fois l��tude termin�e, les patients des deux groupes seront de toute mani�re renvoy�s dans leurs foyers dans le d�sint�r�t g�n�ral.

1 Mais il n�y a pas seulement le rapport entre pays du nord et pays du sud qui soit un enjeu dans les essais cliniques.

On pourrait s�interroger aussi sur les niveaux d�exigence des autorit�s de sant� aux Etats-Unis et en Europe. Comment peut-il se faire que des m�dicaments (comme le rimonabant mis au point r�cemment par Sanofi-aventis) re�oivent une autorisation en Europe et un refus aux Etats-Unis ? Sauf � penser que lorsqu�ils trouvent un dossier insuffisant ou peu convaincant, les Am�ricains attendent de voir ce qui se passe avec les consommateurs europ�ens. Finalement, c�est peut-�tre un peu na�f de leur part car c�est supposer que le syst�me europ�en de pharmacovigilance (qui est cens� surveiller les effets des m�dicaments une fois sur le march�) est efficace ! Or, rien n�est moins s�r. Le retrait d�un m�dicament dangereux comme le Vioxx en 2005 a �t� �galement initi� par les autorit�s de sant� am�ricaines. Les autorit�s de sant� europ�ennes ont suivi mais elles n�avaient vu aucun des multiples accidents cardiovasculaires (parfois mortels) qui justifiaient ce retrait� Il serait peut-�tre temps que l�OMS mette en place une structure qui enqu�te sur toutes ces situations �tranges o� un m�dicament est consid�r� comme bon dans un pays et mauvais dans l�autre.

Les essais cliniques ne sont pas une pi�ce quelconque dans la vaste machinerie de l�invention m�dicale. Ils en sont la pi�ce ma�tresse. C�est avec eux que s�invente l�essentiel des pratiques de prise en charge dans tous les secteurs de la m�decine. Leur effet s��tend jusqu�� la d�finition m�me des maladies. C�est particuli�rement �vident en psychiatrie o� les troubles mentaux sont r�guli�rement red�finis en fonction de l�action des nouveaux psychotropes. Le trouble de d�ficit de l�attention avec hyperactivit� chez l�enfant et l�adolescent est incompr�hensible sans la Ritaline. Un d�bat en cours aux Etats-Unis illustre bien la mani�re dont s�invente la m�decine moderne : il existe des enfants qui ne s�am�liorent pas avec la Ritaline (ou un autre m�dicament de la m�me classe). On en vient � consid�rer qu�ils ont �t� mal diagnostiqu�s. Les enfants qui ne r�agissent pas positivement � la Ritaline ne seraient pas des hyperactifs mais des hypersensibles. Des psychologues ont commenc� � faire pression pour que ce nouveau trouble soit inclus dans le prochain DSM-V. Il est cerrtain que l�industrie pharmaceutique proposera de tester dans cette nouvelle indication un autre type de m�dicaments psychotropes : les neuroleptiques � faibles doses.

On peut prendre d�autres exemples. Le diagnostic et l�abord du trouble bipolaire (ancienne psychose maniaco-d�pressive) ont accompagn� la d�couverte des effets des stabilisateurs de l�humeur (comme le lithium). Cette pathologie conna�t un renouveau d�int�r�t depuis que les laboratoires pharmaceutiques proposent de la traiter aussi avec des neuroleptiques dits � atypiques � qui ont l�avantage sur les stabilisateurs de l�humeur d��tre prot�g�s par un brevet et, du coup, tr�s chers. De m�me, l�extension fabuleuse de la d�finition des troubles qui peuvent recevoir l��tiquette de � d�pression � reste un myst�re si on ne prend pas en compte les effets de la mise sur le march� de nouvelles classes d�antid�presseurs (les fameux ISRS, inhibiteurs s�lectifs de la recapture de la s�rotonine) aux effets plus l�gers mais avec moins d�effets secondaires et pouvant donc �tre plus facilement prescrits par les m�decins g�n�ralistes. Face � cette � machine � � pour reprendre une expression de F�lix Guattari et Gilles Deleuze � qui refabrique toute la psychiatrie, les autres th�ories et modes de prises en charge comme la psychanalyse n�ont aucune chance de survie(3).

Mais ce n�est pas seulement vrai en psychiatrie, l��volution de disciplines comme la canc�rologie ou le domaine cardiovasculaire montre la m�me chose.

Les essais cliniques se sont raffin�s. Sonia Shah montre bien comment les m�dicaments sont de moins en moins test�s sur la seule question qui vaille vraiment et qui constitue aussi un crit�re imparable : la dur�e de survie. Un antihypertenseur ou un m�dicament contre le cholest�rol ne seront pas test�s sur la dur�e de vie des patients qu�ils sont pourtant cens�s prolonger. Car il ne s�agit pas l� de maladies au sens classique du terme mais bien plut�t de facteurs de risque. L�industrie pharmaceutique ne cherche plus � gu�rir mais � pr�venir. Un antihypertenseur doit vous prot�ger contre un accident cardiovasculaire en r�gulant la pression art�rielle. C�est supposer qu�en r�gulant cette pression, on obtient automatiquement un effet b�n�fique en terme de protection et de dur�e de vie. Or, rien n�est moins s�r. Pour le savoir il faut non pas faire des essais cliniques qui ne durent jamais plus de deux ans (dans le meilleur des cas) mais de vastes �tudes de cohortes qui permettre de suivre des populations pendant 20, 30 ou 40 ans. Qui peut faire ces �tudes ? Certainement pas les laboratoires pharmaceutiques puisque les r�sultats ne seront connus que lorsque le m�dicament ne les int�ressera plus, les brevets ne prot�geant que pendant environ 25 ans (une dur�e qui ne cesse de s�allonger sous des pr�textes divers) leur droit exclusif de commercialisation.

On peut dire que les modalit�s d�une connaissance approfondie des m�dicaments est contradictoire avec la machine �conomique dont ils font partie. On l�a vu r�cemment avec une grande �tude faite par des universitaires am�ricains sur les diff�rentes classes d�antid�presseurs. On dispose maintenant d�un recul suffisant pour savoir quels sont les antihypertenseurs qui garantissent le mieux une vie sans accidents cardiovasculaires et sans d�c�s pr�matur� dus � l�hypertension. A la confusion g�n�rale, il est apparu tr�s clairement que les antihypertenseurs les plus anciens donc les moins on�reux, appartenant � la vieille famille des diur�tiques, sont ceux qui prot�gent le mieux les patients. Remarquons que le m�dicament le plus efficace n�est m�me plus disponible en France (sinon dans une association avec une autre mol�cule). Il n�y a �videmment eu personne pour distribuer aux m�decins le tir�-�-part de l�article rendant compte de cette vaste �tude.

De toute mani�re, un m�dicament qui n�est plus prot�g� par un brevet perd progressivement toutes ses chances dans la comp�tition m�dicale. Il n�est plus l�objet d�essais cliniques ; il n�est plus pr�sent� aux m�decins par des repr�sentants agressifs et il ne fait plus l�objet de publicit� et de publications. Les laboratoires sp�cialis�s dans les g�n�riques ne font que tr�s peu de travail de promotion aupr�s des m�decins car ils concentrent leurs efforts aupr�s des pharmaciens depuis que ces derniers ont un droit de substitution (mais ils n�ont que le droit de substituer la m�me mol�cule aux m�mes dosages). Ils sont aussi tr�s souvent des filiales de grands laboratoires pharmaceutiques et leur strat�gie est d�finie par ces derniers.

Les m�decins sont toujours tent�s d�essayer les nouveaux m�dicaments qui sont pr�sent�s comme plus efficaces que les pr�c�dents. Les m�dicaments ne marchant g�n�ralement au mieux que dans deux cas sur trois, on peut comprendre cette tentation. Ainsi des m�dicaments parmi les plus efficaces tombent progressivement dans l�oubli. L�exemple de la clozapine en est une bonne illustration. Parmi les diff�rents psychotropes, les neuroleptiques sont destin�s � traiter la schizophr�nie. Ce ne sont pas des m�dicaments faciles. Leurs effets secondaires rendent les patients inconfortables, figeant les mouvements, les r�actions et m�mes les pens�es. O� alors, en ce qui concerne les derniers mis sur le march�, ils provoquent des prises de poids spectaculaires et des diab�tes. Cela explique pourquoi les patients ont tendance � rapidement les abandonner. Or, toutes les enqu�tes ont montr� que la clozapine �tait le plus original de tous les neuroleptiques. C�est celui que les patients continuent � prendre le plus longtemps sans �tre g�n�s par des effets secondaires. Mais depuis qu�il est tomb� dans le domaine public et que plus personne n�en d�fend l�usage, sa prescription est de plus en plus marginale.

*

2

*

On nous a beaucoup rab�ch�es les oreilles avec l�id�e que la m�decine des essais cliniques �tait, enfin, une m�decine scientifique. Le livre de Sonia Shah montre que c�est un peu plus compliqu�. Si on voulait comparer l�ensemble des essais cliniques � un � laboratoire � scientifique au sens o� les sociologues des sciences utilisent cette formule, on serait tr�s vite amen� � compliquer la situation. Si le but d�un laboratoire est d�amener dans un espace clos et purifi� des ph�nom�nes qu�il est impossible d��tudier comme tels dans la nature, les essais cliniques ressemblent effectivement � un � laboratoire � scientifique. Il y a n�anmoins un ph�nom�ne qui ne peut pas �tre � rapetiss� � et transport� de cette mani�re dans le laboratoire : c�est le temps. La seule mani�re pour savoir ce qu�un m�dicament fait chez un individu apr�s 10, 20 ou 30 ans de prise, c�est d��tudier une population prenant la mol�cule pendant cette m�me p�riode. Le capitalisme n�aime pas ces longues dur�es.

Ce � laboratoire � a une autre particularit�. Il n�y a pas que des chercheurs dans le laboratoire des essais cliniques. Il y a des industriels qui savent quels segments du march� sont les plus porteurs, des juristes (qui repr�sentent le droit des propri�taires de la mol�cule), des financiers (qui l�ont rebaptis� � pipeline �) qui conseillent les investisseurs sur les mol�cules prometteuses et celles qui le sont moins, des repr�sentants des pouvoirs publics. C�est tout ce petit monde qui va d�cider de la mani�re dont les op�rations doivent se d�rouler et qui donnera une valeur et des prolongements aux r�sultats. Les sociologues des sciences ont propos� d�appeler ce type de laboratoire une � plateforme exp�rimentale � pour le distinguer du � laboratoire scientifique �. Il est destin� � pr�parer l�entr�e en soci�t� de nouveaux produits qui pourront avoir un impact global(4).

Finalement le laboratoire des essais cliniques fabrique � la fois de la science et des op�rateurs qui changent la soci�t�. Les deux sont ind�m�lables. Cela ne veut pas dire qu�il faille ignorer et m�priser les batailles men�es pour que essais cliniques soient faits de mani�re transparente ou accepter passivement que les populations des pays les plus pauvres soient mises au service des populations des pays les plus riches. Au contraire, ceux qui d�fendent la S�curit� sociale devraient un peu plus s�int�resser aux questions techniques et cesser de croire que les � scientifiques � les r�gleront seuls.

Parler de � science � ne pourrait donc bien �tre qu�un moyen pour emp�cher les populations de se m�ler de ce qui est cens� ne pas les regarder. En l�occurrence cela revient � laisser les financiers, les chercheurs, les hommes d�Etat � g�rer secr�tement ce qui d�cide de notre avenir. C�est peut-�tre l� une faiblesse du livre de Sonia Shah. Elle semble parfois trop croire � une science d�sincarn�e qu�il suffirait de prot�ger par des r�gles �thiques strictes alors que nous croyons qu�il faut au contraire la d�senclaver davantage et en faire un sujet de discussion pour tous. Elle �crit par exemple que les essais cliniques � ont convaincu les m�decins occidentaux d�abandonner les m�decines parall�les ou traditionnelles issues d�une sagesse mill�naire qui faisaient passer la saign�e, les vers roul�s dans le miel, la cervelle de chouette, le c�ur de cerf, le poumon de renard, le foie de ch�vre, les cr�nes humains pulv�ris�s ou le sang frais d�un gladiateur chr�tien pour des traitements m�dicaux. � C�est aller un peu vite en besogne. Il n�est pas certain que toutes les m�decines puissent �tre test�es gr�ce � des essais cliniques. Les Chinois ont appris � faire cohabiter leur m�decine traditionnelle (qui ne se laisse pas formater facilement dans des essais cliniques) et la m�decine invent�e en Occident. Ils ont su �viter cette guerre-l�. Car c�est aussi une guerre que nous menons souvent avec beaucoup de suffisance et qui peut se r�v�ler aussi catastrophique que l�autre, celle dont Sonia Shah parle si bien.

*

Notes

(1) Signalons l�importance d�un livre qui s�int�resse � un autre aspect tr�s important des pratiques m�dicales : le diagnostic. Il vient de recevoir le prix du meilleur livre m�dical de l�ann�e d�cern� par la revue Prescrire (seule revue ind�pendante de l�industrie pharmaceutique). Gilbert Welch, Dois-je me faire tester contre le cancer ? Les Presses de l�Universit� de Laval. Ce livre m�riterait une �dition en poche.

(2) Un livre r�cent traite des exp�rimentations sauvages et racistes pratiqu�es aux Etats-Unis jusque dans les ann�es soixante-dix : Harriet A. Washington, Medical Apartheid. The Dark History of Medical Experimentation on Black American from Colonial Times to the Present, Doubleday, 2006.

(3) C�est ce que montre pour la premi�re fois de mani�re d�taill�e un sociologue des sciences : Andrew Lakoff, La Raison pharmaceutique. Un d�fi pour la psychanalyse, Les Emp�cheurs de penser en rond, 2008.

(4) On pourra ce r�f�rer � un nouveau livre passionnant qui fait la sociologie des march� et montre comment les �conomistes � formatent � les march�s et donc inventent l��conomie. Donald Mackenzie, Fabian Muniesa et Lucia Siu, Do Economics Make Markets ? On the Performativity of Economics, Princeton University Press, 2007.


Les patients moins s�dat�s sont-ils plus "encombrants" pour les soignants ? (article en ligne)
Date de publication: Octobre 2007
Publi� dans: Sant� mentale 121
Les neuroleptiques servent-ils � abrutir les patients ?

Tous les soignants savent que les choses sont un peu plus compliqu�es : traiter l�angoisse avec un m�dicament, c�est toujours abaisser le niveau de vigilance, donc utiliser un m�dicament s�datif (c�est bien pourquoi les benzodiaz�pines sont prescrits � la fois comme anxiolytiques et comme hypnotiques, et cela permet de comprendre pourquoi, dans la tradition pharmacologique am�ricaine, on parle de � tranquillisants � en g�n�ral, en pr�cisant � majeurs � quand il s�agit des neuroleptiques). Il est tout aussi �vident que calmer un patient angoiss� c�est, du m�me coup, soulager l�environnement du patient (sa famille ou les autres patients intern�s, le personnel soignant) en essayant de rendre plus g�rables des comportements ing�rables.

Les t�moins des premi�res utilisations de la chlorpromazine � l�h�pital Sainte-Anne, rappellent toujours leur surprise devant des services jusqu�alors peupl�s de patients extr�mement agit�s, soudain devenus calmes.

La mise � en ordre � d�un service ne rel�ve pas seulement d�une strat�gie disciplinaire au sens �troit du terme, mais vise aussi � garantir la s�curit� du patient et de la collectivit� dans laquelle il vit. Plus les services hospitaliers ont des probl�mes d�encadrement et plus les patients g�nants risquent d��tre s�dat�s pour de mauvaises raisons. Dans un livre o� Philippe Cl�ment raconte son exp�rience d�infirmier psychiatrique, ce genre de situation fait partie du quotidien de l�h�pital :

� Je jette un �il � l�int�rieur de la chambre d�isolement (�). Je devine son visage quand il tourne la t�te dans notre direction. Un visage blanc comme un linge, aux traits ravag�s par l�angoisse et probablement les hallucinations. Le seau hygi�nique a �t� renvers�, urine et excr�ments sont r�pandus sur le sol. L�homme est nu, accroupi dans un coin de ce qu�il faut bien appeler une chambre, faute de mieux et parce qu�elle c�est ainsi qu�elle est officiellement consid�r�e. En proie � une sorte de fr�n�sie, il gratte le bas du mur avec ses ongles pour d�tacher des morceaux de peinture jaun�tre qui s��caille visiblement avec une grande facilit�, puis il les porte � sa bouche et les mastique quelques secondes avant de les avaler (1). �

Dans ce cas pr�cis, la prescription de m�dicaments s�datifs ayant due �tre arr�t�e pour des raisons m�dicales, il faudra recourir � la contention physique�

Pour faire parler ou pour faire taire ?

Un psychiatre psychanalyste pourrait opposer son mode de prescription � celui d�un psychiatre classique, en expliquant qu�il prescrit � pour faire parler les patients, alors que ses coll�gues prescrivent pour les faire taire �. L� encore, cette vision des choses est un peu trop simple. Il est � peu pr�s certain que les psychiatres de formation psychanalytique ne prescrivent g�n�ralement pas les m�dicaments comme les psychiatres de tendance biom�dicale. Pour les psychanalystes, le point de d�part est la d�termination de la structure du patient : n�vrotique, psychotique ou perverse. Et la prescription d�un neuroleptique dans le cas d�une structure psychotique semble souvent aller de soi. La � forclusion du Nom-du-P�re �, qui serait au c�ur de toutes les psychoses, n�est pas ce qui permet de d�terminer au premier abord, ce dont souffre un patient. C�est une notion qui vient toujours apr�s que l�on ait d�j� pos� un diagnostic, et celui-ci n�est finalement possible qu�en recourant aux descriptions ph�nom�nologiques de la psychiatrie la plus classique. La psychanalyse se trouve dans la situation paradoxale de d�fendre la vieille psychiatrie � d�faut d�avoir pu la r�inventer. On ne trouve pourtant pas beaucoup d�autres raisons de le faire : cette psychiatrie dite classique a tr�s vite �puis� ses effets positifs, si elle en a eu, et a �t� � l�origine d�un des derniers grands �pisodes de barbarie m�dicale avec les lobotomies. On ne trouve nulle part ailleurs d��loges aussi flamboyants de la � psychiatrie classique � que dans les textes des psychanalystes lacaniens. Cette question de la primaut� de la structure a de nombreuses cons�quences. Quand la psychiatrie nord-am�ricaine �tait encore sous l�influence dominante de la psychanalyse, elle voyait des schizophr�nes partout. Une fameuse �tude men�e en 1972 a �t� un r�v�lateur : deux groupes de malades hospitalis�s � Londres et � New York sont examin�s par une �quipe mixte de psychiatres am�ricains et britanniques. Il en ressort qu�un malade a deux fois plus de chance d��tre diagnostiqu� schizophr�ne par un psychiatre am�ricain que par un psychiatre anglais et deux fois plus de chance d��tre diagnostiqu� d�prim� quand il est examin� par un psychiatre anglais.

Or, le diagnostic de schizophr�nie implique la prescription d�un neuroleptique� dont les effets secondaires font que le patient ressemble de plus en plus � un schizophr�ne ! C�est aussi un diagnostic qui d�favorise le patient : l��quipe soignante attend beaucoup moins d�un patient diagnostiqu� � schizophr�ne � que d�un patient diagnostiqu� � d�prim� � et cela n�est pas sans cons�quences sur son devenir et son mode de r�insertion sociale.

On a beaucoup accus� la psychiatrie biologique d��tre r�ductionniste, de ne pas prendre en compte le patient dans sa totalit�, dans toute son humanit�. Ici, le compliment pourrait �tre retourn� : la psychiatrie biologique, dans l�incapacit� d�identifier une origine biologique ou g�n�tique aux diff�rents troubles mentaux, a plut�t fait prolif�rer les diagnostics depuis qu�elle a abandonn� les notions de n�vrose et de psychose. Et les patients pourraient bien ne pas avoir � se plaindre d�une situation o� un nouvel optimisme th�rapeutique a �t� le r�sultat de cet abandon et de la rupture avec la psychiatrie classique rendue possible par les m�dicaments invent�s dans le sillage de la chlorpromazine � partir de 1952 (trop souvent consid�r�e par les psychanalystes comme de � la science �, ce qui en est fait fort peu comme nous avons essay� de le montrer ailleurs mais ce qui ne peut que r�jouir les ennemis m�mes de la psychanalyse qui voient leur propre discours pris au mot) (2).

Un patient atteint d�un trouble bipolaire peut parfois �tre diagnostiqu� schizophr�ne. La prescription d�un neuroleptique est souvent, dans un tel cas, un d�sastre. A l�inverse, le prescripteur qui t�tonne, qui va d�abord poser le diagnostic le plus favorable au patient (en mati�re de pronostic) et faire une prescription qui lui permettra de valider ou d�invalider ce premier diagnostic, n�a rien d�un � r�ductionniste � mais pourrait, au contraire, correspondre � une nouvelle d�finition du bon prescripteur.

L�id�e qui a port� la psychiatrie biologique, toutes ces derni�res ann�es, est celle de la � sp�cificit� � : des m�dicaments pr�cis pour des troubles pr�cis. Mais tous les espoirs de pouvoir poser les diagnostics gr�ce � des tests bas�s sur de nouvelles connaissances g�n�tiques se sont r�v�l�s vains. Loin de condamner les psychotropes et les usages dont on est toujours en train de faire l�apprentissage, cet �chec ne devrait pas emp�cher un nouveau savoir psychiatrique de se d�ployer.

On pourrait objecter que d�sormais tout le monde est d�accord pour combiner psychoth�rapie et m�dicament. Pourtant, il se pourrait bien que les m�dicaments ajout�s � une psychoth�rapie ne soient pas du tout l��quivalent d�une psychoth�rapie ajout�e aux m�dicaments. Ni la psychoth�rapie, ni les m�dicaments prescrits ne sont les m�mes dans ces deux situations.

La gestion autonome des m�dicaments

Le savoir psychiatrique appara�t donc bien fragile : ni un background psychanalytique, ni les connaissances issues des neurosciences ne nous donnent la garantie d�un usage des psychotropes qui se fasse uniquement dans l�int�r�t des patients et non pas dans celui des �quipes soignantes ne voulant pas �tre trop perturb�es.

Qui peut mieux en d�cider que les patients eux-m�mes ?

L�exp�rience faite au Qu�bec sous le nom de � Gestion autonome des m�dicaments � est tout � fait passionnante. J�ai pu assister au d�but de l�ann�e 2007 � un congr�s � Montr�al qui a r�uni plus de 500 personnes (� l��chelle fran�aise, cela aurait repr�sent� plus de 2 500 personnes�), dont la moiti� �tait des intervenants en sant� mentale et l�autre moiti� des patients. Pendant plusieurs jours, tout le monde a travaill� en commun en assembl�es pl�ni�res et en commissions. Il ne s�agissait pas de patients souffrant de troubles psychologiques l�gers mais de patients atteints des pathologies consid�r�es comme graves. L�id�e qui s��laborait l�, c�est qu�il appartient au patient, en derni�re instance, de d�cider quels sont ses objectifs et de pouvoir exiger le changement de son traitement, ou du dosage, sans que le m�decin prescripteur n�ait le droit de r�agir en lui demandant � d�aller voir quelqu�un d�autre s�il n�est pas content �.

C�est l� la garantie ultime que les m�dicaments psychotropes dont on sait qu�ils ne sont jamais prescrits pour des raisons biologiquement fond�es, ne soient pas utilis�s pour se d�barrasser des patients encombrants.

Cette irruption du patient sur la sc�ne de la prescription change l�environnement qui est celui du m�decin prescripteur. Cet environnement est actuellement extr�mement pauvre : il est pour l�essentiel constitu� par les donn�es fournies par les laboratoires pharmaceutiques. M�me les �changes entre psychiatres se font pour l�essentiel sous l��gide de l�industrie pharmaceutique. Dans un tel cadre les psychiatres savent bien que les m�dicaments dont ils disposent sont insatisfaisants, mais ils n�ont d�autre ressource que d�attendre la mise au point du nouveau neuroleptique ou du nouvel antid�presseur qui promet d��tre meilleur que les pr�d�cesseurs. Et ainsi, de toujours essayer la derni�re mol�cule propos�e.

L�irruption des patients pourrait bien blesser le narcissisme m�dical en faisant de la connaissance sur le m�dicament une connaissance partag�e. Encore faut-il que les patients soient en mesure de produire des connaissances sur les m�dicaments et ne soient pas, � leur tour, instrument�s par les laboratoires qui ne r�vent que de publicit� directe vers des patients transform�s en consommateurs.

L�exemple qu�b�cois montre qu�il faut remplir plusieurs conditions pour rendre cela possible. Il faut d�abord des associations de patients qui soient un cadre d��laboration et d��change sur ce que font les diff�rents m�dicaments. Pour cela il faut des investissements financiers importants. Cela passe aussi par la cr�ation de fili�res professionnelles d�encadrement des patients en milieu ouvert par d�anciens patients. C�est ainsi que la connaissance des patients peut vraiment �tre valoris�e et utilis�e par le syst�me de soins.

Ainsi, les patients moins s�dat�s ne seront pas � encombrants � pour les soignants mais des auxiliaires indispensables � l�invention de bonnes pratiques de prescription.

*

(1) Philippe Cl�ment, Bienvenue � l�h�pital psychiatrique !, Les Emp�cheurs de penser en rond, Paris, 2007.

(2) On lira sur ce sujet l�incroyable enqu�te men�e par Andrew Lakoff, La Raison pharmaceutique, Les Emp�cheurs de penser en rond, 2008 (� para�tre en janvier 2008).


Le placebo comme explication
Date de publication: Juin 2007
Publi� dans: Journal de m�decine traditionnelle chinoise, 3 (2)

La cause placebo (article en ligne)
Date de publication: Mai 2007
Publi� dans: Le livre collectif : Le Placebo dans tous ses �tats. Actes du Colloque tenu � Lyon le 22 mars 2007 (Jacques Andr� Editeur)
Texte int�gral :

J�ai �crit il y a quelques ann�es un article qui s�intitulait � L�effet placebo n�existe pas � (voir sur ce site dans la rubrique : Textes � disposition). Il traduisait ma mauvaise humeur devant les diff�rentes mani�res de se r�clamer de l�effet placebo pour expliquer toutes les pratiques m�dicales non conventionnelles. Je voudrais tenter de prolonger et d�argumenter cette affirmation qui va � contre-courant.

Mais avant cela, je voudrais reprendre une histoire que Freud publie en 1910 sous le titre � A propos de la psychanalyse dite sauvage � et que l�on trouve dans son recueil de textes intitul�s La Technique psychanalytique. Consid�rez-le comme une sorte d�exergue � cette intervention. Freud raconte qu�il a re�u la visite d�une femme, affol�e par les raisons que son m�decin habituel vient de lui donner concernant son �tat d�anxi�t�. Ce serait pour des raisons sexuelles (elle vient de divorcer), et il lui a conseill� soit de reprendre son mari, soit de prendre un amant, soit de se masturber. Devant sa surprise, ce m�decin lui a expliqu� que c��tait gr�ce � la psychanalyse que l�on �tait d�sormais capable de dire cela. Accompagn�e d�une amie, la patiente est donc venue v�rifier aupr�s de Freud lui-m�me. Elle l�adjure d�affirmer que son m�decin s�est tromp�.

Comment Freud va-t-il r�agir face � ce cas de psychanalyse sauvage ? Est-elle nuisible et � qui ? Freud �crit :

� � dire vrai, les analyses sauvages nuisent plus � la cause de la psychanalyse qu�� leurs malades. J�ai souvent constat� qu�un traitement maladroit de ce genre, finissait souvent � pas toujours � par donner de bons r�sultats, m�me s�il commen�ait par une aggravation de l��tat de malade. Une fois que le malade s�est suffisamment plaint de son m�decin et qu�il se sent capable d��chapper � l�influence de celui-ci, ses sympt�mes s�att�nuent � ou bien il finit par prendre une d�cision capable de h�ter sa gu�rison. L�am�lioration s�est donc produite �d�elle-m�me� ou encore se voit attribu�e � quelque traitement tr�s anodin appliqu� par un nouveau m�decin � qui le malade s�est r�cemment adress�. Dans le cas de la dame qui se plaignait de son m�decin, je croirais volontiers que, malgr� tout, la psychanalyse sauvage avait plus fait pour elle que n�importe quel pontife notoire qui lui aurait d�clar� qu�elle souffrait d�une �n�vrose vasomotrice�. [�] Toutefois ce m�decin s�est nui � lui-m�me [�] �

Selon Freud, la cause de la psychanalyse tout comme la cause m�dicale, peuvent donc ne pas co�ncider avec l�int�r�t des patients et le praticien doit savoir choisir. Il ne suffit pas de gu�rir, il faut savoir si le patient a gu�ri pour ce que l�on pourrait appeler � la suite d�Isabelle Stengers, de bonnes ou de mauvaises raisons .

� Placebo �, � effet placebo �

C�est dans ce contexte qu�il me semble int�ressant d�interroger ce que nous entendons par placebo. La formule � effet placebo �, et m�me le mot � placebo �, ne sont-ils pas employ�s par nous imprudemment ? Sommes-nous s�rs qu�ils sont bien adapt�s pour exprimer, non pas ce que nous souhaitons dire, mais pour t�moigner honn�tement des ph�nom�nes que nous avons observ�s ? En un mot, est-ce que l�on ne va pas trop vite en utilisant ces mots qui signifient � je plairais � et � il y a un effet qui r�sulte du fait que je plais � ? Pourquoi cela serait-il �vident ? Cela a-t-il �t� d�montr� ?

On pourrait donner un sens philosophique � l�effort qui va �tre le mien, en disant que je voudrais remplacer un � rationalisme press� � par un � pragmatisme prudent �.

La premi�re chose � faire serait donc d�employer un terme plus g�n�ral, moins construit, moins format� que celui de placebo. Il me semble d�ailleurs que ceux que l�on a appel�s les � r�formateurs th�rapeutiques � qui ont progressivement aux �tats-Unis mis au point les m�thodologies des essais cliniques, n�ont pendant longtemps pas parl� de placebo mais de � patients non trait�s �. Ce n�est qu�avec la sophistication toujours plus grande de ces essais que l�on a �t� amen� � utiliser le mot de placebo (� partir de 1958, semble-t-il). Il serait int�ressant que les historiens �tablissent pr�cis�ment ce moment et ses raisons. Je proposerai tout simplement de remplacer � placebo � par � substance inerte �. On aura ainsi ralenti le raisonnement. Je proposerai plus loin de proposer �galement une autre notion pour parler de l�effet placebo. Sinon, certains pourraient se sentir le droit de dire que � effet placebo � n�a pas finalement un statut �pist�mologique beaucoup plus solide que des formules qui sont employ�es dans certains secteurs de la m�decine comme, par exemple, � m�moire de l�eau �, ce qui ne manquerait pas d�humour.

L�effet placebo a �t� imm�diatement assimil� � un � effet blouse blanche �, ou � un � effet m�decin �. C�est un glissement hasardeux. Plusieurs choses l�illustrent. Ainsi, on consid�re souvent que l�utilisation d�un placebo impur (par exemple un anticholinergique qui ne franchit pas la barri�re h�mato-enc�phalique dans le cas des �tudes des effets des antid�presseurs qui induisent une s�cheresse de la bouche) pourrait peut-�tre augmenter cet effet placebo. Mais, il faut bien reconna�tre alors que cette augmentation d�effet est, dans ce cas, totalement ind�pendante du m�decin prescripteur : l�effet m�decin s�est donc �vanoui et on en revient � la substance soumise � un test.

En revanche, il est int�ressant de constater que l�on n�a jamais r�ussi � d�finir une seule caract�ristique propre � certaines consultations cliniques qui permettrait d�augmenter l�effet placebo ; quand on interroge les personnes qui emploient de mani�re positive cette formule d�effet placebo, on ne sait jamais si l�importance de l�effet placebo d�pend du clinicien et de ses mani�res d�agir ou du patient et des traits psychologiques qui le singularisent. Sans aucune rigueur, on argumente tour � tour en faveur du premier ou du second.

Il y a finalement assez peu de chances pour qu�il y ait une r�alit� quelconque saisissable derri�re toutes les affirmations sur un effet placebo, dont la seule caract�ristique stable est son instabilit� . Il s��chappe de tous les c�t�s ; il est la plus insaisissable des choses. Il ne s�agit pas ici de nier l�existence de ph�nom�nes d�influence qui peuvent agir sur un patient, mais de combattre l�id�e qu�ils vont de soi, que tous les m�decins seraient capables de les induire, qu�aucun savoir technique particulier ne serait n�cessaire pour gu�rir en utilisant cette influence. Il s�agit de dire aux m�decins qu�ils ne peuvent pas, dans le m�me temps, disqualifier les techniques th�rapeutiques qui semblent reposer sur l�influence (par exemple, les gu�risseurs), et affirmer qu�ils savent faire la m�me chose, sans connaissances particuli�res. Il s�agit aussi de mettre en cause la th�orie dite psychosomatique qui va avec et qui est bas�e sur beaucoup trop de postulats. J�y reviendrai plus loin.

Un second type d��tude a �t� sugg�r� par certains : dans une premi�re phase d�un essai clinique, on donnerait un placebo aux patients des deux groupes afin d��liminer les placebo-r�pondeurs. On mettrait ainsi en �vidence dans la seconde phase de l��tude, de mani�re plus pure, la nature de l�effet biologique d�une mol�cule. L�, on ne fait pas tant l�hypoth�se d�un effet blouse blanche que de caract�ristiques propres � certains patients qui leur permettraient de gu�rir spontan�ment. Il faut se rappeler aussi que c�est bien parce qu�aucune constante psychologique n�a pu �tre mise en relation avec cette capacit� � gu�rir (ou � �tre am�lior�), qu�on a imagin� ce proc�d� empirique.

Mais il se trouve que ces deux propositions, aussi bien l�utilisation d�un placebo impur qu�une pr�-�tude, sont sans int�r�t pratique car tous ceux qui organisent les essais cliniques se fichent pas mal des raisons pour lesquelles un m�dicament marche. Le principal, c�est qu�il marche. Et s�il ne marche qu�� condition d�avoir �limin� certains patients au cours de cette pr�-�tude, il n�existera pas de raisons suffisantes pour le mettre sur le march�. Ce type d��tudes serait m�me nuisible : ce que l�on cherche � obtenir avec une �tude clinique, c�est une image la plus fid�le possible de ce qui se passera avec le m�dicament une fois qu�il sera � l�ch� sur le march� �, dans la soci�t�. Il n�est pas destin� � un march� dont auraient �t� �limin�s les placebo-r�pondeurs ou ceux qui gu�rissent pour de mauvaises raisons !

Le dispositif m�dicament contre placebo n�est pas un dispositif scientifique au sens propre du terme (au sens o� il ne nous dit jamais rien des raisons pour lesquelles un m�dicament marche ou ne marche pas) mais seulement un appareillage technique. Et, il est peut-�tre tr�s int�ressant de distinguer les deux. Cela ne fait qu�appara�tre plus �vidente la pr�somption qu�il y a � parler d�� effet placebo � comme si nous savions alors de quoi nous parlions, comme si le dispositif dans lequel nous utilisons le � placebo � et dans lequel un � effet placebo � est cens� appara�tre, nous disait de quoi il s�agissait, nous autorisait � �tre son porte-parole au sens o� les scientifiques sont les porte-parole des ph�nom�nes qu�ils r�ussissent � mettre en �vidence gr�ce � un montage exp�rimental. Il me semble, � l�inverse, que l�on peut dire que ce qui est appel� de mani�re pr�somptueuse � effet placebo �, est une sorte d�angle mort (excusez-moi cette m�taphore automobilistique) des �tudes cliniques. N�est-il pas surprenant, pour ceux qui croient pouvoir en parler comme d�un fait assur�, que les centaines de milliers d��tudes cliniques qui ont �t� r�alis�es dans tous les domaines de la m�decine o� on a test� des m�dicaments depuis la fin des ann�es cinquante, ne nous aient strictement rien appris d�int�ressant sur l�effet placebo ? Sinon qu�il existait, de mani�re variable (et cette variation est le plus souvent ind�finie) des gu�risons ou des am�liorations dans le groupe t�moin ? Mais de quoi ces gu�risons t�moignent-elles ?

Je n�irai pas en chercher la preuve tr�s loin. Il suffit d�ouvrir le dernier num�ro (f�vrier 2007) de la revue Prescrire pour lire � la page 115 :

� La majorit� des infections par papillomavirus humains sont latentes ou transitoires, et la plupart des l�sions cons�cutives � ces infections r�gressent spontan�ment. M�me dans le cas d�infections par des g�notypes de papillomavirus humains � potentiel canc�rog�ne �lev�, seules certaines des l�sions persistantes �voluent vers des cancers invasifs, ce qui souligne l�intervention de cofacteurs favorisant une transformation maligne. �

Dans le m�me num�ro de cette revue (page 120) on lit encore :

� On estime qu�en l�absence de traitement, 50 � 70 % des cystites aigu�s simples gu�rissent spontan�ment, apr�s avoir �t� le plus souvent symptomatiques pendant plusieurs mois. [�] Ainsi dans un essai randomis� en double aveugle pivm�cillinam, un antibiotique, versus placebo, 288 femmes qui avaient une cystite aigu� simple ont �t� trait�es par placebo et suivies pendant 7 semaines. Parmi ces femmes, 42 % sont sorties de l�essai en raison d�une persistance des sympt�mes et ont �t� trait�es par antibiotique. Apr�s 8 � 10 jours sous placebo, 27 % �taient asymptomatiques sans antibioth�rapie, avec gu�rison bact�riologique dans environ la moiti� des cas. Apr�s 5 � 7 semaines, 31 % �taient asymptomatiques sans antibioth�rapie, avec gu�rison bact�riologique dans deux tiers des cas. �

Tout cela pourra para�tre banal aux yeux de m�decins praticiens. Si on n�avait pas �t� dans le cas d�une maladie infectieuse, on aurait sans doute utilis� la formule � effet placebo � ce qui n�a pas �t� fait ici, et � juste raison. Peut-�tre est-on moins pr�tentieux dans les maladies infectieuses� Ceux qui nous parlent de l�effet placebo comme d�un fait �tabli, �vitent g�n�ralement de prendre des exemples dans les maladies infectieuses. L�, on cherche g�n�ralement d�autres explications. C�est pourtant dans ce type de pathologies que les �tudes cliniques contre placebo sont n�es et ont montr� leur puissance.

Ces �tudes montrent seulement qu�un ph�nom�ne plus ou moins inattendu s�est produit. Si c�est aller trop vite que de l�appeler effet placebo, comment pourrait-on l�appeler ? Je crois que la formule la plus juste serait ici : � capacit� du corps � gu�rir �. Je m�excuse de devoir en passer par une telle banalit� mais je crois qu�elle pourrait s�av�rer salutaire.

Cette formule me semble bien refl�ter ce que les �tudes contre une substance inerte nous donnent le droit de dire sans qu�une interpr�tation trop rapide y soit ajout�e sans en avoir l�air. La notion de � capacit� du corps � gu�rir � n�exclut rien : ni un �ventuel effet de suggestion d� � la consultation que l�on n�a pas de raisons d�exclure, ni les gu�risons normales, spontan�es, qui auraient eu lieu de toute fa�on. On sait que dans le cas des antibiotiques, leur action n�est compr�hensible que combin�e � cette � capacit� du corps � gu�rir �, � laquelle ils donnent une sorte de coup de main. La notion nous �vite aussi d�adopter sans r�fl�chir un raisonnement dualiste qui est li� de mani�re indissociable � la notion d�effet placebo, o� on subodore que c�est un effet psychique qui est � l�origine d�un effet somatique, ce qui ne correspond pas � ce que nous savons de l�action des antibiotiques.

D�une mani�re g�n�rale, l�explication par l�effet placebo renvoie � une th�orie psychosomatique qui est ici tr�s bizarre puisqu�il ne se passe justement rien qui soit rep�rable dans le psychisme, rien sur lequel nous puissions nous arr�ter un peu, rien que nous puissions commencer � d�crire. Il n�y a m�me pas cette ambigu�t� sur laquelle s�est pench� William James dans son Pr�cis de psychologie : est-ce que je fuis parce que j�ai peur, ou est-ce que j�ai peur parce que je fuis ? La fuite n�est-elle pas un acte r�flexe avant toute repr�sentation mentale possible ? Dans notre cas, o� nous constatons un changement corporel (une gu�rison ou une am�lioration) non accompagn�e d�un ressenti psychologique, il n�y a m�me pas l�ambigu�t� qui existe dans le cas des �motions. Ce pourrait �tre quasiment une v�rification � l�extr�me de la th�se de William James (les �motions sont dans le corps avant toute repr�sentation mentale) : le corps est capable de changements sans ressenti, ni avant ni apr�s. Sans construction de quelque chose de � psychique �, sans �tat mental particulier, sans repr�sentation. Pourquoi la capacit� du corps � gu�rir, dont on peut accepter l�id�e qu�elle est amplifi�e (parfois) avec la prise d�une substance inerte, ne correspondrait-elle pas � un souvenir du corps de sa capacit� � gu�rir issue d�une exp�rience pr�c�dente de prise d�un m�dicament ? Sans qu�il n�y ait besoin d�une repr�sentation mentale ?

J�ai le sentiment que cette capacit� du corps � gu�rir spontan�ment est de plus en plus ignor�e par la m�decine moderne. On ne peut pas, ici, ne pas penser � la mani�re un peu folle dont on lance des op�rations de d�pistage pr�coce sans s�interroger sur cet enjeu. Ainsi, si on dit que 40 % des patients du groupe t�moin gu�rissent par effet placebo, on peut simultan�ment penser qu�on a eu raison de les faire entrer dans la machine m�dicale. En revanche, si on dit qu�il y a eu 40 % de gu�risons spontan�es, qui auraient eu lieu sans aucune intervention m�dicale, l�enjeu se complique. On peut d�j� en conclure que la notion d�effet placebo nous simplifie donc la vie, mais il n�est pas certain que ce soit � l�avantage des patients. La notion d'effet placebo englobe tout ce qui ne rel�ve pas de l'action de la th�rapeutique mais, du m�me coup, elle annexe � la m�decine toutes les formes de gu�rison ! On n'a plus aucun droit de gu�rir pour d'autres raisons. "Tout d�pend de nous, m�me ce qu'on n'est pas capable d'expliquer", tel est le message qui est envoy� avec la notiopn d'effet placebo.

On pourrait s�interroger dans le domaine du cancer. C�est un domaine o� les outils de d�pistage pr�coce sont de plus en plus efficaces. On peut d�sormais d�pister des cancers qui ne sont pas plus gros qu�un point typographique. Mais �volueront-ils vers des formes qui justifient une lourde prise en charge m�dicale (ne serait-ce qu�une biopsie qui peut �tre traumatisante) ? Si on cr�e des groupes de patients pour tester des traitements et que l�on renvoie toutes les �volutions, non dues � un traitement, � l�effet placebo, alors on ne se pose plus les bonnes questions. On s�est aveugl�. Il y a un exemple tr�s pr�cis : celui du neuroblastome chez l�enfant. On s�est rendu compte au cours d�une �tude japonaise que plus de 80 % des cas de neuroblastomes d�pist�s de mani�re pr�coce chez l�enfant gr�ce � de nouveaux outils, gu�rissaient spontan�ment. Et qu�il n��tait donc pas juste d�intervenir m�dicalement de mani�re pr�coce. Il faut seulement surveiller les patients ainsi d�pist�s. Dans le cancer, on h�site plus qu�en psychiatrie � utiliser l�argument de l�effet placebo et c�est tant mieux. Le probl�me est davantage dans la difficult� de mesurer l�int�r�t des traitements comme les op�rations chirurgicales (il est impossible d�imaginer la syst�matisation d�op�rations chirurgicales placebo. Celles-ci ne peuvent �tre qu�anecdotiques). C�est plus difficile que dans le cas d�un m�dicament.

Je pense qu�il faut garder cela en t�te quand on passe � un domaine comme celui de la d�pression. Le d�pistage pr�coce permettra �videmment de d�tecter un nombre croissant de cas. Mais la bonne question est de savoir combien auraient gu�ri spontan�ment. Comment le savoir si on renvoie syst�matiquement les gu�risons � un effet placebo et non pas � une capacit� du corps � gu�rir ? La notion m�me d�effet placebo fait dispara�tre les gu�risons spontan�es (elle les compte � son profit) et justifie de faire entrer les patients dans la machine m�dicale puisque c�est l�endroit o� il va pouvoir produire ses effets dans le meilleur environnement et avec le moins de d�g�ts possibles. Ne vaut-il pas mieux un � effet placebo � produit par un m�decin que le m�me effet produit par un charlatan ?

On voit bien comment les mots que l�on choisit � � effet placebo � ou � capacit� du corps � gu�rir � � sont importants, comment ils dictent des attitudes, et m�me des programmes, qui peuvent �tre tr�s diff�rents, voire oppos�s. Le d�bat que nous avons est donc un d�bat pratique et non pas un exercice intellectuel vain.

Mais in fine, on pourrait sans doute me retourner l�argument pragmatiste : les exp�rimentateurs ont sans doute des raisons tr�s pr�cises d�avoir mis au point les m�thodologies qui sont communes � tous les essais cliniques bien men�s. Et parmi celles-ci, � le double aveugle � est une chose acquise. S�il n�y a pas d�effet placebo, pourquoi les exp�rimentateurs tiennent-ils absolument � rendre les deux groupes de patients � aveugles � ? La question est int�ressante et oblige � se demander s�il n�existe pas une autre raison, plus s�rieuse, qui justifie ce proc�d�.

Les r�sultats seraient-ils diff�rents si les patients savaient qu�ils prennent une substance ou qu�ils ne prennent qu�une substance inerte ? Pas forc�ment ; en tout cas, ce n�est pas d�montr� s�rieusement. Je crois que les deux choses sont largement d�li�es. Je me souviens d�une patiente que le docteur L�on Chertok (c��tait un bon technicien de l�influence) avait hypnotis�e avant de lui appliquer une pi�ce de monnaie sur le bras en lui sugg�rant que cette pi�ce chaude allait la br�ler. La patiente d�veloppait une cloque. Quand on l�interrogeait sur la � croyance � qui aurait d� accompagner ce ph�nom�ne physique, elle expliquait qu�elle avait toujours tr�s bien su que � jamais le docteur Chertok ne se serait amus� � la br�ler �, qu�elle avait toujours su que la pi�ce �tait froide. L�influence ne passe donc pas, comme on le croit un peu trop souvent, par la croyance. Tobie Nathan a montr� que dans les soci�t�s traditionnelles, le plus souvent les patients ne croient � rien : ils attendent de voir pour �tre convaincus .

Alors pourquoi le � double aveugle � ? Ce qui est important et pourrait largement suffire � justifier la dissimulation, c�est que c�est la seule mani�re de faire accepter la m�thodologie d�une �tude comparative aux patients, d��viter leur r�volte (le statut inacceptable de patient � non trait� �). Les patients ne doivent pas savoir qu�ils re�oivent une substance inerte, sinon ils risqueraient de ne pas accepter la discipline, de ne pas se soumettre au protocole. Pour de multiples bonnes raisons, les patients du groupe non trait�s deviendraient ing�rables et inobservables (� pensez-vous que ce dont je souffre n�est pas grave, que c�est dans ma t�te, que je suis hyst�rique, puisque vous ne me donnez pas le traitement actif ? �). Il est tr�s diff�rent pour les patients d�accepter l�incertitude qui est consubstantielle � une �tude en double aveugle et de savoir que l�on est mis en connaissance de cause dans un groupe placebo. Le double aveugle n�a donc pas besoin d��tre justifi� par un soi-disant effet placebo pour �tre indispensable, mais par la n�cessit� d�avoir des patients dociles pr�ts � se soumettre � un type d�exp�rimentation qui les transforme, il faut bien le reconna�tre, en cobayes. Le double aveugle cr�e un secret (qui prend quoi ?) et ce secret permet d�obtenir un groupe de patients disciplin�s. La notion d�effet placebo a donc un nouvel avantage : elle rend possible une justification du double aveugle pour autre chose que ce qu�il est, c�est-�-dire obtenir des patients soumis ; l�emploi de la formule � effet placebo � permet d��viter d�avoir � le reconna�tre publiquement. Je soul�ve ici une question qui n�est pas facile puisque si j�ai raison, le consentement des malades (une question �thique) se fait au nom d�une m�thodologie qui dissimule ses v�ritables raisons (une anti-�thique).

Je viens de faire table rase de bien des poncifs qui alimentent la croyance dans l�effet placebo. J�emploie ici le mot � croyance � de mani�re inhabituelle, non plus pour expliquer un �ventuel effet de suggestion touchant les patients, mais pour d�crire ce qui se passe du c�t� des cliniciens. Mais une fois que cette table rase est faite, on peut commencer une nouvelle construction qui n�aura d�int�r�t que si elle est sup�rieure � l�ancienne, c�est-�-dire si elle nous permet d��tre plus utiles pour les patients.

Le pluricorps

J�ai d�j� �voqu� le fait que la notion d�effet placebo s�inscrit dans une th�orie psychosomatique g�n�ralement accept�e sans beaucoup de pr�cautions. Nous avons donc propos� de remplacer la notion d�effet placebo par celle, plus modeste, plus primitive, de � capacit� du corps � gu�rir � qui n�implique aucune th�orie.

C�est cette notion que nous voudrions maintenant prolonger. Elle met en sc�ne le � corps �. Que savons-nous du corps ? On pense �videmment imm�diatement � la formule de Spinoza : � Personne, en effet, n�a d�termin� encore ce dont le corps est capable � (�thique, IIIe partie, Proposition II). On pourrait d�ailleurs trouver dans le m�me passage un point de vue r�futant la notion d�effet placebo qui est, finalement, une notion psychosomatique : � D�o� suit que, quand les hommes disent que telle ou telle action du Corps na�t de l�Esprit, qui a un empire sur le Corps, ils ne savent pas ce qu�ils disent, et ils ne font qu�avouer, en termes sp�cieux, qu�ils ignorent sans l�admirer la vraie cause de cette action. � C�est donc une vieille histoire !

Et pourtant nous croyons savoir ce qu�est un corps. La science ne nous a-t-elle pas beaucoup appris ?

Je voudrais, ici, proposer un mode d�enqu�te, trouver un mode d�approche empirique de ce que nous savons sur le corps. Ce que je vais faire est tr�s exp�rimental et j�ai bien conscience du caract�re totalement balbutiant de cette proposition. Nous pourrions essayer de voir ce que la m�decine nous dit du corps. Quels types de corps sont-ils propos�s par les diff�rentes m�decines qui sont (pour faire simple) pratiqu�es en France ? J�en distinguerai quatre :

1- Le corps propos� par la m�decine des preuves. Les corps sont cens�s pouvoir �tre saisis dans ce qu�ils ont de semblable. C�est la condition pour une m�decine qui propose des traitements reproductifs, comme les m�dicaments. C�est une m�decine o� les malades sont transform�s (avec des proc�dures extr�mement sophistiqu�es) en � cas �. J�appellerai cela le corps-quelconque. Ce corps est aujourd�hui un mod�le non seulement dominant, mais dominateur : toutes les pratiques th�rapeutiques devraient passer par lui.

2- Le corps que nous propose la g�n�tique. C�est une sorte de corps n�o-cr�ationniste, comme l�ont montr� Sonigo et Kupiec . Les g�nes qui int�ressent la th�rapie g�nique sont ceux qui peuvent �tre assimil�s � la � programmation d�une maladie �. L�objectif est de proposer demain une m�decine individualis�e mais, en attendant, ce sont surtout des outils de diagnostic qui sont mis au point. La g�n�tique nous propose pour le moment un corps pr�visible et irr�sistible, une destin�e. On pourrait parler d�un corps-destin. On sait que c�est ce qui se passe de mani�re extr�mement violente dans la maladie de Huntington par exemple.

3- Il y a le corps des hom�opathes. Pour comprendre, il suffit d��couter la mani�re dont les hom�opathes se pr�sentent : ils nous parlent toujours de la capacit� naturelle du corps � gu�rir, ils insistent en permanence sur les ressources qu�il suffit de mobiliser. Dans ce contexte c�est un contresens total de croire que le rem�de hom�opathique est une vari�t� de m�dicaments. Le rem�de hom�opathique d�signe une cause du mal sous la forme d�une substance, puis d�signe le proc�d� de la dissolution de cette cause jusqu�� ce qu�il ne reste plus rien� sinon la capacit� du corps � se mobiliser pour gu�rir naturellement. Je l�appellerai donc le corps-naturel.

4- Je citerai enfin un dernier mod�le de corps qui nous est propos� : le corps psychosomatique. C�est un corps assez pauvre mais tr�s vivace. Il rena�t r�guli�rement de ces cendres. La derni�re version est celle de Servan-Schreiber. C�est sa tentative permanente de se justifier en faisant appel � une biologie soi-disant scientifique qui ne me le rend pas tr�s sympathique. Je l�appellerai donc le corps-ph�nix.

Les corps dont je parle ici ne sont pas r�duits � de la biologie. Mais qui oserait r�duire le corps � sa biologie interne ? Pour comprendre le corps, nous devons �tudier des corps-appareils ou des corps-agencements, des corps qui sont pris dans des �cologies diff�rentes. Les r�seaux dans lesquels les corps sont pris peuvent �tre extr�mement longs. Cela va jusqu�� la S�curit� sociale pour certains d�entre eux (mais pas tous).

Nous avons donc ici 4 propositions de corps, mais on pourrait les multiplier en fonction de toutes les m�decines (et nous refusons �videmment la tentative du corps-quelconque de les subsumer tous). Ce qui complique les choses, c�est que chaque proposition de corps ne se pr�sente pas de mani�re pure mais emploie des mots qui viennent des autres r�seaux, et en particulier du corps dominant, c�est-�-dire le corps quelconque. Il y a des effets de contamination : l�hom�opathie peut employer des formules qui viennent des trois autres formes de corps. Le corps psychosomatique fournit les exemples de contamination les plus extravagants.

Il ne faudrait pas penser qu�il s�agit ici d�un syst�me de � repr�sentations �. Ces corps sont des productions et ils sont producteurs. Ce sont des corps machiniques au sens de Gilles Deleuze et F�lix Guattari. On pourrait passer beaucoup de temps pour d�crire comment ces corps recrutent, attachent, se d�veloppent, etc. Il faudrait faire la sociologie singuli�re de chacun d�entre eux. Ainsi le corps-quelconque a profond�ment boulevers� la psychiatrie depuis l�invention du premier neuroleptique en 1952. La psychiatrie est largement devenue une psychiatrie des comportements, rempla�ant le psychisme par un � corps mental � que nous connaissons essentiellement par l�interm�diaire des m�dicaments psychotropes que nous utilisons.

Mais le plus important est ailleurs. Ce qui est important c�est ce que chaque corps a comme � reste �. Ce � reste �, c�est ce qui s��chappe, ce qui doit continuer � �tre pens� � partir du r�seau du corps dans lequel on se situe, mais dont ce r�seau n�est pas vraiment capable de rendre compte. Il ne faut pas perdre de vue que c�est toujours � partir d�un point de vue tr�s particulier que ce reste est pens�.

On a vu que le corps-quelconque a de puissantes capacit�s d�absorption puisqu�il se moque des raisons pour lesquelles une th�rapeutique marche ou ne marche pas. En d�pit de cette capacit�, il a aussi un reste : l�effet placebo est le reste du corps-quelconque. Et il faut admirer (et �ventuellement en rire) la mani�re dont ceux qui utilisent la formule � effet placebo � et en font un slogan pour disqualifier les m�decines alternatives se moulent du m�me coup dans la th�orie du corps psychosomatique, du corps-ph�nix. Il faudrait explorer la mani�re dont la psychanalyse a pu nous donner l�illusion d�un savoir solidifi� sur son existence. Qu�est-ce que le corps des psychanalystes ? C�est un corps o� se manifestent des sympt�mes et qui est � l�origine d�un des renouveaux de la psychosomatique.

Les hom�opathes savent qu�il existe un ensemble de troubles qui �chappent � la capacit� du corps � gu�rir naturellement. Mais ils n�ont pour autant, aucune raison d�en passer par les raisons qui sont celles du corps-quelconque. Le reste du corps-destin est absolument gigantesque. Il se manifeste sous la forme de l�obligation de faires �tudes cliniques comparatives alors que l�objectif est celui d�une m�decine imparable s�adressant � des causes ultimes.

Nous avons vu que le corps-quelconque est le corps dominant. Mais il est aussi dominateur, c�est-�-dire qu�il essaie de r�duire les autres corps en les faisant entrer de force dans son r�seau, dans les proc�dures qui le d�finissent. Il y r�ussit (peut-�tre provisoirement) pour le corps-destin, mais les autres corps lui �chappent largement.

Le corps-quelconque sort affaibli de cet exercice de pragmatisme. Il h�rite d�sormais de gigantesques probl�mes qu�il aura bien du mal � r�soudre :

1. Les patients donnant leur consentement �clair� sont redevenus des cobayes puisque l�op�ration du double aveugle dissimule ses raisons d��tre.

2. Il n�existe qu�en maintenant en vie artificielle le malheureux corps comateux psychosomatique.

Nous devons donc nous m�fier de toutes les tentatives de subsumer l�exp�rience des autres corps sous un corps dominant qui sera �videmment le corps-quelconque. Les patients le savent bien qui circulent le plus souvent sans probl�me entre ces diff�rents r�seaux et acceptent finalement d�avoir plusieurs corps m�me si le plus souvent, ils n�ont pas envie d�en parler aux m�decins qui sont dans le r�seau du corps-quelconque (et c�est m�me le seul r�seau qui cr�e ce type d�interdit). Dans ce contexte, la notion d�effet placebo, comme reste du corps-quelconque (et ce reste est consid�rable et la m�decine qui l�a invent� ne sait pas trop comment en rendre compte) sert finalement d�arme de guerre. Elle permet de mani�re paresseuse de r�soudre le probl�me de l�influence, de mettre en demeure les autres de se soumettre aux proc�dures qui la d�finissent.

Je crois qu�il est temps d�essayer d�inventer autre chose. Apr�s beaucoup d�h�sitations et de crises, les Chinois ont appris � g�rer le corps-quelconque de la m�decine occidentale et le corps �nerg�tique (j�emploie ce mot avec beaucoup de prudence tant mon ignorance de la m�decine chinoise est grande) de leur m�decine traditionnelle, de mani�re � diplomatique � et non guerri�re. Pourrions-nous apprendre � �tre aussi intelligents que les Chinois ?

J�ai emprunt� la notion de diplomatie � Isabelle Stengers. Je terminerai en citant sa proposition :

� Une paix des diplomaties n�implique pas que tout se vaut ; elle interdit que quiconque occupe la position qui permet de d�finir la non-�quivalence. Et elle interdit aussi ce qui nous semble si naturel, si normal, c�est-�-dire de se mettre � la place de l�autre. Pour moi, un diplomate digne de ce nom n�admettra jamais qu�il y ait une position qui juge des divergences et qui les organise. L�exercice diplomatique est un art de l�immanence, alors que l�interchangeabilit� suppose une position qui transcende les divergences. Un diplomate ne peut pas dire � un autre diplomate : � A ta place je ferais ceci ou cela �, parce que chacun court les risques dont il peut comprendre que l�autre les court aussi mais qu�il ne peut pas partager. �


Comment "solidifier" le savoir psy ?
Date de publication: Mai 2007
Publi� dans: Contretemps, 19
Les associations de patients pourraient rendre la psychiatrie plus int�ressante et plus scientifique

La crise des essais cliniques : de la mise sous contr�le des industriels par la soci�t� au contr�le de la soci�t� par les industriels
Date de publication: Mars 2007
Publi� dans: Cosmopolitiques, 15
Les essais cliniques nous donnent-ils les conniassances n�cessaires et suffisantes sur ce que font les m�dicaments ? Les cons�quences de la crise.

La cigale lacanienne et la fourmi pharmaceutique
Date de publication: F�vrier 2007
Publi� dans: Raisons politiques, 25
Des "tir�s � part" seront envoy�s sur demande faite par mail.

R�sum� :

Une nouvelle psychiatrie a peu � peu sap� toute possibilit� de d�veloppement de la psychanalyse. Pour comprendre comment elle s�est impos�e, il est moins important de s�int�resser aux d�bats th�oriques qu�aux pratiques et aux apprentissages qui dictent la mani�re dont les m�decins regardent les patients. � la notion de chronicit� qui a d�termin� les pratiques psychiatriques jusqu�� la Seconde Guerre mondiale, a succ�d� une psychiatrie des comportements (g�rables/ ing�rables) qui commence avec la psychochirurgie (les lobotomies) et se r�alise pleinement avec l�essor des psychotropes, de 1952 � nos jours, de la prise en charge de la schizophr�nie � celle des troubles du comportement. On a vu ainsi se d�velopper une � petite biologie � et une � petite psychologie � dont les pouvoirs de r�organisation permanente sont consid�rables. L��pisode du trouble de d�ficit avec hyperactivit� chez l�enfant et l�adolescent doit �tre compris dans ce contexte.

Summary :

T he Lacanian Grasshopper and the Pharmaceutical Ant

A new school of psychiatry has little by little sapped psychoanalysis of all its potential for development. To understand how it gained sway, it�s less important to rehearse theoretical debates than to examine the practices and training that dictate the way in which doctors see patients. The chronicity that determined psychiatric practice up to World War II gave way to a psychiatry of (controllable/uncontrollable) behavior, which began with psychosurgery (lobotomies) and culminated in the rampant proliferation of psychotropes, from 1952 to the present day, to treat everything from schizophrenia to behavioral disorders. The upshot was the emergence of �biology light� and �psychology light�, which are endowed with arresting powers of endless reorganization. The recent catchall diagnosis of attention deficit hyperactivity in children and adolescents should be seen in this context.


Imposer une responsabilit� sociale aux multinationales. Mettre les laboratoires pharmaceutiques sous contr�le (article en ligne)
Date de publication: Janvier 2007
Publi� dans: le livre collectif : L'Autre campagne. Des propositions � d�battre d'urgence (livre coordonn� par Georges Debr�geas et Thomas Lacoste), La D�couverte
texte int�gral :

Le proc�s intent� en 1999 par les compagnies pharmaceutiques au gouvernement d'Afrique du sud qui s'appr�tait � commercialiser des antiviraux (prot�g�s par des brevets) contre le sida sous la forme de g�n�riques, a �t� l'occasion pour de multiples organisations non gouvernementales (comme M�decins sans fronti�res), d'associations de patients (comme Act Up Paris) de faire de nouvelles propositions. Elles ont r�ussi � rallier � leur cause de grandes revues scientifiques et m�dicales de r�f�rence (comme le Lancet ou le British Medical Journal). De nouvelles expertises se sont ainsi fabriqu�es collectivement. On est sorti de la simple d�nonciation pour faire des propositions efficaces. Ces organisations ont montr� comment le capitalisme moderne s'�tait r�organis� autour de cette question des brevets et du droit de propri�t� intellectuelle. Elles ont ensuite r�ussi � faire bouger les choses, � convaincre par exemple des gouvernements de pays du Sud de ne pas confier leur sort aux experts des gouvernements du Nord lors des grandes r�unions internationales, � peser sur les d�cisions prises par les instances intergouvernementales ou l'Organisation mondiale de la sant�. Quand le syndicat CGT d'Aventis (depuis absorb� par Sanofi) soumettait au comit� d'entreprise une r�solution demandant � la direction de ne pas s'associer � la plainte de l'industrie pharmaceutique mondiale, il montrait la possibilit� d'une nouvelle alliance entre ONG, associations de patients, revues scientifiques et organisations syndicales. Une telle alliance est d'abord la cr�ation d'un lieu d'�change d'exp�riences et de co-apprentissages. Ce syndicat d�cidait de sortir du r�le o� la direction de l'entreprise aurait bien aim� l'enfermer : la d�fense (indispensable) des conditions de travail des salari�s d'Aventis, pour s'int�resser aux modes de commercialisation des m�dicaments et, plus important encore, aux axes m�mes de recherche. Ce fut l�origine d�une longue lutte contre la fermeture du dernier site priv� d�di� � la recherche d'antibiotiques en France. Le collectif Europe M�dicaments regroupe syndicats, mutuelles, associations de patients, revues m�dicales est n� aussi dans ce nouveau type d�apprentissages. Il s'oppose efficacement aupr�s de la Commission europ�enne et du Parlement europ�en, au renforcement exorbitant du pouvoir de l'industrie pharmaceutique qu'impliquerait le droit de faire de la publicit� vers le grand public pour les m�dicaments de prescription. Il se bat pour que les d�cisions de l�Agence du m�dicament ne soient plus prises dans l�obscurit� totale. M�me s�il est extr�mement difficile de s�opposer aux multinationales du m�dicament, nous avons appris que nous ne sommes pas domin�s par � une loi du march� � abstraite, fonctionnant automatiquement et contre laquelle nous serions fatalement impuissants. Le � march� des m�dicaments � est format� par des lois et r�glements sur lesquels nous pouvons agir. Nous sommes d�sormais confront�s � une tentative permanente, r�currente de la part des gouvernements successifs, de � r�former � la S�curit� sociale pour mettre fin au d�ficit. Il s�agit, par une s�rie de mesures cumulatives, de transformer un syst�me � mutualis� � (chacun cotise en fonction de ses moyens et b�n�ficie en fonction de ses moyens) en un syst�me � assurantiel � (on cotise, ind�pendamment de ses revenus mais en fonction des risques contre lesquels on veut s�assurer). Ce doit �tre l�occasion de poser collectivement des questions qui ne sont pas sans rapport avec la r�organisation du capitalisme pharmaceutique autour de la protection des brevets. Pourquoi chaque Fran�ais consomme-t-il six fois plus de m�dicaments qu'un N�erlandais ? Pourquoi de nouveaux m�dicaments sont-ils mis sur le march� � des prix parfois cent fois sup�rieurs aux anciens sans avoir d�montr� une quelconque sup�riorit� ? Pourquoi la S�curit� sociale est-elle devenue une machine � redistribuer � l'envers, les plus riches consommant le plus de biens de sant� aux d�pends des plus pauvres ? Comment l'offre de soins dans des r�gions comme le sud de la France cr�e la demande, et entra�ne des d�penses gigantesques aux d�pends d'autres r�gions o� l�offre de soins se retreint ? Comment la � forme mutuelle � (g�n�ralis�e avec la cr�ation de la S�curit� sociale apr�s la guerre), n�cessite pour �tre efficace une gestion d�mocratique ? On ne pourra pas fabriquer des r�ponses collectives � ce type de questions sans les associations de patients, sans que l'on s'int�resse au savoir produit par une revue comme Prescrire qui d�cortique les dossiers techniques soumis par les industriels du m�dicament lors de chaque demande d'autorisation de mise sur le march� d'un nouveau m�dicament. Quand l�industrie pharmaceutique avoue que le cout de la mise au point des m�dicaments double tous les cinq ans (pour justifier les prix de ses nouveaux m�dicaments), elle montre surtout qu�elle est entr�e dans une phase de rendements d�croissants. Elle gaspille aujourd�hui les milliards qu�elle r�cup�re par le biais des syst�mes d�assurance maladie dans des recherches de plus en plus improductives. Elle sait de moins en moins innover. Cela au moment m�me o� aux Etats-Unis les structures publiques de recherche (les National Institutes of Health) jouent un r�le clef dans toutes les innovations qui comptent. Une nouvelle � mutualisation � impliquerait donc que les gigantesques budgets consacr�s par l�Assurance maladie � l�achat des m�dicaments (20% des d�penses, soit 20 milliards d�euros), ne servent pas seulement � garantir les profits des actionnaires des grands laboratoires, mais soient utilis�es pour financer des recherches faites sous le contr�le de la s�curit� sociale et des associations de patients. Pr�lever 5% de cette somme pour financer des recherches ind�pendantes bouleverserait les conditions de la recherche. Une association de patients (l�Association fran�aise contre les myopathies) d�cide d�j� des projets de recherche � financer. Ce n�est pas une garantie pour trouver � coup s�r, mais c�est le d�but d�un engagement dans un nouveau processus d�apprentissage collectif.


L'Avenir du m�dicament
Date de publication: Janvier 2007
Publi� dans: Futurible
R�sum� :

L'industrie pharmaceutique est en crise : elle a de plus en plus de difficult�s pour mettre sur le march� de nouveaux m�dicaments. En revanche, les tests diagnostiques se multiplient... On va de moins en moins souvent voir un m�decin parcequ'on est malade mais pour faire v�rifier des "constantes biologiques" dont le nombre ne cesse de cro�tre. Une raison suppl�mentaire de se m�fier du th�me de la "pr�vention" dont la gauche et l'extr�me-gauche ont fait leur schibboleth.


Le moment est venu d'�tre modeste
Date de publication: Novembre 2006
Publi� dans: Ethica Clinica, 42
Article publi� dans un num�ro de la revue consacr�e au th�me : Les m�decines compl�mentaires � l'h�pital

*

J�aimerai dans ce texte poser une s�rie de questions pratiques relatives � ce que l�on a l�habitude d�appeler �thique mais en essayant de construire une position que nous pourrions occuper de mani�re digne face aux autres cultures qui ont d�velopp� des traditions diff�rentes de la n�tre. Nous avons un peu trop l�habitude de penser pour toute l�humanit�, de parler un peu trop vite � la place des autres.


Ritaline, Concerta... : la vogue dangereuse des pilules de l'ob�issance
Date de publication: Novembre 2006
Publi� dans: le livre collectif : Faut-il avoir peur de nos enfants ? Politiques s�curitaires et enfance, G�rard Neyrand (sous la direction), La D�couverte

Les antid�presseurs nous fabriquent-ils un nouveau psychisme ?
Date de publication: Novembre 2006
Publi� dans: le livre collectif : La Fabrication du psychisme, Sylvia Mancini (sous la direction), La D�couverte, Recherches.

Le m�dicament, r�organisateur de la m�decine
Date de publication: Octobre 2006
Publi� dans: le livre collectif : Nouvelles fronti�res de la sant�, nouveaux r�les et responsabilit�s du m�decin, Florence Bellivier, Christine Noiville (sous la direction), Dalloz

Qu'est-ce que les psychotropes nous font ?
Date de publication: Ao�t 2006
Publi� dans: le livre collectif : Psychanalyse : vers une mise en ordre ?, Franck Chaumon (sous la direction), La Dispute.

Eloge du d�sordre ou du bon usage d'un certain "Livre noir"
Date de publication: Mai 2006
Publi� dans: Agenda de la pens�e contemporaine

Les psychoth�rapeutes dans la tourmente : comment tirer parti du d�bat initi� par Le Livre noir de la psychanalyse (article en ligne)
Date de publication: Mars 2006
Publi� dans: le livre collectif sous la direction de Tobie Nathan : La Guerre des psys. Manifeste pour une psychoth�rapie d�mocratique (Les Emp�cheurs de penser en rond)
Texte int�gral :

Nous sommes confront�s � un ph�nom�ne curieux : certains troubles mentaux comme la d�pression ou le � trouble d�ficitaire de l�attention avec hyperactivit� chez l�enfant �, non seulement ne font pas l�unanimit� mais provoquent de graves confrontations entre les professionnels du soin. Il ne s�agit pas seulement de d�saccords sur la prise en charge de ces troubles, mais d�une incertitude sur leur description m�me, sur leur qualification. Il semblerait que les cliniciens (m�decins, psychologues, psychanalystes) ne voient litt�ralement pas la m�me chose chez un m�me patient. Il y a d�sormais autant de d�saccords entre les cliniciens occidentaux, tous bard�s de dipl�mes universitaires et de r�f�rences acad�miques, qu�entre eux et tous ceux qui �taient habituellement disqualifi�s comme des charlatans : les magn�tiseurs, les gu�risseurs traditionnels, les hom�opathes, etc� de quoi troubler les pouvoirs publics qui aimeraient bien mettre de l�ordre dans cette affaire et qui ne savent plus � quel saint se vouer. A leur grand d�sespoir, la science ne se montre pas capable de trier le bon grain de l�ivraie et de mettre fin au d�bat.

Du point de vue de la m�decine acad�mique cette situation pourrait se r�v�ler insupportable. Depuis un si�cle, la m�decine a consacr� une �nergie consid�rable � ce que cette situation de d�sordre n�existe dans aucun des domaines dont elle estime avoir la charge. C��tait m�me la condition pour qu�elle apparaisse rationnelle, scientifique et pour que le public lui accorde sa confiance, pour qu�enfin ceux qu�elle caract�rise comme des charlatans ne lui d�robent pas sa client�le . Certains en voudront longtemps aux auteurs du Livre noir d�avoir m�l� le public � une telle affaire (le d�bat �tait jusqu�� pr�sent restreint au champ acad�mique) et d�avoir fait appel � des t�moignages de repr�sentants d�associations de patients. C��tait enfreindre la r�gle du jeu : on lave son linge sale en famille et en tous cas sans y m�ler les patients !

Cette situation pourrait pourtant �tre l�occasion de reprendre un d�bat sur ce que font les disciplines psy, sur la mani�re dont elles se d�finissent, se pr�sentent publiquement, se diff�rencient et cela sans h�siter � y m�ler le public. C�est, me semble-t-il, une occasion exceptionnelle de prendre conscience du mouvement en train de se faire ; de se r�v�ler pour une fois collectivement intelligents.

***

Comment le d�saccord se manifeste-t-il ? On assiste � un d�bat tr�s violent, v�rit� contre v�rit�. Si les uns ont raison, c�est que les autres ont tort. Et il faut bien reconna�tre que la proposition qui se pr�sente sous la forme � il y a du bon partout - il s�agit de techniques compl�mentaires ; faisons preuve de tol�rance � - est � la fois intellectuellement faible et moralement l�che. Elle boucle la discussion avec un jugement moral sans que les questions n�aient �t� correctement explor�es. Or ce � quoi nous avons affaire ici ne saurait �tre tranch� par une position morale.

Si on refuse de tomber dans le pi�ge de la bonne volont� tol�rante, il pourrait sembler qu�il ne reste plus alors qu�� �tre � relativiste �. Tout se vaut ? Nouveau p�ch� alors, celui des post-modernes incapables de comprendre la complexit� des sciences. Nous voici donc somm�s de choisir un camp. Et comme je m�y refuse, je tenterais une autre mani�re d�appr�hender la question. Comment des diff�rences de description aussi importantes des troubles mentaux peuvent-elles �tre expliqu�es ? Le constat des diff�rences est tellement perturbant (avec tous les effets que cela peut produire sur un public qui risque de devenir sceptique) que les tenants des diff�rentes positions sont tent�s non de d�battre du probl�me lui-m�me mais de s�entre-d�chirer d�une mani�re que je caract�riserai de vicieuse. Le d�bat ne cesse ainsi de glisser vers ce qui ne devrait en �tre que les marges, et c�est malheureusement dans ces marges qu�il prend toute sa vigueur. On en vient � penser, des deux c�t�s, que si l�adversaire se trompe aussi brutalement, nie de telles �vidences, c�est forc�ment pour de mauvaises raisons, c�est-�-dire des raisons ext�rieures � la discipline elle-m�me, ext�rieures aux bonnes m�thodes rigoureuses du travail scientifique. Ainsi, ceux qui d�fendent les cat�gorisations de type DSM et voient dans ces troubles un d�r�glement d�origine biologique, sont accus�s d��tre de simples relais de l�industrie pharmaceutique, de ceux qui veulent cr�er, ou activer, un march� du trouble mental, de ceux qui veulent robotiser et dresser les individus. Sym�triquement, ceux qui d�fendent une approche psychanalytique des troubles mentaux sont accus�s d��tre les victimes d�une id�ologie. Id�ologie doit �tre pris ici au sens o� l��pist�mologie d�finit ceux des champs de la connaissance qui sont encore en attente d�une r�volution scientifique � r�volution qui surviendra inexorablement si on adopte � la m�thode � scientifique (comme si c��tait � un droit � de la raison !). Chaque camp consid�re donc la position ennemie comme � la porte ouverte� � soit au charlatanisme, soit � l�ultralib�ralisme et � la robotisation des esprits.

Qui est dans le camp de � la science � et de � la raison � ? Qui en sont les ennemis ? Les deux camps ont donc les m�mes pr�tentions. Le charlatan c�est l�autre. Voil� qui nous trouble et justifie notre raison de n�en rallier aucun. Pourquoi accepterions-nous ce rejet du charlatan dont les psychanalystes ne cessent d�agiter l��pouvantail (� c�est lui qui sera gagnant si on nous met en cause ! � ) alors qu�ils sont eux m�me accus�s par leurs ennemis d�en �tre des repr�sentants privil�gi�s ? On pourrait penser que l�on est dans une situation d�incertitude rappelant d�autres controverses : par exemple le d�bat qui eut lieu au XIX�me si�cle entre Pasteur et Pouchet sur la g�n�ration spontan�e, tel qu�il est relat� par Bruno Latour. Mais la ressemblance ne pourrait bien n��tre que de fa�ade. Il faut se m�fier des r�cits qui se coulent dans une sc�nographie toute pr�te. Bruno Latour avait justement mis en garde contre les r�cits traditionnels de cette controverse. Ce que nous pourrions lui emprunter avec bonheur c�est sa proposition d�analyse sym�trique : on ne peut pas rendre compte des positions prises par un des camps (celui depour ceux qui � ont tort �) en faisant appel � des arguments ext�rieurs alors que ce type d�arguments n�aurait en revanche aucune importance pour rendre compte de la position des autres (pour ceux qui � ont raison �) ! Il faut analyser les positions en pr�sence avec les m�mes outils.

Dans cette confrontation, la psychanalyse pourrait sembler en position d�fensive. Pour elle de faiblesse : pour elle la rupture avec les charlatans est consomm�e de longue date, et le fait de devoir en permanence d�fendre son statut, ce qui n�est pas le cas des autres continents de savoirs qui ont �merg� � la suite de Copernic et de Darwin , et le fait que cela ne soit pas reconnu appara�t � la fois comme une profonde injustice, un affront� Ou alors comme le signe ou le signe de ce qu�elle est seule � d�fendre le � sujet � dans un monde hostile, qui entend en faire l��conomie. En tout cas, cela l�oblige � devoir en permanence d�fendre son statut, ce qui n�est pas le cas des autres continents de savoirs qui ont �merg� � la suite de Copernic et de Darwin . Si la psychanalyse est la � troisi�me blessure narcissique � (apr�s celles impos�es par Copernic et par Darwin), comment se fait-il que les choses n�aient pas chang� de mani�re radicale apr�s elle ? Ne serait-ce pas que cette troisi�me blessure est la plus difficile � accepter ?

La notion de � blessure narcissique � appartient au m�me registre, � raison contre opinion �, que la notion de � coupure �pist�mologique � propre � la mani�re philosophique fran�aise de comprendre les sciences (voir Bachelard, Canguilhem). Dans cette cat�gorisation, il y a un avant et un apr�s : avant on � croyait �, maintenant on � sait �. L�affirmation princeps est la suivante : la psychanalyse a rompu avec toutes les techniques de � suggestion � (magn�tisme, hypnose, th�rapies traditionnelles) dont elle est d�sormais capable d�expliquer l�efficace sans que les autres techniques puissent expliquer la sienne (je pr�f�re saisir ce qui serait la sp�cificit� de la psychanalyse de cette mani�re, pragmatiste, plut�t que d�employer le mot de science que beaucoup de psychanalystes �vitent d�sormais). La psychanalyse n�aurait plus rien � voir avec ces autres techniques . L�histoire de la psychanalyse peut ainsi se raconter sur un mode �pique, celui des � sciences royales �, celles qui font des conqu�tes, annexent de nouveaux territoires, et donnent � ceux qui pr�tendaient na�vement �uvrer dans le m�me champ, le m�me statut qui fut par exemple octroy� aux alchimistes ou aux astrologues� Les hypnotiseurs et les magn�tiseurs joueront ici ce r�le. La psychanalyse est a priori universelle, elle parle pour toute l�humanit�. Elle n�est pas situable, locale, historique .

En face de la psychanalyse, les partisans des TCC ou des m�dicaments ne se pr�sentent pas sur un mode aussi radical : ils ne parlent pas de grande rupture mais s�attachent � montrer la rigueur de leur m�thode et exposent volontiers la patience avec laquelle ils accumulent les faits, m�me si ceux-ci restent en attente d�une d�monstration th�orique d�ensemble. Ils se pr�sentent comme � scientifiques � plus que comme fondateurs d�une science . D�o� leur insistance, par exemple, sur la question des �valuations. Et eux aussi peuvent pr�tendre pouvoir un jour annexer les domaines qui ne sont pas encore r�gis par cette voie royale que constitue la m�thode scientifique.

***

Une autre question, tout aussi importante, reste cependant en suspend : le d�bat actuel oppose-t-il deux camps (la psychanalyse au bloc form� par les th�rapies comportementales et les m�dicaments), ou bien existe-t-il une triple opposition entre les deux types de psychoth�rapies d�une part et, d�autre part, entre chacune de ces derni�res et les m�dicaments psychotropes ? Apparemment l�alliance entre les th�rapeutes cognitivistes et le monde des m�dicaments est assez �troite : ils se r�clament des m�mes m�thodes d��valuation, acceptent les m�mes syst�mes de classification des troubles mentaux, se retrouvent dans les m�mes congr�s et se renvoient r�guli�rement la balle (et les clients) avec l�id�e que leurs propositions th�rapeutiques sont � compl�mentaires �. Les th�rapeutes cognitivistes tirent une force consid�rable de leur alliance privil�gi�e avec les prescripteurs de m�dicaments. Ils habiteraient dans le m�me monde, celui des � neurosciences � dont on nous dit r�guli�rement que les progr�s sont fulgurants.

Or cette histoire est un peu surfaite et ne peut impressionner que ceux qui n�y sont pas all�s voir de pr�s : l�invention des psychotropes par les chercheurs de l�industrie pharmaceutique n�a pas grand chose � voir avec les recherches en neurosciences (sinon des techniques et des instruments de laboratoires parfois communs). Il s�agit d�une � petite biologie � qui devrait �tre sans pr�tention car elle se contente d�utiliser les premiers psychotropes d�couverts par hasard pour rep�rer des m�canismes biologiques (ou des modifications de comportements animaux) permettant de tester de nouvelles mol�cules. C�est une course poursuite sans fin entre nouveaux tests (valid�s gr�ce aux anciennes mol�cules) et nouveaux compos�s chimiques (des s�ries sans fins mises au point de mani�re automatique par des robots). Ce n�est en aucun cas l�occasion d�apprendre quelque chose sur les troubles mentaux ou sur le psychisme. Ainsi, tous les pharmacologues honn�tes sont d�sormais d�accord pour admettre que ce n�est pas parce que les neuroleptiques sont s�lectionn�s gr�ce � des tests sur des r�cepteurs cellulaires dopaminergiques que la schizophr�nie est une maladie de la dopamine.

La position que j�occupe au sein de ce d�bat est hybride. J�ai d��u les psychanalystes qui m�appr�ciaient nagu�re pour avoir mis en rapport l�invention des psychotropes avec la mise au point des grands syst�mes de classification et de rep�rage des troubles mentaux (ce que j�argumente � nouveau dans mon texte du Livre noir) . Ils croyaient trouver en moi un alli�, capable de d�construire l�objectivit� de cette classification. Il faut reconna�tre que certains me soup�onnaient de longue date. Mon refus de rallier franchement la psychanalyse leur avait d�j� permis de m�accuser (ainsi que plusieurs des auteurs que je publie aux Emp�cheurs de penser en rond) du p�ch� supr�me de relativisme. Malheureusement le rejet du relativisme est souvent adopt� pour de mauvaises raisons. On est accus� de relativisme lorsque l�on pr�tend qu�il n�y a jamais d�acc�s direct, royal, � la R�alit�, mais que cela passe toujours par des mises en relations. Il serait pourtant plus juste dire qu�il s�agit l� d�une position pragmatiste (dans la tradition de William James et de John Dewey). J�ai toujours dit un peu trop fort que je ne croyais pas que la psychanalyse entretenait un rapport privil�gi� avec la R�alit� et la V�rit�. C�est � cette accusation de relativisme que je voudrais m�adresser rr�ter maintenant,, car elle constitue une mani�re de se tenir sur le bord du chemin, dans une position de jugement ironique. Je d�teste l�ironie qui insulte tant les cliniciens que les patients.

***

Si les psychoth�rapies sont aujourd�hui ennemies, elles partagent n�anmoins � contre les m�dicaments, ou du moins contre la mani�re dont la plupart des pharmacologues pensent l�efficace des m�dicaments � un point commun : l�id�e d�une plasticit� du psychisme qui autorise � le modifier par la parole (ou par la mise en relation), sans recours � une substance chimique externe. Sur ce point pr�cis, les pharmacologues auront tendance � mettre toutes les psychoth�rapies dans le m�me sac et � les consid�rer avec m�fiance m�me s�ils ne l�avouent pas publiquement craignant de para�tre incomp�tents sur des questions qui sont argument�es de mani�re tr�s sophistiqu�e. Ce qui fait la possibilit� m�me des psychoth�rapies � la plasticit� du psychisme - ne peut �tre pour les pharmacologues qu�une source de d�stabilisation. En tenir compte compliquerait trop leurs mod�les. Ils ont besoin de penser le fonctionnement mental comme d�coulant d��tats biochimiques ne pouvant �tre modifi�s que par une action biochimique. Comment faire des �tudes cliniques s�il fallait tenir compte de cette susceptibilit� du psychisme dont les psychoth�rapeutes sont les t�moins ? Comment bord, hausser leur � petite biologie � au statut d�une � grande science � capable de d�finir tr�s pr�cis�ment son objet si celui-ci est plastique ?

De nombreux pharmacologues regardent d�ailleurs d�un �il sceptique les tentatives d��valuer les psychoth�rapies avec des m�thodologies issues des essais cliniques contr�l�s portant sur les m�dicaments. Ils en savent la fragilit� quand elles ont lieu avec les transformateurs puissants que sont les substances chimiques et doutent, en praticiens exp�riment�s, qu�une possible extension au-del� de ce domaine soit possible. En particulier dans le champ des psychoth�rapies o� les cliniciens usent de la parole pour transformer les patients, ce qui semble aux pharmacologues un instrument de modification bien moins puissant et infiniment plus difficile � standardiser (la condition d�une bonne �tude est que toutes les doses du m�dicament �tudi� soient exactement semblables, comment est-ce possible avec la parole ?). Alors que TCC et m�dicaments psychotropes apparaissent comme des alli�s naturels aux yeux de nombreux psychanalystes (puisque tous deux promeuvent la m�thode scientifique et l��valuation, ce � quoi serait par nature rebelle la souffrance humaine), les pharmacologues ont donc bien des raisons de ne pas vouloir de cette alliance�tre mis dans le m�me sac. Nombreux sont ceux qui regardent d�ailleurs d�un �il sceptique les tentatives d��valuer les psychoth�rapies avec des m�thodologies issues des essais cliniques contr�l�s portant sur les m�dicaments. Ils en savent la fragilit� quand elles ont lieu avec les transformateurs puissants que sont les substances chimiques et doutent, en praticiens exp�riment�s, qu�une possible extension au-del� de ce domaine soit possible. En particulier dans le champ des psychoth�rapies o� les cliniciens usent de la parole pour transformer les patients, ce qui semble aux pharmacologues un instrument de modification bien moins puissant et infiniment plus difficile � standardiser (la condition d�une bonne �tude est que toutes les doses du m�dicament �tudi� soient exactement semblables, comment est-ce possible avec la parole ?). D�autre part,bord, ils voudraient hausser leur � petite biologie � au statut d�une � grande science � capable de d�finir tr�s pr�cis�ment son objet. Or les prescripteurs les plus lucides (qui sont d�ailleurs ceux que leurs malades appr�cient le plus) savent que leur vrai m�tier tient de l�apothicaire � il r�side essentiellement en l�art du dosage et des m�langes, un art tr�s concret, requ�rant l�implication active du patient. Par Nous voyons donc que par l�entremise de cette collaboration, la plasticit� du psychisme est implicitement sollicit�e par les chimioth�rapeutes alors que les psychoth�rapeutes la requi�rent explicitement.

***

Pour ma part, je consid�re que la plasticit� du psychisme ne saurait rester au fondement de toutes les psychoth�rapies, expliquer leur efficace, sans que cela n�ait de cons�quences plus g�n�rales sur l�analyse des syst�mes form�s par l�articulation des th�rapeutes et des patients. On pourrait formuler les choses autrement : en quoi les th�ories qui sont celles des th�rapeutes ont-elles une influence sur les troubles des patients et la mani�re dont ils se manifestent ? Il ne s�agit pas de se limiter aux th�ories, mais de prendre en compte aussi, par exemple, les classifications. Il est m�me possible On pourrait m�me d�aller au-del�. Quand un psychanalyste intervient sur un plateau de t�l�vision (je pense � un cas tr�s pr�cis, sur M6, et o� il se trouve que le psychanalyste en question ce fut aussi un de ceux qui s�oppos�rent violemment � la mise en place de programmes de substitution pour les usagers de drogues ill�gales) dans un d�bat sur l�homoparentalit�, devant un couple d�homosexuels �bahis, pour expliquer doctement (il est l� comme expert !) que � cela fabriquera des schizophr�nes � la troisi�me g�n�ration �, v�exerce-t-il pas un . Ce pouvoir d�influence qui s�apparente � celui ne prend-il pas alors la forme d�une mal�diction ? Et ceux qui connaissent le pouvoir de la suggestion savent que ce n�est pas seulement une m�taphore. L�ethnopsychiatrie nous a appris que la mal�diction est une parole qui fige dans le pass�, � l�exact oppos� de la th�rapeutique qui propulse dans l�avenir .

Je ne suis �videmment pas le premier � poser cette question m�me si elle a plus int�ress� jusqu�� pr�sent les philosophes et les historiens que les cliniciens (� l�exception des praticiens de l�ethnopsychiatrie). Je pense notamment au C�est ce qu�a fait le philosophe Ian Hacking dans son travail sur l��pid�mie de troubles de la personnalit� multiple aux �tats-Unis ou sur les fous voyageurs en France au XIX�me si�cle , et � . Mikkel Borch-Jacobsen, qui en a fait une cl� de lecture des cas cliniques de Freud , lecture que les mais les psychanalystes ont assimil�e � accueilli avec panique l�id�e que leur th�orie pourrait �tre fabricatrice et ont pr�f�r� l�oublier . Ils se sont content� de voir dans ces travaux une d�nonciation des mensonges de Freud sans lendemains th�oriques. Bertrand M�heust a pu, dans cette perspective, ainsi restituer l�histoire du magn�tisme au XIX�me si�cle . C�est enfin ce que j�ai tent� de penser avec la d�pression et les antid�presseurs. La th�orie contribue � la fabrication des sympt�mes qui sont expliqu�s par la th�orie.

Il ne faudrait pas en conclure que tout ne soit que suggestion, fabrication, et que les th�rapeutes peuvent fabriquer tout ce qu�ils veulent avec les patients. Il y a des propositions qui marchent et d�autres qui ne marchent pas, et il ne s�agit pas ici de pragmatisme aveugle (du moment que cela marche !), mais de ce qui donne son sens concret, risqu�, � la notion m�me de fabrication. . On pourrait ici comparer le travail du th�rapeute � celui du couturier : le pli qu�il fait prendre � un v�tement ne peut pas �tre n�importe lequel. Il d�pend du tissu. Le couturier est dans une situation de � libert� conditionn�e �. Il est oblig� par ce dont est susceptible son tissu.

Je prends cette belle notion d�obligation, qui rime avec h�sitation, dans le travail de la philosophe Isabelle Stengers � propos des sciences exp�rimentales . Elle communique avec une notion due � la philosophe Vinciane Despret : celle de version , car toutes deux nous emp�chent . Elle nous emp�chera de tomber dans l�orni�re relativiste. On peut traduire de diff�rentes mani�res le roman de Lawrence L�Amant de Lady Chaterley (et il en existe plusieurs traductions en fran�ais). Ce sont des versions diff�rentes. En l�occurrence aucune n�est � fausse � ou � vraie �, on peut seulement dire qu�elles sont plus ou moins � bonnes � ou plus ou moins � mauvaises �. On peut discuter de leurs avantages et de leurs inconv�nients respectifs. Mais ce qui est certain c�est que les traducteurs n�ont pas fait pas � ce qu�ils voulaient � : ils �taient oblig�s par l�original en anglais. Et cette obligation les a �videmment fait h�siter, et c�est leur savoir h�siter qui fait d�eux des traducteurs.

La notion d�obligation nous permet donc d��viter les pi�ges du relativisme. Quelle que soit leur � version � de ce dont leurs patients souffrent, les th�rapeutes sont oblig�s par leurs patients. Ce qui signifie aussi qu�ils sont constamment oblig�s d�apprendre, c�est-�-dire de complexifier leur version, et ce d�autant plus que . En tenant compte aussi du fait que chaque version a aussi un effet transformateur sur les nouvelles g�n�rations de patients. Il s�agit notamment d�apprendre � partir de ce dont les patients ne veulent plus - par exemple aujourd�hui la culpabilisation. Cette attitude qui a longtemps �t� caract�ristique de la psychanalyse, en particulier dans la prise en charge des enfants autistes, et qui a fabriqu� de la tr�s mauvaise psychoth�rapie, est d�sormais unanimement rejet�e par les associations de patients. Ce qui n�est pas pour rien dans les succ�s des TCC et des m�dicaments psychotropes. L�h�ro�sme du psychanalyste qui dirait qu�il ne peut que maintenir le cap, m�me si les parents d�autistes se rebellent face � la blessure qu�il leur impose, est aussi d�plac� que l�h�ro�sme d�un tailleur qui s�ent�terait � exiger de la soie un mode de drap� qui convient au velours.

Il ne faudrait n�anmoins pas simplifier les choses : l�id�e de traduction est peut-�tre encore trop facile. Il faudrait imaginer un traducteur travaillant simultan�ment avec l�auteur de la version originale avant m�me que celle-ci ne soit termin�e ; et � chaque fois que le traducteur fait une proposition, la version originale est elle-m�me transform�e, modifi�e.

***

Ce qui est nouveau et qui traduit une crise du mod�le occidental, c�est que nous n�avons plus d�sormais une psychologie unique qui nous caract�riserait et qui serait � vocation universaliste. La crise est si grave que l�on ne peut plus d�sormais poser un diagnostic, puis pr�tendre proposer de mani�re ind�pendante de ce diagnostic, une th�rapeutique ; il faut assumer que l�on ne peut plus faire que des � propositions diagnotics-th�rapeutiques �. Il n�y a pas un probl�me et plusieurs solutions possibles, mais des probl�mes-solutions. Ainsi la d�pression-et-les-antid�presseurs (en un seul bloc) est une proposition qui pla�t � de nombreux patients. Ils ont de bonnes raisons pour cela. Nul n�a pas le droit de les d�noncer.

Notre psychologie, ou nos psychologies, sont, comme toutes les autres, des � ethnopsychologies �, adress�es de mani�re plus ou moins pertinente au � tissu � avec lequel elles doivent �uvrer . Il s�agit d�une �preuve tant pour les TCC que pour la psychanalyse, car la � m�thode scientifique � porte, comme � l�Inconscient �, une pr�tention d�universalit�, une pr�tention d�aller au-del� du tissu. M�me ceux qui prescrivent des psychotropes sont concern�s, car la mani�re dont ils se pr�sentent ambitionne d�atteindre le � cerveau � sur un mode qui transcende toute ethnopsychologie, qui s�adresse directement aux neurones.

La question qui se pose est de savoir laquelle de nos diff�rentes ethnopsychologies est la mieux pr�par�e, la mieux �quip�e pour apprendre. Si je ne suis pas � relativiste �, c�est parce que le relativisme implique une modestie un peu trop facile � � chacun sa version � � �pargnant toute h�sitation, toute possibilit� d�apprendre, de � revoir sa version �. Apprendre implique de r�sister � ce qui, dans une version, d�celer dans sa version ce qui porte la pr�tention de r�gner seul, de n�avoir aucun besoin de disqualifier le choix des patients qui se tournent vers se tourner vers les autres ethnopsychologies. , sauf pour les disqualifier. Cela implique que les psychanalystes, comme les praticiens des TCC ou ceux qui prescrivent des psychotropes, apprennent une autre mani�re de se pr�senter. Le d�bat actuel nous enseigne qu�aucun ne dispose d�un savoir lui permettant de se pr�senter comme porteur exclusif de la science. En prendre conscience n�a rien � voir avec un renoncement ; au contraire, dans ce domaine si particulier qu�est celui des soins psychologiques, cela pourrait s�appeler � progr�s �.


Comment se d�barasser du psychanalyste en nous ? Deleuze, Guattari et la psychanalyse (article en ligne)
Date de publication: Mars 2006
Publi� dans: le livre collectif sous la direction de Tobie Nathan : La Guerre des psys. Manifeste pour une psychoth�rapie d�mocratique (Les Emp�cheurs de penser en rond)
Texte int�gral :

L�Anti-�dipe de Deleuze et Guattari est un livre dont on peut aujourd�hui se demander qui l�a lu, qui a �t� travers� et modifi� par lui . A �couter les commentaires, les r�actions, on ne peut qu�avoir le sentiment que c�est un livre triplement obsc�ne. Il est obsc�ne pour les philosophes, il est obsc�ne pour les marxistes et il est obsc�ne pour les psychanalystes. Dans le mot obsc�ne, il y a l�id�e de brutalit�, et cette saine brutalit� a surgi dans les ann�es 60 et 70 dans d�autres domaines, entre autres dans la litt�rature am�ricaine. Je ferai le rapprochement par exemple avec les Contes de la folie ordinaire de Charles Bukowsky. Deleuze et Guattari �crivent des choses que Bukowsky aurait aussi pu �crire : � Toute �criture est de la cochonnerie � par exemple.

Lire Deleuze et Guattari c�est lire une �uvre pleine de force, d��nergie, de joie. Je crois que si on ne ressent pas de joie en lisant Deleuze et Guattari, si on ne se sent pas travers� par les concepts qu�ils fabriquent et proposent sans r�pit, alors il faut mieux arr�ter de les lire et se mettre � faire autre chose. Mais si on les lit aussi comme des � philosophes critiques �, je crois que l�on se trompe encore. Deleuze et Guattari ne font pas la � critique � de Freud dans L�Anti-�dipe ou la � critique � de Marx dans Mille plateaux. Pour les philosophes, ce fut une surprise : comment Gilles Deleuze pouvait-il se commettre avec F�lix Guattari alors qu�il avait gagn� le respect de ses coll�gues pour ses travaux sur Spinoza, Nietzsche, Bergson et m�me Kant ? Ce ne pouvait �tre pour eux qu�une mauvaise alliance, le d�tournement d�un philosophe respectable par celui que beaucoup consid�raient de haut et auraient bien voulu r�duire � la figure d�un ludion politique inconstant et sans cr�dibilit�. Deleuze se livrait l� � une exp�rience que les milieux acad�miques d�testent et les milieux acad�miques sont l� justement pour fabriquer des r�gles, des consensus, qui doivent emp�cher le plus possible ce type de d�tournement d�auteurs respectables. Or, le probl�me c�est que Deleuze s�est laiss� � d�tourner � de son vivant et de mani�re tout � fait d�lib�r�e ! Et que la double marque Deleuze et Guattari se r�p�te sur plusieurs livres qui se succ�dent � partir de cette date. Et que cette �uvre devient alors particuli�rement florissante, fructueuse, surprenante.

Mais, de plus, dans L�Anti-�dipe ils font de Marx le personnage principal. Car, c�est bien de Marx qu�il est surtout question, bien plus que de Freud. Or les philosophes ne savent bien souvent pas trop quoi faire avec Marx. Il les fascine au sens o� il les paralyse, qu�ils pr�f�rent l�oublier, ou qu�ils deviennent � philosophes marxistes �. Le Marx que Guattari apportait �tait pourtant de la meilleure esp�ce, mais cela n�a pas aid� les psychanalystes � le saisir : Guattari a toujours �t� partie prenante de cercles politiques ultra-minoritaires anti-staliniens. Mis au travail dans l�alliance Deleuze-Guattari, Marx n�est plus ici une r�f�rence abstraite et intouchable pour aider � �noncer un programme politique, mais pour �tre soumis � l��preuve, pour �tre exp�riment� dans les situations les plus extr�mes.

Cette notion de � mise � l��preuve � est tr�s diff�rente de la notion de critique. Elle ne se situe pas en ext�riorit�, elle est une position participante. Deleuze et Guattari arrivent m�me - il fallait le faire ! -, � utiliser Marx pour comprendre la sexualit� (c�est une des propositions les plus surprenantes du livre). Ils opposent � l�id�e qu�il n�y aurait finalement qu�un seul sexe � le sexe f�minin ne se d�finissant que par le manque et la castration -, ou peut-�tre deux sexes, l�id�e qu�il y a le sexe humain et les sexes non-humains, donc n sexes, et c�est chez le Marx critique de la philosophie du droit de Hegel qu�ils trouvent cette opposition dont ils vont faire leur miel . Ils vont ainsi fabriquer une multitude de propositions qui auraient du int�resser outre les psychanalystes, les anthropologues, les sociologues, les historiens, un peu tous ces sp�cialistes de ces curieuses sciences humaines qui n�existaient pas au temps de Marx, qu�un philosophe comme William James a vu appara�tre avec horreur et qui se sont fig�es dans des cloisonnements acad�miques.

Enfin, les psychanalystes se voyaient proposer d�abandonner jusqu�au nom de leur discipline � la psychanalyse au profit de la schizo-analyse� comme si elle �tait finalement vici�e d�s le d�part, insauvable, pour inventer une � psychiatrie mat�rialiste � dont L�Anti-�dipe voulait fabriquer la logique en rompant avec le � tournant id�aliste � qu�a repr�sent� dans la psychanalyse (et d�s son d�but) le mythe d��dipe. Il ne s�agissait pas de r�concilier Marx et Freud, comme ce fut le projet de Willem Reich (dont Deleuze et Guattari ne n�gligent pas pour autant l�h�ritage) qui voulait pr�sider � une sorte de rencontre au sommet entre � sciences royales � : la science marxiste dialoguant, compl�tant la science freudienne. Pour Deleuze et Guattari, il s�agit bien plut�t de faire trembler le freudisme sur ses bases gr�ce � Marx, et r�ciproquement. Mais il y a plus : ils interrogent aussi Marx gr�ce � Marx et Freud gr�ce � Freud. L��dipe est indigne de Freud, m�me s�il est sans doute consubstantiel � l�invention psychanalytique, tout comme les notions d� � id�ologie �, d� � ali�nation �, de � prise de conscience � sont des concepts ex�crables, indignes du Capital de Marx. Ils vont prendre chez Marx des notions que l�on pourrait dire un peu � l�abandon, ou dont ses h�ritiers n�ont jamais su trop quoi faire, comme le despotisme oriental (le mode de production asiatique) pour fabriquer de nouveaux outils d�analyse. Cela va leur permettre d�installer le surgissement de l��tat, l�Urstaat, au centre de leur livre alors que l�on dit g�n�ralement qu�il s�agit d�un trou dans l��uvre de Marx.

Avec l��tat commence le r�gime de la dette infinie, de la culpabilit�. L��criture bureaucratique triomphe des pr�c�dents r�gimes d�inscription sur le corps. � La voix ne chante plus, mais dicte, �dicte ; la graphie ne danse plus et cesse d�animer les corps, mais s��crit fig�e sur des tables, des pierres et des livres ; l��il se met � lire �. C�est le d�but du � qu�est-ce que �a veut dire ? � qui remplace le � qu�est-ce que �a produit ? �. A l��ge de la cruaut� a succ�d� l��ge de la terreur, avant que ne vienne le capitalisme, �ge du cynisme. �dipe, la plante horrible, peut commencer � pousser. Mais loin d��tre une notion qui explique, qui aide � comprendre ce qui nous est arriv� avec l��tat despotique puis avec le capitalisme, c�est une notion qui va avec eux, qui les accompagne, qui les aide m�me � s�installer. Le seul vrai mythe qui correspondrait � ce que la capitalisme nous a fait, c�est celui des zombis ! �dipe accompagne la mauvaise conscience, la dette infinie. Deleuze et Guattari reconnaissent � D.H. Lawrence d�avoir compris tr�s t�t cette � haine contre la vie, contre tout ce qui est libre, qui passe et qui coule ; l�universelle effusion de l�instinct de mort, - la d�pression, la culpabilit� utilis�e comme moyen de contagion, le baiser du vampire : n�as-tu pas honte d��tre heureux ? prends mon exemple, je ne te l�cherai pas avant que tu dises aussi � c�est ma faute �, � l�ignoble contagion des d�pressifs, la n�vrose comme seule maladie, qui consiste � rendre les autres malades . �

Ils vont aussi prendre chez Antonin Artaud la notion de � corps sans organe � pour en faire un concept marxiste. Beaucoup de lecteurs ont trouv� cette notion difficile. Il faut se souvenir de ce que Deleuze dit dans son Ab�c�daire sur le pli. Il dit son plaisir d�avoir re�u des lettres de membres d�une association de plieurs de papiers qui avaient �t� ravis de ce livre Le Pli. Avec le corps sans organe, on pourrait bien aussi prendre les choses aussi simplement. Le corps sans organe, dans les soci�t�s pr�capitalistes, c�est le corps du despote, ou c�est le corps de la terre. Mais, c�est d�abord le capital. C�est en le saisissant comme le capital, tel que Marx en fait l�analyse, qu�on peut le comprendre le plus efficacement. Il s�agit d�un concept qui nous aide � penser simultan�ment, dans le m�me plan d�immanence, ce que nous avons l�habitude de distinguer : infrastructure/superstructure, r�alit�/id�ologie.

M�me s�ils ne cessent de se moquer de Freud, il y a aussi quelques passages de vraie tendresse pour sa tentative quand ils remarquent que la vocation premi�re de la psychanalyse n��tait pas de rajouter un code. Je ne crois qu�il y ait jamais eu chez Deleuze et Guattari l�id�e qu�ils allaient r�inventer la psychanalyse, qu�ils seraient �cout�s, qu�ils allaient faire �cole. C�est peut-�tre l� aussi que l�on pourrait nous aussi assumer que leur livre est un livre obsc�ne, au sens �tymologique d�obscenus qui signifie en latin de � mauvais augure �� Et il est vrai que lorsque l�on fait le bilan de cette mise � l��preuve de Freud par Marx, Freud en sort explos�, et parfois m�me ridiculis�. Marx, en revanche, s�en sort toujours magnifiquement bien. On pourrait dire que les deux auteurs ont appris sur un nouveau mode � se pr�senter comme � marxistes �. C�est sans doute un effet sur eux-m�mes, produit par l��criture de ce livre que j�ai envie de dire collectif tant il est peupl� avec les �tres les plus divers mis au travail d�une mani�re telle que cette mise au travail continue m�me apr�s la disparition des deux auteurs. Plus encore que tous les livres �crits par Deleuze seul ou Guattari seul ou les deux ensembles, ce livre est une � machine d�sirante �, donc pleine d�imprudences dont certaines seront corrig�es dans Mille Plateaux qui se termine justement par un �loge du � faire attention �.

Il fallait donc au plus vite oublier L�Anti-�dipe et il y avait sans doute plusieurs mani�res de le faire. Mais la pire a sans doute �t� celle des psychanalystes eux-m�mes qui ont consid�r� que les questions ouvertes �taient d�sormais ferm�es, que c��tait en quelque sorte un livre � dat� �, un livre � d�pass� �. On �tait pr�t � reconna�tre qu�il y avait eu des tentations r�actionnaires, ou du conformisme, dans la psychanalyse. Deleuze et Guattari avaient sans doute eu raison � m�me si c��tait maladroitement � de s�y opposer. Mais tout cela �tait une histoire d�pass�e, une histoire sur laquelle il ne fallait pas revenir. Deleuze et Guattari remarquaient d�j� cette sorte de na�vet� qu�il y a chez les psychanalystes de gauche : � En r�alit�, ils ne savent pas ce qu�ils font, ni quels m�canismes de r�pression ils servent, car leurs intentions sont souvent progressistes . �

On a envie de leur demander : et maintenant tout va bien ? C�est fini le familialisme que Deleuze et Guattari combattent, � la suite d�ailleurs de Michel Foucault ? Car c�est ce dernier qui avait amorc� le d�bat dans son Histoire de la folie en expliquant que la psychanalyse avait prolong� ce qu�il y avait de pire dans la psychiatrie du XIXe si�cle : son familialisme.

� La police avec nous ! jamais la psychanalyse n�a mieux montr� son go�t d�appuyer le mouvement de la r�pression sociale et d�y participer de toutes ses forces. (�) Voyez le Dr Mendel, les Dr Stephane, l��tat de rage o� ils entrent, et leur invocation litt�ralement polici�re, � l�id�e que quelqu�un pr�tende se soustraire � la sourici�re d��dipe. �dipe est comme ces choses qui deviennent d�autant plus dangereuses que personne n�y croit plus ; alors les flics sont l� pour remplacer les grands-pr�tres . � Il suffit d�observer les d�bats de soci�t�, et le dernier en date est sur l�homoparentalit�, pour constater le nombre de psychanalystes qui s�expriment comme des experts du champ social � ou, pire, comme des experts aupr�s des tribunaux qui confirment : � oui, il est bien coupable, il a bien le profil d�un violeur d�enfants � -, et qui vont plus loin que tout ce que Deleuze et Guattari avaient pu imaginer en transformant les propositions �dipiennes en mal�diction. Des homosexuels �l�vent un enfant ? Cela produira un schizophr�ne � la troisi�me g�n�ration d�clare savamment un psychanalyste sur un plateau de t�l�vision !, sans que cela ne provoque beaucoup d��motion dans leur communaut� savante. C�est quand �dipe quitte la sc�ne analytique proprement dite, et permet au psychanalyste de devenir expert sur le devant de la sc�ne m�diatique, qu�il rayonne le plus et montre son caract�re mal�fique.

Certains marxistes en ont rajout� une couche : le travail de Deleuze et Guattari doit, annoncent-ils, �tre resitu� dans son contexte, celui un peu d�lirant de l�apr�s 68. Et c�est ce contexte qui va permettre de rendre compte du mouvement d�id�es. On arrive m�me � dire que certaines de leurs id�es, comme celle de d�territorialisation, ont �t� une mani�re d�aider le capitalisme. Finalement, Deleuze et Guattari, ce n�est pas si diff�rent d�Hayek ! C�est qu�ils n�ont pas de programme ! et qu�ils l�assument !

La r�duction est �videmment mis�rable dans les deux cas. Ceux qui auraient d� applaudir et tenter d�inventer des mani�res de prolonger le travail de Deleuze et Guattari, renon�aient et rejoignaient la cohorte de tout ceux qui voudraient faire retomber la chape de plomb acad�mique.

La t�che que se donnent Deleuze et Guattari avec L�Anti-�dipe est immense. Ils vont proposer un patchwork de concepts qui vont traverser de multiples champs de connaissance. Je voudrais en r�examiner quelques uns avant d�essayer de voir ce qui s�est pass� r�cemment dans le champ de la psychiatrie et de la psychanalyse qui nous permettraient de donner de nouvelles couleurs � ces concepts.

Le schizophr�ne

Il y avait �videmment une mani�re de brouiller la division sociologie/psychologie d�s le d�part. C��tait de faire voyager les concepts d�un champ dans l�autre, comme si de rien n��tait, sans avoir � s�en justifier, comme si en ne reconnaissant pas cette division on pouvait alors faire cette libre exp�rience pour voir ce que cela produisait. Deleuze et Guattari utiliseront ainsi les notions de pervers, de parano�aque et de schizophr�ne en dehors du champ strictement psychopathologiques o� ils ont �t� invent�s.

L�id�e de d�part c�est que la psychanalyse a mal d�but�. Elle s�est compl�tement organis�e, � la fois conceptuellement et comme dispositif technique, autour de la n�vrose. D�o� le divan, le cabinet du psy en ville (la psychanalyse inaugure la � psychiatrie de ville � � une �poque o� les psychiatres sont seulement dans les asiles, sous le nom d�ali�nistes) qui s�est � moul�e sur la m�decine bourgeoise la plus traditionnelle �. Cela triomphe avec �dipe ou, il vaudrait mieux dire, l��dipianisation du champ psychologique et social par la psychanalyse. Le n�vros� accepte assez bien de se couler dans le moule. Il n�a pas, le plus souvent, les moyens de r�sister � ce for�age. Mais avec le schizophr�ne l�op�ration � laisse tes machines d�sirantes � la porte, abandonne tes machines orphelines et c�libataires, ton magn�tophone et ton petit v�lo, entre et laisse toi �dipianiser � �a ne marche pas ! � Dis que c�est �dipe, sinon t�auras une gifle � �a ne marche pas !

C�est le p�re parano�aque qui �dipianise l�enfant avec la b�n�diction du pr�tre et du psychanalyste. Et derri�re le p�re on voit se profiler, le patron, le chef, le cur�, le flic, le soldat. Alors on peut lier le psychologique au social, le mol�culaire au molaire sans avoir recours aux � vagues accusations sur le mode de vie moderne �.

Le schizophr�ne fait fuir le syst�me par tous les c�t�s. Il ne d�lire pas sur papa-maman, mais il d�lire sur la guerre, sur les races, sur le monde. Il fait sauter les petits arrangements entre amis moi-papa-maman et le psychanalyste que le n�vros� conforte. Le schizophr�ne c�est d�abord l�inverse d��dipe, c�est celui qui fait qu��dipe ne marche plus. Le schizophr�ne c�est celui qui � a port� ses flux jusque dans le d�sert �. �dipe nous apprend la r�signation ; il est le m�canisme qui aide les machines sociales � r�primer les machines d�sirantes. Il a transform� la psychanalyse en une machine de codage des flux de d�sir en rabattant tout sur le triangle papa-maman et moi. C�est un outil de d�politisation. Le schizophr�ne c�est ce qui n�est pas �dipianisable et j�insiste, pour le meilleur et pour le pire. Il nous restitue le monde � la place de papa-maman et moi. Le schizophr�ne est comme le r�volutionnaire. C�est celui qui dit : � Non, je ne suis pas des v�tres, je suis le dehors et le d�territorialis�, je suis de race inf�rieure de toute �ternit�,� je suis une b�te, un n�gre . �

Il y a �videmment un rapport entre le schizophr�ne et le capitalisme. Le capitalisme d�truit tous les codes qui avaient �t� mis en place pour r�guler les flux. Le schizophr�ne fuit aussi tous les codages. Mais le capitalisme est hant� simultan�ment par une sorte de nostalgie de l�Urstaat, l�Etat despotique. La figure du schizophr�ne repr�sente donc une sorte de lib�ration absolue de tous les codes alors que le capitalisme qui croyait pouvoir le faire fait, finalement, toujours l�inverse. Le schizophr�ne c�est ce qui nous permet de comprendre que nous n�avons rien � voir avec le capitalisme, que c�est m�me l�ennemi absolu. Le capitalisme est le pire des trois syst�mes. Il a m�me r�ussi � transformer en � instinct � ce qui est une production sociale historique.

Lier le grand et le petit

Faut-il partir du petit pour aller vers le grand ou, � l�inverse, expliquer le petit par le grand, dans le style � si les jeunes se droguent c�est � cause de la soci�t� � ? Ou encore : si les d�prim�s se multiplient c�est la � contrepartie � d�une soci�t� plus stressante, qui exige quelque chose de nouveau de la part des individus. Gabriel Tarde s��tait d�j� moqu� de cette tentative d�utiliser � la soci�t� � comme facteur explicatif, alors que c�est justement elle qui doit �tre expliqu�e. L�antipsychiatrie a fait une erreur semblable ; en renvoyant la folie � la soci�t�, elle s�est coul�e dans un sociologisme impuissant. On voit bien sur cette question les effets en miroir de la mise � l��preuve de Marx et de Freud. Pour Freud, la notion essentielle est celle de � sublimation �. On sublime son �nergie sexuelle pour entrer en soci�t�. Cette affaire de sublimation comme proposition sociologique n�a �videmment pas eu un grand avenir mais les psychanalystes l�ont courageusement maintenue. Cela leur donne le droit de parler comme experts sur une multitude de sujets qui ne rel�vent pas de la psychologie, mais, par exemple, du destin des grands hommes. Elle est tout simplement ridicule aux yeux de Deleuze et Guattari. Mais il y a chez les marxistes une notion en miroir que Deleuze et Guattari consid�rent comme une horreur : celle d�id�ologie. Elle permet d�expliquer, en gros, pourquoi il n�y a pas de co�ncidence entre les classes sociales et leur int�r�t. Pourquoi les classes opprim�es peuvent r�clamer plus d�oppression. � Pourquoi les hommes combattent-ils pour leur servitude ? �. Deleuze et Guattari vont montrer comment il faut se passer de cette notion d�id�ologie. Ils pr�f�rent dire qu�int�r�t et d�sir peuvent se contrarier. C�est ici qu�� la notion de classe, Deleuze et Guattari ajoutent les notions de minorit� et celles de groupe assujettis et de groupes sujets qui sont d�finis par leurs d�sirs. La notion d�id�ologie est, au c�ur du marxisme, une notion id�aliste. Car comment croire que l�id�ologie pourrait �tre assez forte pour contrarier les productions enracin�es dans la production mat�rielle ? On pourrait dire que la notion d�id�ologie substitue une forme expressive � une forme productive. Comme la psychanalyse, elle remplace l�usine par le th��tre. Elle fait l��conomie de la n�cessit� de penser simultan�ment le petit et le grand, ce que Deleuze et Guattari appellent le mol�culaire et le molaire.

La notion de � flux � qui sont cod�s de mani�re tr�s diff�rente selon que l�on soit sauvages, barbares ou civilis�s est h�rit�e de Marx (flux de capitaux, flux de marchandises, flux de plus-value, flux de travailleurs) mais elle est pouss�e � ses limites de mani�re � englober les flux de d�sir, les flux de sperme, de sang, de merde� les flux de connaissance et les flux de conneries ! Les flux sont g�n�ralis�s pour nous �viter d�avoir � utiliser des outils th�oriques contradictoires selon que l�on s�int�resse � des ph�nom�nes mol�culaires ou � des ph�nom�nes molaires. Il n�y a plus une infrastructure et une superstructure ; il n�y a plus de symbolique et d�imaginaire, mais une seule infrastructure repeupl�e de tout ce dont les th�oriciens l�avaient vid�e.

Pour Deleuze et Guattari, au d�part il n�y a ni l�individu (comme on les en a accus� en les faisant passer pour les chantres irresponsables de l�individualisme d�cha�n�), ni le social (dont il faut expliquer les modes de fabrication). Au d�but, il y a des machines. Et ces machines peuvent �tre sociales (Marx les a admirablement bien analys�es) mais elles peuvent aussi �tre d�sirantes (et l� le travail d�invention reste � faire en sauvant Freud de Freud) c�est-�-dire des machines fonctionnant � la libido comme les machines sociales fonctionnent au travail. Mais il faut sauver Freud de Freud, car il a imm�diatement annul� le caract�re subversif de sa d�couverte avec trois notions : l�instinct de mort, la castration, �dipe. Ces notions ont jou� dans la psychanalyse un r�le d�anti-production, comme il y a toujours une anti-production au sein m�me de la production capitaliste. Avec l�instinct de mort, la psychanalyse a c�l�br� ses noces avec le capitalisme.

L�Anti-�dipe propose de repeupler le monde que l��dipianisation a d�sertifi�. Il faut sortir de ce qu�ils appellent la monotonie de la psychanalyse, son caract�re affreusement morne. Il faut remettre de la joie dans la d�couverte de productions machiniques tr�s peu conformes : � C�est curieux qu�il ait fallu attendre les r�ves de colonis�s pour s�apercevoir que, aux sommets du pseudo-triangle, la maman dansait avec le missionnaire, le papa se faisait enculer par le collecteur d�imp�ts, le moi, battre par un Blanc . � Ce sera pour eux le r�le de la schizo-analyse, dont la premi�re t�che sera � d�truire, d�truire : la t�che de la schizo-analyse, passe par la destruction, tout un nettoyage, un curetage de l�inconscient. D�truire �dipe, l�illusion du moi, le fantoche du surmoi, la culpabilit�, la loi, la castration� � Tout sera donc machine, fabrication, production. Ce n�est pas une m�taphore. Et les machines d�sirantes s�emboitent dans les machines sociales. Il faut en rendre compte avec les m�mes mots, avec les m�mes outils. Il faut les penser simultan�ment. Elles appartiennent toutes les deux � ce que certains marxistes appellent l�infrastructure. On peut passer d�une face du socius � l�autre : sur une face il y a les ensembles molaires de production sociale, sur l�autre il y a les multiplicit�s mol�culaires de production d�sirante. La seule diff�rence qui existe entre les machines sociales et les machines d�sirantes, c�est que les premi�res travaillent sur un mode tel que m�me les crises (comme l�a montr� Marx) servent � leur fonctionnement sans fin : l�accumulation pour l�accumulation, la production de plus-value pour la production de plus-value. Elles fonctionnent en s�usant et en transf�rant leur valeur. Le capitalisme a remplac� les modes de codage des flux de marchandise et de plus-value des soci�t�s pr�c�dentes (le despote d�tournait ainsi la production � son profit) par une axiomatique, toujours r�invent�e, toujours redistribuant la m�me double question : qu�est-ce que l�Etat laisse faire au capitalisme et qu�est ce que le capitalisme fait faire � l�Etat ?

Ce qui s�pare les machines d�sirantes des machines sociales, c�est leur r�gime : alors que les machines sociales tournent bien, en ne cessant de se d�traquer, de r�inventer des axiomes, les machines d�sirantes sont elles la cible de tous les recodages archa�ques, papa, Dieu, mon psy, mon boulot, le Devoir, m�assumer comme sujet, etc. Non, non, le schizo, ce n�est pas la loque psychiatris�e, m�dicament�e, c�est le contemporain du capitalisme, et ce que le capitalisme craint par dessus tout. On l�a bien vu ces derni�res ann�es. Terreur face � l�id�e que les travailleurs-ch�meurs puissent perdre le go�t du travail. Alors, il appartient � l�Etat de les � activer �, de les � motiver �, de les marquer au fer rouge de la terrible loi : cherche, cherche du travail, sans quoi tu n�existes plus.

Si la notion d�id�ologie �tait impuissante � nous permettre de comprendre pourquoi classes et int�r�ts ne correspondent que si rarement, cette notion �largie de � production � et de � machine � va nous permettre de penser, en plus des classes sociales, la notion de groupes, qu�il s�agisse de groupes sujets ou de groupes assujettis.

La question n�est plus alors celle de la r�volution dont les h�ritiers de Marx croient avoir h�rit�. La question devient celle des devenirs des minorit�s qui n�ont pas pour vocation de devenir majoritaires, la question des devenirs r�volutionnaires mais aussi des mani�res dont elles peuvent �tre infiltr�es par du contre-r�volutionnaire, voire du fasciste.

La Schizo-analyse

La proposition de Deleuze et Guattari qui revient en permanence, c�est � cesser d�interpr�ter �, c�est passer de � qu�est-ce que �a veut dire ? � � � comment �a marche ? �, � quelles sont tes machines d�sirantes ? �, � qu�est-ce que �a produit ? �. Ils disent encore : � Interpr�ter, c�est notre mani�re moderne de croire, et d��tre pieux . � L�arme de l�interpr�tation a permis � la psychanalyse de se sortir � bon compte de tous les mauvais pas o� elle s�est mise ; ainsi elle interpr�tera les r�sistances � la psychanalyse, et m�me l�absence manifeste d��dipe sera interpr�t�e comme une � privation, un manque �. Mais n�est-ce pas l�, disent Deleuze et Guattari � une vieille op�ration m�taphysique � ?

� C�est pourquoi, lorsque l�on consid�re des cas pathologiques et des processus de cure dans les soci�t�s primitives, il nous para�t tout � fait insuffisant de les comparer au processus psychanalytique en les rapportant � des crit�res qui restent emprunt�s � celui-ci : par exemple un complexe familial, m�me diff�rent du n�tre, ou des contenus culturels, m�me r�f�r�s � un inconscient ethnique � comme on le voit dans les parall�lismes tent�s entre la cure psychanalytique et la cure chamanique (Devereux, L�vi-Strauss). (�) C�est de ce point de vue qu�il fait consid�rer beaucoup de cures primitives (et ils reprennent un cas de traitement chez les Ndembu rapport� par Victor Turner) ; ce sont des schizo-analyses en actes . � Il n�y a plus de m�tapsychologie triomphante, en position de surplomb, plus de privil�ge pour la psychanalyse, remise au rang d�une ethnopsychologie parmi d�autres. Vingt ans apr�s, c�est cela que l�ethnopsychiatrie essaiera de mettre en acte en inventant un nouveau dispositif technique qui int�grera, comme l�avaient fait Deleuze et Guattari, une critique de Devereux.

La schizo-analyse n�est pas une nouvelle mani�re de prendre en charge les patients, n�est pas une nouvelle proposition m�tapsychologique, r�ussissant l� ou Freud a �chou�, c�est beaucoup plus une nouvelle mani�re de faire de la politique et, entre autres, une nouvelle politique th�rapeutique. Ce qui ne veut pas dire que l�on va pouvoir continuer � faire de la psychanalyse, ici, comme si de rien n��tait. On aura appris quelque chose de nouveau, gr�ce � la schizo-analyse, que l�on pourrait r�sumer avec cette citation : � Jung remarque que le psychanalyste dans le transfert apparaissait souvent comme un diable, un dieu, un sorcier . � D�s que l�on quitte le th��tre de l�inconscient, pour l�usine, la famille fuit de tous les c�t�s : � il y a toujours une tante qui est partie avec un militaire . � Une grand-m�re sorci�re qui enseigne � sa petite fille comment manger ses fr�res et s�urs, ajoutera Tobie Nathan. Le schizo-analyste n�interpr�te pas, c�est un m�canicien. Il y aura toujours plus de choses nouvelles, surprenantes, dans les usines que dans les th��tres. � Freud ne supportait pas une simple plaisanterie de Jung, disant qu��dipe ne devait pas avoir d�existence bien r�elle puisque m�me le sauvage pr�f�re une femme jeune et jolie � sa m�re ou � sa grand-m�re . � Il a lanc� les psychanalystes, comme des missionnaires � la conqu�te du monde, pour prouver que l��dipe se retrouve partout. Et ils le trouveront bien s�r : � Alors oui, un cadre oedipien s�esquisse pour les sauvages d�poss�d�s : �dipe de bidonville. (�) �dipe, c�est quelque chose comme l�euthanasie dans l�ethnocide . �

Une psychiatrie mat�rialiste pourrait donc donner naissance � une psychiatrie tr�s politique, d�faisant la conjonction entre d�mocratie et moralisme. Les psychanalystes ont bien vu qu�il y avait quelque chose de profond�ment amoral dans la psychiatrie biologique, et les syst�mes de classification des troubles mentaux comme le DSM. Ils se sont faits les d�fenseurs d�un humanisme qui aurait sans doute surpris Freud. Eux seuls prennent en compte la souffrance du patient dans son irr�ductibilit� subjective, sa dette infinie, riraient Deleuze et Guattari. Et cela fait rire les patients, comme en �cho, Eux n�ont pas vu des ennemis dans la psychiatrie biologique et dans les classifications. Ils les ont investis sur un mode � schizophr�nique � auraient pu dire Deleuze et Guattari (� on n��coutera aucune de vos pr�tentions mais on vous demandera seulement : que savez-vous faire ? �) et ils les ont red�finies � la surprise g�n�rale et en particulier � la surprise de leurs initiateurs. L�aspect n�gatif de la psychiatrie biologique, c�est qu�elle a pris la place de ce qu�aurait pu �tre une psychiatrie pharmacologique, empirique, tiss�e � partir des connaissances des praticiens et des patients ; mais son aspect positif, c�est d�avoir rendu possible une d�culpabilisation des patients. De la m�me mani�re, les classifications, c�est ce qui permet d�j� aux patients de s�organiser et pourrait, dans le futur, si les associations de patients ne sont pas abandonn�es � l�influence de l�industrie pharmaceutique, de mettre les th�rapeutes sous observation collective.

Comment h�riter de L�Anti-�dipe, quand on est �diteur ? Comme tel j�ai �t� travers� par l��uvre de Deleuze et Guattari. Cela aiguise mes recherches pour r��diter des auteurs disparus ou trouver, susciter des auteurs vivants, les aider � avoir l��nergie d��crire, � fabriquer des machines d��criture qui �chappent au formatage acad�mique de plus en plus d�vastateur. Les �diteurs sont peut-�tre une esp�ce en voie de disparition, comme d�ailleurs les auteurs, et aussi les scientifiques - je ne r�siste pas au plaisir de faire cette digression alors que j�ai �dit� en f�vrier 2006 un ouvrage d�Isabelle Stengers intitul� La vierge et le neutrino, qui aborde les pratiques scientifiques comme � survivantes � : la machine capitaliste peut sans doute � laisser des savants, des math�maticiens par exemple schizophr�niser dans leur coin et faire passer des flux de code socialement d�cod�s que ces savants organisent dans des axiomatiques de recherche dite fondamentale. Mais la v�ritable axiomatique n�est pas l� - les savants on les laisse tranquilles jusqu�� un certain point, on les laisse faire leur axiomatique � eux ; mais vient le moment des choses s�rieuses� La v�ritable axiomatique est celle de la machine sociale elle-m�me, qui se substitue aux anciens codages, et qui organise tous les flux d�cod�s, y compris les codes de flux scientifiques et technique, au profit du syst�me capitaliste et au service de ses fins . �

Il est possible que les �diteurs fassent partie des survivants. Deleuze et Guattari �crivent : � L��criture n�a jamais �t� la chose du capitalisme. Le capitalisme est profond�ment analphab�te. La mort de l��criture, c�est comme la mort de Dieu ou du p�re, il y a longtemps que c�est fait, bien que l��v�nement mette longtemps � nous parvenir, et que survive en nous le souvenir de signes disparus avec lesquels nous �crivons toujours . �

L�Anti-�dipe n�a rien perdu de sa puissance, pour �viter le ressentiment, le triste � c��tait mieux avant �. Nous �crivons toujours, mais aux aguets, sans nostalgie pour l��poque des ma�tres � penser.


La d�faite de la psychiatrie biologique (article en ligne)
Date de publication: F�vrier 2006
Publi� dans: Psychiatrie fran�aise, Vol. XXXVI, 2/05
Texte int�gral du chapitre 3 de mon livre "Les Malheurs des psys" (La D�couverte) qui reprend et d�veloppe cet article :

L�id�e s�est r�pandue que la d�pression n�existerait pas vraiment, que ce serait seulement un �tat passager, un mal-�tre mont� en �pingle par des m�decins sous influence et par une industrie pharmaceutique pr�occup�e de vendre toujours plus de m�dicaments. Ce pourrait �tre une fausse maladie, au moins dans un grand nombre de cas. L�analyse de la place des psychotropes dans la fabrication de la nouvelle psychiatrie d�velopp�e dans les deux premiers chapitres de ce livre conduisent-ils � cette position ? Si le lecteur a cette impression, c�est que ma d�monstration a rat� et ce chapitre doit �tre l�occasion d�une mise au point pratique et concr�te.

Il faut m�me partir du point de vue inverse. Nier la r�alit� de la d�pression est insultant pour tous ceux qui en souffrent ou en ont souffert et n�ont pas l�impression d�avoir jou� un jeu de r�le ou d�avoir pris des m�dicaments pour seulement se faciliter la vie. Il faut apprendre � parler de la d�pression sous le contr�le des patients : ne pas nier l�exp�rience de ceux qui sont ou ont �t� d�prim�s et ont utilis� avec bonheur des antid�presseurs.

Aux professionnels de la psy qui disent que la d�pression a toujours exist�, nous r�pondons : c�est vrai. � ceux qui disent que, si le nombre de d�prim�s a consid�rablement augment� depuis cinquante ans, c�est parce que la d�pression est mieux diagnostiqu�e et d�pist�e par les m�decins, nous r�pondons aussi : c�est vrai. C�est justement cette seconde proposition qui doit retenir tout notre int�r�t et � partir de laquelle il faut commencer � r�fl�chir. Pourquoi et comment les m�decins peuvent-ils diagnostiquer un trouble qui auparavant ne retenait pas leur attention ? C�est une question troublante : avant, s�en moquaient-ils ? �taient-ils totalement incomp�tents face � un trouble qui cr�ve les yeux ? Pourquoi cet �tat d�pressif pr�sent� par les patients ne les int�ressait-il pas ? Pourquoi ce qu�ils ne voyaient pas est-il devenu, en quelques ann�es, visible ?

En r�pondant � ces questions, on pourrait commencer � r�fl�chir � tous ces nouveaux troubles qui apparaissent plus ou moins en m�me temps que des nouveaux psychotropes. La d�pression pourrait donc �tre une bonne introduction pour r�fl�chir ensuite � l��mergence de troubles comme l�hyperactivit� chez l�enfant et l�adolescent.

On ne voit que ce que l�on a appris � voir

Michel Foucault avait �t� fascin� par des questions semblables. Ainsi, en 1966, il �voquait l��tonnement de Buffon au XVIIIe si�cle � la lecture des descriptions du serpent faites deux si�cles plus t�t par un autre naturaliste, l�Italien Ulysse Aldrovandi, et qui lui semblaient incroyablement fantaisistes : � Aldrovandi n��tait ni meilleur ni pire observateur que Buffon ; il n��tait pas plus cr�dule que lui, ni moins attach� � la fid�lit� du regard ou � la rationalit� des choses. Simplement, son regard n��tait pas li� aux m�mes choses par le m�me syst�me . � Trois ans plus t�t, Foucault s��tait d�j� coltin� avec une question semblable, d�s les premi�res pages de Naissance de la clinique, en essayant de comprendre pourquoi les m�decins se mettent, � partir du XIXe si�cle, � voir des choses qu�ils ne voyaient pas jusque-l� : � Ce n�est pas qu�ils se soient remis � percevoir apr�s avoir trop longtemps sp�cul�, ou � �couter la raison mieux que l�imagination ; c�est que le rapport du visible � l�invisible, n�cessaire � tout savoir concret, a chang� de structure et fait appara�tre sous le regard et dans le langage ce qui �tait en de�� et au-del� de leur domaine. Entre les mots et les choses, une nouvelle alliance s�est nou�e . �

De fait, nous avons tous l�exp�rience que, dans un certain environnement, nous voyons couramment des choses qui passent inaper�ues dans d�autres. Mais il serait trop facile d��vacuer ce probl�me en se disant que la r�alit� est toujours la m�me et que, si on la voyait mal � certains moments, ou si l�on voit d�autres choses que la r�alit�, cela renvoie � une illusion, � une hallucination collective ou � une ali�nation. On sous-entend ainsi que � nous � serions d�sormais prot�g�s de ce risque. Mais pourquoi le serions-nous mieux que nos pr�d�cesseurs ?

La situation est d�autant plus int�ressante pour nous que ce sont des professionnels du soin psy qui, aujourd�hui, ne voient pas la m�me chose : certains troubles mentaux comme la d�pression ou le � trouble d�ficitaire de l�attention avec hyperactivit� chez l�enfant �, non seulement ne font pas l�unanimit� mais provoquent de vives confrontations entre les professionnels du soin. Ce n�est pas nouveau et cela a beaucoup tracass� la psychiatrie avant la mise au point du DSM III en 1980. Andrew Lakoff raconte cet �pisode qui a marqu� les psychiatres : � La disparit� entre les diagnostics psychiatriques port�s aux �tats-Unis et en Europe a �t� spectaculairement mise en �vidence quand une �tude clinique publi�e en 1972 a cherch� � expliquer les diff�rences de pr�valence de la schizophr�nie. En pr�alable, les chercheurs montraient un film d�un patient interrog� alternativement par des psychiatres am�ricains et britanniques. Un tiers des psychiatres am�ricains diagnostiquait une schizophr�nie, ce que ne faisait aucun Britannique. Il est apparu que le terme schizophr�nie �tait utilis� par les Am�ricains pour d�signer tout trouble mental grave. Dans le m�me temps, le diagnostic de psychose maniaco-d�pressive �tait vingt fois plus souvent port� en Grande-Bretagne. Aux �tats-Unis, les cliniciens n�en �voyaient� tout simplement pas . �

Dans le d�bat actuel qui oppose des praticiens de la psy, on observe non seulement des d�saccords sur la prise en charge des troubles, mais aussi une incertitude qui semble grandissante sur leur description m�me, sur leur qualification. Il y a d�sormais autant de d�saccords entre les cliniciens occidentaux, tous bard�s de dipl�mes universitaires et de r�f�rences acad�miques, qu�entre eux et tous ceux qui �taient habituellement disqualifi�s comme des charlatans : les magn�tiseurs, les gu�risseurs traditionnels, les hom�opathes, etc. De quoi troubler les pouvoirs publics qui aimeraient bien mettre de l�ordre dans cette affaire et qui ne savent plus � quel saint se vouer� � leur grand d�sespoir, la � science � ne se montre pas capable de trier le bon grain de l�ivraie et de mettre fin au d�bat.

Du point de vue de la m�decine acad�mique, cette situation pourrait se r�v�ler insupportable. Depuis le d�but du XXe si�cle, la m�decine a consacr� une �nergie consid�rable � ce que cette situation de d�sordre n�existe dans aucun des domaines dont elle estime avoir la charge. C��tait m�me la condition pour qu�elle apparaisse rationnelle et scientifique, qu�elle obtienne la confiance du public et que, enfin, ceux qu�elle caract�risait comme des charlatans ne lui d�robent pas sa client�le.

Admettre qu�un regard n�est jamais pur, mais doit �tre arm� pour voir certaines choses et ne pas en voir d�autres, est une proposition qui peut choquer notre sens de la � r�alit� �. La r�alit� n�est-elle pas le sol stable, ce qui justement ne change pas selon la mani�re dont on la regarde ? Les philosophes pragmatistes, comme William James et John Dewey, ont mis ce probl�me au centre de leur philosophie. Pour eux, c�est la notion de � r�alit� � qui pose probl�me. Cela ne veut pas dire que la � r�alit� � n�existe pas, mais qu�elle ne peut pas �tre le point de d�part d�un raisonnement ; elle ne constitue pas une instance fiable � laquelle on pourrait faire facilement appel pour d�partager, par exemple, des personnes en d�saccord. On peut prendre l�exemple de scientifiques en pleine controverse. Comment se contredisent-ils ? Aucun ne pr�tend parler au nom de la � r�alit� � : cela ferait rire tous les coll�gues. Alors, au nom de quoi se contredisent-ils ? Au nom des exp�riences qu�ils ont faites et dont ils sont peu ou prou les porte-parole.

On peut aussi faire l�exercice de pens�e suivant : imaginons un Grec de l�Antiquit� d�crire la r�alit� qui l�entoure. Il commencerait certainement � nous parler dans des termes tr�s semblables � ceux que nous employons aujourd�hui. Mais d�s qu�il voudrait approfondir sa description pour qu�elle devienne int�ressante, il tiendrait des propos que nous aurions du mal � accepter : il introduirait de multiples notions sans lesquelles il ne pourrait pas rendre compte du r�el. On peut, de la m�me fa�on, imaginer que nos descendants ne d�criront certainement pas la � r�alit� � comme nous pouvons le faire aujourd�hui, sauf � croire que nous n�avons plus rien � apprendre ! La r�alit� est comme un fleuve qui d�borde de toute part � et on ne sait m�me pas dans quel sens il coule, disait Bergson.

William James prend un autre exemple : la constellation de la Grande Ourse dans un ciel �toil� . Si l�on a appris � la reconna�tre, elle appara�t au premier coup d��il ; mais sans apprentissage, on ne la voit pas. Elle existe donc, mais seulement pour ceux qui ont appris � la voir. Elle a une existence � r�elle �, mais � relative � � un apprentissage. Apr�s tout, c�est une situation assez courante que tous les sp�cialistes connaissent : ils voient ce qu�un �il profane ne voit pas.

Les antid�presseurs comme briseurs d�ordre

Nous pouvons, apr�s ce d�tour, revenir � la question de la d�pression. Qu�est-ce que la d�pression ? Elle n�est d�finissable qu�au travers d�une constellation de troubles : humeur triste ; perte d�int�r�t et de plaisir ; troubles de l�app�tit ; troubles du sommeil ; ralentissement, incapacit� � agir ; fatigue ; difficult�s � se concentrer ; pens�es de mort (suicidaires).

Chacun de ces troubles peut exister sans les autres. Selon le DSM, la pr�sence des deux premiers signes plus trois autres signes, choisis dans la liste, permettent d��tablir le diagnostic d��pisode d�pressif majeur. Mais si le patient pr�sente seulement deux de ces troubles, on diagnostiquera des formes mod�r�es de d�pression qu�on affublera de noms savants : dysthymie, d�pression r�currente br�ve� C�est l� le consensus auxquels sont arriv�s les psychiatres am�ricains apr�s de longs d�bats dans les commissions qui leur ont permis d��laborer le DSM.

Dans le mouvement par lequel la psychiatrie constitue l�objet � d�pression �, elle le d�mant�le en une pluralit� de signes qui ne sont pas tous obligatoires. La d�pression est dans sa d�finition m�me quelque chose d�h�t�rog�ne. Cela devrait �tre troublant pour tous ceux qui font le pari (et c�est le pari qui d�finit la psychiatrie biologique) de l�existence d�une substance (la d�pression) dont les diff�rents troubles et sympt�mes ne seraient que les attributs. Les attributs changent, mais la substance reste.

On peut comprendre la tentation rationaliste : pouvoir situer la d�pression dans un encha�nement logique d�termin�, imaginer que les antid�presseurs arrivent � la fin de cet encha�nement. Mais le diagnostic de d�pression n�inscrit pas le patient dans une cha�ne de causalit� psychologique ni dans une causalit� biologique, qui reste hypoth�tique. Elle l�inscrit plut�t dans une exp�rience qui est celle d�finie par les �tudes cliniques, cet entre-deux o� s�organise, comme on l�a vu, la mise en relation mouvante de r�cepteurs neuronaux (qui permettent de s�lectionner des candidats psychotropes), d�un c�t�, et des comportements qu�ils modifient, de l�autre. Ce que j�ai appel� une � petite biologie � et une � petite psychologie �. C�est la fabrication de relations entre petite biologie et petite psychologie qui permet de d�signer l�endroit o� installer le patient.

Ainsi, il n�est pas sans importance de remarquer que cette constellation inconstante de troubles qui permettent de d�crire la d�pression n�a �t� fix�e qu�apr�s l�invention des antid�presseurs. Revenons � la mani�re dont William James propose de comprendre la mani�re dont nous saisissons le r�el : � Le contenu du monde est donn� � chacun de nous dans un ordre si �tranger � nos int�r�ts subjectifs, que notre imagination arrive difficilement � nous le d�crire. Nous sommes contraints de briser enti�rement cet ordre ; puis en triant les �l�ments qui nous concernent, en les reliant � d�autres �l�ments �loign�s avec lesquels nous les consid�rons comme apparent�s, nous nous trouvons � m�me d��laborer des s�ries de successions et de tendances, de pr�voir des possibilit�s particuli�res, de go�ter la simplicit� et l�harmonie succ�dant au chaos . � Les psychotropes ne pourraient-ils pas �tre consid�r�s comme des � briseurs d�ordre �, des outils permettant de sortir d�un � chaos extr�me � ? Il est utile ici de revenir sur la mani�re dont agissent les antid�presseurs. Comme on l�a vu, Nathan Kline � � l�origine des premiers m�dicaments de cette classe � les d�finissait comme des � �nergisants psychiques � : ils augmentent les niveaux d��nergie, favorisent l�app�tence, accroissent la r�ponse aux stimuli, cr�ant un sentiment d�optimisme. Ces m�dicaments ne soignent donc pas la d�pression en tant que telle, mais induisent un nouveau r�gime de fonctionnement du cerveau. Dans ce nouveau r�gime, les sympt�mes d�pressifs qui font tant souffrir les patients peuvent s�att�nuer, voire dispara�tre dans certains cas. Les r�sultats seraient positifs dans environ 60 % des cas selon les �tudes cliniques.

D�une certaine mani�re, on n�a su inventer que deux types de psychotropes : les �nergisants et les calmants. Ces derniers abaissent le niveau de vigilance (des benzodiaz�pines aux neuroleptiques�). Les psychiatres am�ricains parlent � juste titre de � tranquillisants majeurs � et de � tranquillisants mineurs �. On peut ensuite les diff�rencier en fonction de leur rapidit� d�action, de leur puissance, etc. On ne dispose donc pas de psychotropes qui seraient sp�cifiques aux traitements des diff�rents troubles mentaux. Ce constat permet de comprendre pourquoi tous les troubles mentaux qui ne rel�vent pas de cette double action, comme les troubles parano�aques ou l�anorexie, restent sans traitement pharmacologique.

Du c�t� des m�decins

Tous les observateurs sont troubl�s par un fait qu�ils ont du mal � expliquer : la vague de diagnostics de d�pression pos�s par les m�decins suit l�arriv�e sur le march� de nouveaux antid�presseurs. C�est particuli�rement vrai avec l�arriv�e du Prozac et des autres inhibiteurs de la s�rotonine : une nouvelle famille de m�dicaments, globalement moins efficaces que les anciens mais induisant moins d�effets secondaires d�sagr�ables. L�existence des antid�presseurs pourrait donc avoir eu un effet sur les m�decins. Ils auraient justifi�, fortifi�, enracin� le diagnostic de d�pression. Ils auraient cr�� le caract�re bienvenu, et m�me souhaitable, de ce diagnostic. Ce n��tait pas le cas avant leur mise sur le march�.

Les m�decins re�oivent des patients qui ne vont pas bien � sans que l�on puisse rep�rer chez eux un trouble organique �, avec une nouvelle question dans la t�te : � Ne pourrais-je pas am�liorer leur �tat en leur prescrivant un antid�presseur ? � Le regard du m�decin g�n�raliste est d�sormais arm� pour voir la d�pression. Avant la mise � sa disposition des antid�presseurs, son regard flottait autrement, se fixait sur des choses diff�rentes, retenait d�autres �pisodes dans le r�cit multiple des patients (c��tait un � chaos extr�me ��). D�sormais, il v�rifie si la d�pression n�est pas une bonne porte d�entr�e dans l��tat de son patient. D�pression et existence des antid�presseurs ont donc partie li�e. Les antid�presseurs permettent aux m�decins de ne plus s�int�resser au contenu du discours des patients, mais seulement � ce dont ce discours est une manifestation (ainsi les raisons donn�es par le patient � son mal-�tre seront �cout�es d�une oreille distraite, ce qui compte ce sont les sympt�mes et leur dur�e).

Au fil du temps, le m�decin abandonnera la d�finition th�orique et acad�mique de la d�pression � finalement sans grand int�r�t pour lui �, pour appeler ainsi tous les �tats qu�il aurait auparavant vus de mani�re diff�renci�e, mais dont il sait peu � peu, par � exp�rience � (encourag�e par les formations dispens�es par les laboratoires pharmaceutiques), qu�ils peuvent s�am�liorer gr�ce � la prise d�un antid�presseur. O�, plut�t, la d�finition de la d�pression �voluera en fonction de l�exp�rience des m�decins. D�o� la formule na�ve, mais certainement exacte, que l�on retrouve dans de nombreux ouvrages �crits par des psychiatres : la d�pression, c�est ce qui est soign�, ou am�lior�, par les antid�presseurs. C�est ici que les �tudes cliniques jouent un r�le essentiel, triant d�un c�t�, au sein de la psychologie et, de l�autre, au sein de la r�ceptologie neurobiologique et cr�ant des correspondances empiriques qui ne sont th�oris�es qu�a posteriori.

Pour rendre compte de ce dispositif, on pourrait parler de � niche �cologique � comme le fait le philosophe Ian Hacking : les m�decins et les m�dicaments antid�presseurs cr�ent un milieu, une �cologie qui n�existait pas avant, favorable au rep�rage et au traitement de la d�pression.

Du c�t� des patients

Il nous faut maintenant nous situer du c�t� de l�exp�rience des patients. On nous dira que la r�organisation du travail du m�decin (provoqu�e par la mise � disposition des antid�presseurs) ne changerait rien pour eux : ils sont seulement �cout�s, observ�s, diagnostiqu�s comme ils ne l��taient pas auparavant. On leur pose de nouvelles questions, on s�int�resse � eux sous des formes inattendues. Cela change les choses en surface, mais il n�y a pas de raison que cela les change sur le fond. Il faut pourtant y regarder de plus pr�s.

D�abord, le patient a certainement entendu parler de la d�pression avant m�me que le m�decin ne pose son diagnostic : par la presse, par son environnement familial et professionnel. Il est sans doute de plus en plus fr�quent que le patient ait d�j� port� lui-m�me ou accept� le diagnostic de d�pression, avant de se rendre chez son m�decin. Ce pourrait m�me �tre, dans la plupart des cas, un pr�alable : sinon pourquoi irait-il consulter ? Cette reconnaissance n�est pas sans effets en retour sur lui : il se sent d�culpabilis� d�une partie de son exp�rience douloureuse, ce qui est d�j� un changement qui va au-del� des apparences. Parfois, il est surpris et r�siste : il n�accepte pas de donner le nom de � d�pression � � l�exp�rience qu�il est en train de vivre, car ce n�est souvent pas le sens qu�il donnait spontan�ment � ses �motions du moment. Il peut finalement s�y rallier et, du coup, aller voir un m�decin, ce qui implique qu�il a d�cid� de demander une prescription d�antid�presseurs. Sinon, il va voir un psychologue.

Il est donc important de retracer le parcours des patients d�pressifs. Nous pouvons le faire gr�ce aux nombreux t�moignages que certains d�entre eux ont laiss�s. On peut �tudier de ce point de vue le livre de Philippe Labro, Tomber sept fois, se relever huit . Le journaliste �crivain d�crit bien le parcours de celui qui rencontre un jour le diagnostic de d�pression. Il raconte la premi�re �tape : � Honteux, g�n�, comme un enfant saisi d�incontinence, je vais t�cher de dissimuler ce que j�ai pris pour un ph�nom�ne passager, d� � je ne sais quelle fatigue ou quel virus, mais dont je vois bien, d�sormais, qu�il s�agit de quelque chose de plus grave � quoi je ne sais faire face. � quoi je ne sais pas donner de d�finition et qui va bouleverser mes jours � et plus souvent mes nuits. [�] Manger est une �preuve, boire une punition. La mandarine n�a plus de go�t, la pur�e ne passe pas � travers la gorge, le caf� laisse des traces d�amertume. La viande, dans l�assiette, a l�air inabordable. Je ne la mangerai pas. Le sucre �c�ure, le chocolat donne la naus�e. �

Il pr�cise plus loin : � Mais d�abord, je n�avais pas encore admis et accept� que j��tais malade. Je n�arrivais d�ailleurs pas � d�finir la maladie. � Philippe Labro verra successivement un acupuncteur, un cardiologue, avant d�accepter de voir un psychiatre. Ce chemin est long et il ne se termine pas toujours de cette mani�re. Le sociologue David Karp, auteur d�un livre de r�f�rence sur la sociologie de la d�pression, parle de cette p�riode o� dominent les inchoate feelings, cet ensemble d�affects qui n�ont pas encore fait bloc, qui sont peu consolid�s, et sur lesquels il est difficile de mettre un nom . Il faudra souvent, pour cela, un choc. Au d�but, la personne pense que ce qui lui arrive est d� � une cause ext�rieure et vit avec culpabilit� ce qu�elle croit �tre sa mauvaise � r�action �. C�est souvent parce que les � causes ext�rieures � disparaissent et que rien ne s�am�liore, qu�elle d�cide de rencontrer un m�decin �ventuellement psychiatre. Il y aura souvent une crise, comme une tentative de suicide, avant que le mot de d�pression soit prononc� et accept�. Philippe Labro raconte bien ce passage : � Et d�abord, si je suis malade, comment s�appelle cette maladie ? Je ne sais pourquoi, je n�ai pas encore entendu prononcer le mot pr�cis : �d�pression�. Cela para�t incroyable avec le recul, mais il n�a pas encore fait irruption dans ma vie. �

Le patient accepte de donner un nouveau sens � sa souffrance psychique, d�inscrire cette exp�rience dans quelque chose de reconnaissable, de banal, d�acceptable. � ses propres yeux, comme aux yeux du m�decin, il devient imm�diatement semblable � beaucoup d�autres. La notion de � niche �cologique � devient, de ce point de vue, �galement int�ressante ; le patient va pouvoir d�ployer l�exp�rience douloureuse qu�il vivait dans un nouvel environnement : celui de la rencontre avec le m�decin, puis celui de la prise d�antid�presseurs. Le malaise passe de l�espace priv� � l�espace public ; si, de plus, le patient est hospitalis�, il va socialiser son exp�rience dans les �changes avec des personnes qui vivent quelque chose de semblable.

On pense ici � ce qu��crivait Nathalie Sarraute � propos de l�amour dans une v�ritable le�on de clinique : � Les cons�quences en un instant, de l�apparition de ce �mot qui donnera un nom � ce qu�ils sentent l�un pour l�autre�. Il [Stendhal] avait d�j� vu, il avait pressenti ce qui maintenant exclusivement nous occupe : les effets que le mot � lui seul produit quand il fait irruption� Mais peu importe pour nous que ce soit en celui-l� en particulier ou en celle-ci, chez Fabrice ou la Sanseverina� deux ombres chuchotantes nous suffisent� vides d�abord de tout mot� Et puis le mot. Lui seul, faisant son apparition. Le voici maintenant devant nous, hors de telle ou telle vie, isol� de tous �v�nements et circonstances� Un corps chimique � l��tat pur . � Le mot � aplanit � et � nivelle � tout. Sarraute compare encore l�amour � un ensemble d��difices, � un � �tat puissamment arm�, bien gard� et polic� �, o� des gardes ont �t� dispos�s � toutes les issues.

Du point de vue de l�exp�rience du patient, on ne peut donc comprendre ce qui lui arrive qu�en se pla�ant dans la dur�e et dans les transformations qu�il vit. Son exp�rience existentielle devient gu�rissable (ou peut �tre soulag�e) avec un m�dicament ; il n�est plus dans une exp�rience d�valorisante qui le met hors du commun. La proposition (aller voir un m�decin, prendre des m�dicaments) est donc bonne � prendre. On pourrait presque dire qu�elle est, en elle-m�me, un premier pas vers la gu�rison et une bonne raison pour que les antid�presseurs soient efficaces. Il y a donc eu une transformation du patient. Sans le dispositif que nous avons d�crit comme une � niche �cologique � et form� par le m�decin et les antid�presseurs, ces patients auraient eu �videmment d�autres devenirs.

Le parcours du patient ne s�arr�te pas l�. Il va commencer � prendre des antid�presseurs. Souvent, �a ne marche pas, ou mal. Certains aggravent m�me la situation. Philippe Labro en essaiera de toutes les familles chimiques, les m�langera, et c�est seulement au bout d�un an de traitements successifs qu�il commence � �merger, sans que l�on sache vraiment si c�est le r�sultat des derniers antid�presseurs qu�il prend, ou si sa d�pression est arriv�e � la fin d�un cycle naturel. Les patients connaissent rarement des cures miraculeuses (m�me si cela arrive). Ils apprennent n�anmoins � vivre � d�sormais avec cette exp�rience enracin�e en eux, qui peut revenir � chaque instant, et qu�ils apprennent plus ou moins � g�rer avec leur entourage.

On peut donc, avec David Karp, parler d�une � dialectique � de l�exp�rience d�pressive, avec trois grandes �tapes :

� la phase d�ext�riorisation : il y a une cause ext�rieure � ce qui m�arrive ;

� la phase d�int�riorisation avec culpabilit� : les causes ext�rieures qui me semblaient expliquer mon �tat ont chang� et je vais toujours aussi mal ; je suis responsable ;

� la phase d�int�riorisation sans culpabilit� : les m�dicaments rendent possible cette transformation de l�exp�rience.

Les antid�presseurs permettent, en m�me temps, une internalisation et une mise � distance. C�est ce qui fait leur originalit� absolue et qui pourrait bien �tre une caract�ristique de l�ensemble des troubles mentaux quand ils sont trait�s avec des psychotropes. C�est � cet endroit pr�cis que l�on peut distinguer les m�dicaments des psychoth�rapies.

Les � d�prim�s � apprennent successivement � se red�finir, � r�interpr�ter leur pass�, et la plupart d�entre eux savent in fine que le langage m�dical est incomplet, insatisfaisant, ne rend pas compte de la totalit� de leur parcours. Certains deviennent fatalistes, reconnaissant le caract�re in�luctable de la survenue d��pisodes d�pressifs qu�ils doivent apprendre � g�rer le mieux possible. Selon David Karp, ils apprennent � � int�grer �, � � incorporer � la d�pression � leur vie. Cela implique pour eux de s��loigner de la m�decine, des explications et des mots qu�elle emploie (l�exp�rience de la d�pression compar�e � celle du diab�te�), pour pouvoir parler dans des termes nouveaux de ce qui devient une transformation spirituelle. D�autres prendront toute leur vie un antid�presseur qui leur convient et qu�ils ont identifi� apr�s de multiples t�tonnements. L�id�e d�un fonctionnement du cerveau qui peut �tre modifi� par une substance chimique n�implique plus alors l�identification de l�exp�rience � une maladie.

On voit surtout ce que l�on vient d�apprendre � voir

Revenons maintenant sur ces transformations du patient en nous situant � la fois du point de vue du m�decin et du point de vue du patient. Essayons ici d��tre plus concrets sur ces � devenirs �. Imaginons un patient qui se rend chez le m�decin sur l�insistance de son entourage parce qu�il pr�sente tous les signes de la d�pression. Est-ce que le m�decin se contentera de v�rifier les � crit�res � de la d�pression (humeur triste, fatigue, incapacit� � agir, perte d�int�r�t et de plaisir, d�valorisation de soi et sentiment de culpabilit�, difficult� de se concentrer, id�es suicidaires, troubles de l�app�tit et du sommeil) ? Ou posera-t-il d�autres questions sur la vie de couple ou la vie professionnelle ? S�il le fait, prendra-t-il au s�rieux ce que le patient lui raconte alors (ce qui implique que cela a une certaine importance pour le diagnostic) ?

J�ai fait l�exp�rience d�une r�union avec des psychiatres au cours de laquelle on introduisait le th�me du harc�lement moral. Tous les m�decins pr�sents ont vite �t� convaincus qu�ils n�avaient peut-�tre pas pos� toutes les questions qu�il fallait � certains de leurs patients �tiquet�s tr�s vite comme d�pressifs. Ou qu�ils n�avaient pas vraiment voulu en savoir plus quand le patient avait essay� de leur parler d�une exp�rience qu�il vivait, par exemple sur son lieu de travail. Le dispositif dans lequel le m�decin se situait au moment de faire le diagnostic l�amenait imm�diatement � interpr�ter ce que disait alors le patient dans le seul cadre de la d�pression. Il se plaint d�une pers�cution ? Dans la � niche �cologique � o� s�est install� le m�decin, cela peut �tre imm�diatement interpr�t� comme une rationalisation accompagnant son �pisode d�pressif. Cela n�a pas � �tre �cout� et pris au s�rieux en tant que tel. Du coup, on pourrait traiter de la m�me mani�re un patient qui a �t� victime de tortures et qui pr�sentera pendant des ann�es les sympt�mes de la d�pression. La machine produit de la b�tise. C�est ce qu�a pu constater la psychologue Fran�oise Sironi . Ce qui est redoutable ici, c�est que le dispositif dans lequel agit le m�decin � quand il fait le diagnostic de d�pression � l�am�ne � poursuivre le travail du pers�cuteur : le harc�lement moral consiste justement � convaincre la victime que tout est de sa faute, que tout ce qui lui arrive n�est que le r�sultat de son incomp�tence, de ses insuffisances (ce que le m�decin renforcera en constatant � cet endroit pr�cis un � sentiment de d�valorisation � essentiel au diagnostic de d�pression).

Dans le cas d�un harc�lement moral identifi� comme tel, un m�decin pourra tout � fait prescrire un antid�presseur (ou un hypnotique pour dormir), mais le contexte dans lequel il le fera et les explications qu�il donnera aux patients ne seront pas les m�mes et cette diff�rence pourrait bien �tre essentielle. Il ne comparera certainement pas d�pression et diab�te. Il prendra garde � ne pas prolonger le travail du harceleur en renvoyant le patient � son int�riorit� psychique ou � un dysfonctionnement de son cerveau : il insistera, au contraire, sur l�importance de l�enjeu social, et pourra m�me inviter le patient � se tourner vers une organisation syndicale, un avocat ou une association � s�il a le savoir-faire pour cela, ce type de comp�tence n��tant pas enseign� en facult� de m�decine.

Cet exemple ne doit surtout pas nous amener � penser que toutes les d�pressions seraient en fait des harc�lements moraux mal (ou incompl�tement) diagnostiqu�s. Il s�agit seulement de souligner que l�existence des signes de la d�pression chez un patient ne garantit aucunement que l��tiquette d�pression soit la plus int�ressante d�un point de vue th�rapeutique et nous donne un acc�s privil�gi� (et incontestable) � la r�alit� de ce patient. Notre regard �tait arm�. La d�pression est souvent le plus petit commun d�nominateur de multiples exp�riences tr�s diff�rentes, qu�il peut �tre dramatique de ne pas prendre en compte et qui font que la th�rapeutique propos�e restera insuffisante ou m�me inefficace, quand elle ne renforcera pas la souffrance � on sait, par exemple, qu�un antid�presseur peut pr�cipiter le risque suicidaire. Comme plus petit commun d�nominateur, la d�pression constitue une sorte d�attracteur. Ce que je dis l� pourrait ressembler � ce que beaucoup de th�oriciens de la th�rapie familiale (l��cole de Palo-Alto) ont d�j� constat� quand ils ont propos� la notion de � cadre �. Mais je tente surtout de me situer du c�t� de la fabrique du regard, du fait que regarder ceci ou cela ne d�pend pas de notre bonne volont�, mais des outils dont nous disposons. De ce point de vue, la th�rapie familiale va certainement trop vite en proposant le cadre de la famille comme le cadre par excellence pour saisir les troubles psychologiques.

On pourrait ici faire fonctionner la diff�rence propos�e par Bergson entre dur�e et espace. Notre saisie des troubles mentaux, depuis l�invention des psychotropes modernes, s�est spatialis�e. Elle suppose de plus en plus l�effacement de la saisie des troubles dans leur dur�e. De ce point de vue, on peut comprendre le lien privil�gi� qui existe entre la psychiatrie qui prescrit des psychotropes et les th�rapies comportementales : elles saisissent toutes les deux les troubles des patients de mani�re spatiale. Or, les troubles psychiques, comme toute r�alit�, coulent comme un fleuve� On pourrait donc compliquer les diagnostics de d�pression, faits en toute bonne conscience, � l�infini. Ce que je propose de penser, c�est que les mots que l�on utilise pour faire ce type de diagnostic (ici le mot � d�pression �) t�moignent de l�existence d�une niche �cologique qui dicte un devenir et qu�il faut donc saisir dans la dur�e au sens de Bergson et non pas au sens plus limit� que la psychanalyse pourrait donner � cette formule.

Mais il nous faut maintenant nous prot�ger d�une autre facilit� de la pens�e : la double exp�rience du m�decin et du patient ne met pas en relation un fond ou une substance (la d�pression) qui serait une r�alit� parfaitement saisie (partout, dans tous les pays, � toutes les �poques), et ses manifestations (la fa�on dont ce fond s�exprime) ou attributs, qui pourraient prendre des aspects tr�s diff�rents, par exemple selon les diff�rentes cultures d�appartenance des patients (les patients africains auraient tendance � se dire victime de sorcellerie, ai-je ainsi lu dans un livre sur la d�pression). Ce serait penser qu�il existe un trouble objectif auquel se surajouterait une mani�re subjective de le vivre et d�en rendre compte. C�est ressusciter la vieille opposition entre substance et attributs. Sauf que nous n�avons aucun acc�s � la connaissance de la substance sans prendre le chemin des attributs� Il faut donc abandonner cette m�thode et tenter de comprendre la d�pression comme une exp�rience qui s�inscrit dans la dur�e, qui se transforme selon la mani�re dont on en parle, dont elle est �cout�e, dont on propose de la soulager. C�est finalement un peu ce que certains psychiatres comme Boris Cyrulnik ont tent� de penser avec la notion de r�silience. Selon l��cologie dans laquelle un malheur psychologique est pris, il peut �tre soit catastrophique pour l�individu concern�, soit avoir peu de cons�quences.

Les � mises en culture � des souffrances psychiques

Certains anthropologues am�ricains, qui ont �tudi� les �motions dans des cultures diff�rentes, pourraient nous montrer la voie. Lila Abu-Lughod a ainsi rapport� que dans les tribus de B�douins qui vivent � la fronti�re entre l��gypte et la Libye, il �tait obsc�ne de manifester et de parler de ses �motions comme nous le faisons en Occident . On ne peut le faire que sous la forme de po�mes. Sur un canevas pr�existant, on se met alors publiquement � chanter ses �motions, ses sentiments, et ils peuvent alors �tre compris par ceux qui �coutent. Il ne s�agit pas l� d�une simple mise en forme : cela a un effet structurant en profondeur sur ce qu�on a pris l�habitude chez nous d�appeler le � psychisme �, mais qui serait sans doute mieux d�crit avec le vieux mot d�� �me �. Ces anthropologues parlent de � politique des �motions � pour insister sur le fait que les �motions ne sont pas naturelles, mais sont � cultiv�es � de mani�res tr�s diverses et que l�on peut ainsi obtenir des vari�t�s tr�s particuli�res .

Croire que le fond (le plus important) est le m�me partout, et que seule la forme (toujours secondaire) change revient � �riger la psychologie � occidentale � comme valable en tout temps et en tout lieu. C�est oublier que cette psychologie n�est qu�une ethnopsychologie parmi d�autre. Les Occidentaux ont invent� des modes particuliers de mise en culture de leurs �motions, de leurs sentiments, de leurs souffrances psychiques : c�est ainsi qu�ils ont obtenu cette esp�ce particuli�re qu�est la d�pression. La premi�re erreur, on l�a dit, ce serait de croire que la d�pression est une � illusion �. Mais l�autre mauvaise mani�re de proc�der, c�est de croire que cette ethnopsychologie entretient avec la � r�alit� � un meilleur rapport que les autres ethnopsychologies � ou alors, comme le font certains psychanalystes, que c�est un masque par rapport � la vraie r�alit� qu�eux seuls sont capables d�identifier. Th�orie scientiste contre th�orie scientiste. Dans les deux cas, cela nous met dans une situation guerri�re : il faut convaincre les autres de notre sup�riorit�. Certains cyniques diront : bient�t, il n�y aura plus qu�une seule ethnopsychologie par un effet automatique de la mondialisation inexorable. Toutes les autres seront mortes. Mais ce n�est pas l� faire seulement une constatation passive, c�est l�accepter, c�est une pr�diction autor�alisatrice, qui s�agence bien avec les efforts de l�Association mondiale de psychiatrie ou de l�OMS pour g�n�raliser sans �tats d��me les outils psychiatriques occidentaux. Nous aurons ainsi appauvri le monde, ce qui est �galement tr�s triste pour nous, car cela nous rendra encore plus difficile de comprendre en quoi notre invention psychiatrique moderne est int�ressante. Au nom du progr�s, nous aurons supprim�, peut-�tre d�finitivement, toutes les autres hypoth�ses fabricatrices de r�alit�, au lieu de nous confronter � elles de mani�re fructueuse. Pour reprendre la formule de William James, notre univers aura triomph� des � plurivers �. Nous aurons gagn� par �radication. Il n�y aura qu�un seul monde possible !

La psychiatrie aurait ici tout int�r�t � apprendre de ce qui s�est fait dans le champ de la sociologie des sciences, en particulier de l�anthropologie dite sym�trique, qui consiste � traiter de la m�me mani�re, avec les m�mes outils, ce que nous avons trop vite l�habitude de disqualifier sous le nom de � croyances � et ce que nous avons l�habitude de consid�rer comme � scientifique �.

Si l�on se mettait � imaginer une � politique des souffrances de l��me �, on ne chercherait plus � savoir si notre mani�re de les cultiver est vraie ou fausse, mais quelles sont ses qualit�s et ses d�fauts, ses points forts et ses points faibles. Et l�on pourrait ainsi se confronter, de mani�re civilis�e, aux autres ethnopsychologies. Nous pourrions alors constater que nos antid�presseurs sont moyennement efficaces (dans, au mieux, 60 % des cas), augmentent certainement le risque suicidaire, mais restent tr�s utiles pour de nombreux patients. Nous prendrions aussi conscience que nous ne savons pas nous prot�ger contre le caract�re �pid�mique d�un trouble d�fini comme la d�pression, ni contre le fait que cela rend notre mani�re de soigner les troubles mentaux terriblement monotone (un calmant ou un �nergisant ?) et peut nous amener � des graves m�prises (ne pas reconna�tre, par exemple, les patients victimes de harc�lement moral ou de torture). Cela nous am�nerait � nous interroger sur ce que nous avons perdu en utilisant cette technique qui nous oblige � ne plus tenir compte du contenu de la plainte des patients, mais seulement de ce qu�elle est cens�e manifester.

Mais la faiblesse essentielle de la psychiatrie qui est n�e avec les m�dicaments pourrait �tre plus g�n�rale et plus lourde de handicaps : elle ne reconna�t pas que les outils dont elle dispose pour intervenir (les psychotropes) ont un effet en retour sur nos d�finitions, sur nos modes m�mes d�observation et � de ce fait m�me � sur les devenirs des patients. Elle croit na�vement que l�on peut s�parer les op�rations de diagnostic-observation et de traitement. Elle croit que l�on peut s�parer dans la t�te du psychiatre les moments de ces diff�rentes op�rations. L�observation, puis le classement des signes et des sympt�mes, ne seraient pas li�s de mani�re interactive avec le moment de l�action (la prescription).

On est pourtant en droit d�affirmer que cette pens�e de l�interaction est une condition essentielle de scientificit� de la psychiatrie. L� encore, nous serons bergsoniens, en reconnaissant que la � propri�t� principale de l�esprit, c�est sa plasticit� int�grale �. Cela vient �videmment compliquer de mani�re extraordinaire le travail de fabrication d�outils comme le DSM. Citons encore une fois William James : � L�entendement doit �tre passif, d�pourvu de r�action, semblable � une feuille de papier blanc sur laquelle vient s�enregistrer sa propre d�finition philosophique, comme la plume du chronographe enregistre la courbe. De toutes les doctrines hypocrites soutenues hypocritement en cette �poque d�hypocrisie, celle-ci m�a toujours paru la plus mis�rable, particuli�rement lorsqu�elle �mane de psychologues de profession. Comme si l�entendement, eu �gard � sa d�finition, pouvait �tre d�pourvu de toute r�action ! Comme si une conception pouvait surgir autrement qu�en vue d�un dessein, autrement que pour faire passer d�un �tat r�v�l� par les sens � un �tat d�sir� par la volont� . �

Ce d�bat-l� serait sans doute mille fois plus riche que celui qui oppose de mani�re rituelle psychiatrie pharmacologique et psychoth�rapies d�inspiration psychanalytiques, qui croient toutes deux �tre dans un rapport privil�gi� avec la r�alit�.


Avoir besoin que les gens pensent
Date de publication: Janvier 2006
Publi� dans: Multitudes, 23
R�sum�s :

(Le texte int�gral peut �tre lu dans la rubrique Textes � disposition sur ce site.)

De nouveaux objets se sont ouvert un acc�s au champ politique ces derni�res ann�es (semences, m�dicaments, etc.), tandis que les objets traditionnels du mouvement ouvrier du XIX�me si�cle (travail, revenu, etc.) en paraissaient expuls�s, rel�gu�s aux experts. Avec le mouvement altermondialiste et la campagne du non au Trait� constitutionnel, les objets politiques traditionnels sont revenus en force, mais le politique lui-m�me s�est transform� entre-temps. Contre les experts et leur p�dagogie, le politique est aujourd�hui exp�rimentation de savoirs collectifs.

New issues have invaded the political field over the past years (seeds, medical drugs, etc.), while the traditional issues of the labour movement (work, income, etc.) seem to be increasingly excluded, abandoned to the discourse of experts. With the Altermondialist movement and the NO campaign to the French referendum on the European Constitution, traditional political issues have made a comeback, but � the political � itself has experienced a deep transformation in the meantime. Against experts and their didacticism, politics now consists in experimenting with collective knowledge.


Les m�dicaments soignent-ils la d�pression o� la fabriquent-ils ?
Date de publication: Octobre 2005
Publi� dans: le livre collectif sous la direction de Catherine Mayer : Le Livre noir de la psychanalyse (Les Ar�nes)
Comprendre la relation compliqu�e entre la pharmacologie et la clinique de la d�pression

Le moment est venu d'�tre modestes (article en ligne)
Date de publication: Septembre 2005
Publi� dans: Contretemps, 14
Texte int�gral :

J�aimerai dans ce texte poser une s�rie de questions pratiques relatives � ce que l�on a l�habitude d�appeler �thique mais en essayant de construire une position que nous pourrions occuper de mani�re digne face aux autres cultures qui ont d�velopp� des traditions diff�rentes de la n�tre. Nous avons un peu trop l�habitude de penser pour toute l�humanit�, de parler un peu trop vite � la place des autres. Il nous est arriv� deux choses �tranges dont l�examen devrait nous permettre de mieux comprendre ce qui caract�rise l�invention m�dicale occidentale et ses cons�quences.

1- La premi�re chose sur laquelle il faut revenir est la question de l� � effet placebo �. C�est finalement quelque chose d�assez r�cent. Tout commence apr�s la Seconde Guerre mondiale avec les essais de m�dicaments � en double aveugle contre placebo �. Dans les groupes form�s de patients t�moins qui re�oivent une substance inactive ayant la m�me forme que le candidat m�dicament, les taux d�am�lioration et m�me de gu�rison d�passent ce que pouvaient pr�voir les experts. Il y a des pathologies - comme la d�pression ou l�ulc�re d�estomac - dans lesquelles les industriels de la pharmacie savent qu�il est difficile d�obtenir une diff�rence � statistiquement significative � entre le groupe qui re�oit une mol�cule active et le groupe qui re�oit un placebo. Plus important encore, toutes ces �tudes (des centaines de milliers d��tudes de ce type ont �t� r�alis�es depuis les ann�es cinquante) ne nous apprennent finalement rien sur ce qu�est l�effet placebo, sur ses variations impressionnantes d�une �tude � l�autre, d�un pays � l�autre, d�une mol�cule test�e � l�autre. L�effet placebo semble jouer � cache-cache et �chapper � toutes les tentatives faites pour le qualifier d�finitivement. Ce n�est finalement pas �tonnant si l�on consid�re que ces �tudes ne peuvent pas rendre compte de cet effet puisqu�elles constituent un appareillage technique qui n�existe qu�en assimilant l�effet placebo � un � degr� z�ro �. Certes, on a vite appris que cet effet z�ro �tait tr�s relatif et variable. Il n�en reste pas moins que l�effet placebo constitue un � angle mort �, un degr� z�ro th�orique que l�on acceptera de ne pas comprendre, de ne pas �tudier en tant que tel afin de concentrer tout l�effort sur l�action m�me de la mol�cule active. L�effet placebo est justement ce qui est mis hors �tude.

Dire cela ne disqualifie certainement pas les �tudes des candidats m�dicaments contre placebo. Mais, en revanche, cela aurait du constituer une le�on de modestie pour la m�decine occidentale. Nous ne savons pas de quoi un corps est capable. Si un effet placebo non sp�cifique, a minima (dans les conditions d�une �tude clinique), met en danger la sup�riorit� de nombreux m�dicaments modernes, ne peut-on pas penser que d�autres cultures, d�autres traditions, ont su d�velopper, cultiver, des techniques pour augmenter ce que nous appelons effet placebo ? Mais alors ces techniques m�riteraient certainement un autre nom que celui d�effet placebo.

Mais l�histoire n�a pas eu lieu de cette mani�re et nous n�avons pas appris, � cette occasion, la modestie. Bien plus, l�effet placebo a �t� retourn� comme un gant et est devenu une raison d�orgueil pour la m�decine moderne. Elle a cru avoir enfin trouv� la raison de la confiance que certains patients dans le monde portent � des th�rapeutiques incompr�hensibles par elle (de l�hom�opathie aux cures chamaniques�). � C�est l�effet placebo � a �t� imm�diatement suivi d�un autre cri d�orgueil : � nous aussi nous pouvons faire aussi bien que vous, par effet de notre puissance (de notre blouse blanche) �. C�est devenu un cri de guerre !

Les psychanalystes n�ont pas �t� en reste. Freud ayant fond� la psychanalyse contre les � techniques de suggestion � toutes mises, gr�ce � cette d�signation, dans le m�me sac d�valorisant, il leur �tait facile de proposer une explication tout terrain � la m�decine. Etonnante sainte alliance de deux � sciences royales � ! Combien de fois a-t-on entendu dire � l�effet placebo c�est l�efficacit� symbolique �. Et on pouvait renvoyer tout ceux qui restaient sceptiques � l�autorit� incontestable de Claude L�vi-Strauss auteur d�un article justement intitul� � L�efficacit� symbolique � publi� en 1949.

Racontant une cure chamanique L�vi-Strauss �crivait : � Or dans tous les cas, la m�thode th�rapeutique � dont on sait qu�elle est souvent efficace - est d�interpr�tation difficile �. Et il terminait avec une remarque dont on ne peut pas ne pas remarquer toute l�ironie (et qui n�est �videmment jamais cit�e par tous les sectataires de l�effet symbolique) : � La comparaison avec la psychanalyse nous a permis d��clairer certains aspects de la cure chamanique. Il n�est pas certain, qu�inversement, l��tude chamanique ne soit pas appel�e, un jour, � �lucider des points rest�s obscurs de la th�orie de Freud. �

Autant dire qu�il pourrait �tre utile de prendre son temps, de d�ambuler avec les praticiens des diff�rentes techniques de gu�rison, en se gardant des caract�risations qui dissimulent une intention guerri�re du type � nous savons mieux que vous ce que vous faites et pourquoi cela marche �.

2- Mais il faut aussi examiner le rapport que notre m�decine moderne entretient avec les plantes utilis�es comme m�dicaments . Cette question nous introduit plus g�n�ralement � la question des �tudes cliniques. Nous affirmons aujourd�hui que, gr�ce aux �tudes cliniques, nous sommes en mesure de savoir quelles sont les plantes efficaces et comment. C�est d�ailleurs l� une vieille histoire qui s�est r�p�t�e plusieurs fois.

Pendant longtemps le savoir sur les usages m�dicaux des plantes a uniquement repos� sur les transmissions de savoirs populaires. A la Renaissance, la chasse aux sorci�res co�ncide avec la tentative de capter les savoirs populaires sur les usages m�dicaux (mais aussi contraceptifs et abortifs) des plantes. En Europe, on pourchasse les vieilles femmes (elles ont de meilleurs r�sultats que les m�decins ce qui est la preuve de leur pacte avec le d�mon : on sait d�j� mieux qu�elles pourquoi ce qu�elles font marche !) en m�me temps que l�on r�clame le droit exclusif pour les m�decins de pratiquer la m�decine et que l�on cr�e des jardins botaniques dans les facult�s de m�decine (on essaiera m�me d�apprendre aux �tudiants en m�decine � herboriser mais cela ne semble pas avoir eu un succ�s significatif qui aurait pu �tre � l�origine d�une nouvelle tradition). Parall�lement, les ordres mendiants ram�nent d�Am�rique du sud des plantes et des savoirs arrach�s aux gu�risseurs traditionnels. Au XIX�me si�cle, on va trouver enfin le moyen de d�tacher le savoir sur les plantes des savoirs populaires. C�est l�invention du laboratoire comme � un lieu clos, purifi�, o� tout est contr�l� � . On peut voir se constituer le laboratoire avec les �tudes de Pasteur sur les micro-organismes, celles d�Ehrlich sur l�effet des colorants sur les tissus vivants et les cellules et, enfin, les �tudes de Magendie, Caventou et Pelletier sur les plantes. Ce dernier laboratoire associe les chimistes h�ritiers de Lavoisier et les pharmaciens h�ritiers de savoirs sur les mani�res de traiter les plantes pour les conserver. C�est dans ce dernier laboratoire que l�on va apprendre � extraire les alcalo�des des plantes (comme la coca), � les doser et � les tester sur des animaux. Pour la premi�re fois, le savoir sur les pouvoirs th�rapeutiques des plantes ne d�pend plus des exp�riences et des r�cits accumul�s au fil des si�cles. C�est le mot d�exp�rience lui-m�me qui change de sens. Il est plus juste ici de parler d�exp�rimentation. Mais cela a une contrepartie : il faut purifier, l� o� le savoir populaire avan�ait en complexifiant. Dans le laboratoire moderne, � il n�y a pas de place pour une co-construction qui exige du temps, de la patience, de la maturation � . Ce que l�on trouve dans le laboratoire n�a donc rien � voir avec ce qui d�coule d�une exp�rience de savoirs accumul�s dans le temps.

On pourrait apprendre ici beaucoup en se tournant vers l�exp�rience chinoise. Les savoirs sur les plantes n�y sont certes pas des savoirs populaires. La m�decine chinoise traditionnelle est une m�decine savante qui a accumul� ses connaissances sur plus de 4 000 ans. Mais ce que les chinois appellent le jingyan ne peut pas seulement se traduire par exp�rience. Il s�agit d�une exp�rience qui permet de toujours d�avantage complexifier les usages des plantes et de leurs m�langes et qui suppose des modes pr�cis de transmission. Ce qui frappe dans l�art d�utiliser les plantes dans la m�decine chinoise (comme dans la m�decine ayurv�dique) c�est l�art des m�langes. Ils sont bien �videmment incompatibles avec le mod�le du laboratoire invent� au XIX�me si�cle. Ils ne peuvent pas � y entrer � puisque le laboratoire ne fonctionne qu�en purifiant. Les deux � m�thodes � avancent en sens inverses.

Alors que l�on pr�tend que la � captation � des connaissances sur les plantes est d�sormais rendue facile dans le cadre des pratiques acad�miques, on pourrait bien plut�t penser que l�on assiste � la r�p�tition permanente de la m�me trag�die due � notre orgueil. D�abord, parce qu�� chaque fois que nous captons ce type de savoir, nous sommes tent�s par l�interdiction et l��radication guerri�re de ceux que nous exproprions. Ce fut le cas avec les vieilles femmes accus�es de sorcellerie, avec les gu�risseurs au moment des grandes d�couvertes, et �galement avec la m�decine traditionnelle chinoise. Aujourd�hui o� on regarde de mani�re sympathique (et condescendante) la m�decine chinoise on a un peu oubli� ce qui s�est pass� entre les deux guerres mondiales :

� A cette �poque (dans les ann�es vingt), les m�decins de formation occidentale consid�rent la m�decine chinoise comme non scientifique et comme un obstacle � une politique de sant� publique et de mise en place d�un syst�me m�dical national. Ainsi, lors de la premi�re Conf�rence de sant� publique qui se tint en 1929, les m�decins de formation occidentale votent � l�unanimit� une r�solution demandant l�interdiction de la pratique de la m�decine chinoise. Pour bloquer cette r�solution, les m�decins chinois qui, pour la plupart, sont inorganis�s, manifestent en masse le 17 mars 1929 � Shanghai, puis cr�ent le Mouvement de la m�decine nationale. �

L�op�ration est toujours la m�me : s�emparer des plantes qui constituent des m�dicaments en �liminant les th�rapeutes qui en sont les d�positaires.

Mais faire sortir les plantes du r�seau dans lesquels leur usage est codifi� pour les faire entrer dans un autre r�seau, o� leur usage deviendra � scientifique �, est une op�ration souvent impossible. Au cours du transfert, toute une partie de l�information sur l�usage sera �limin�e, perdue : la m�me plante a des qualit�s diff�rentes selon le moment o� on la cueille, selon l�endroit o� elle pousse et, toujours, selon la mani�re dont elle est m�lang�e � d�autres substances. Et nous n�aurons bien souvent capt� que du vent�

Le r�sultat g�n�ral est une perte r�guli�re des savoirs expropri�s, comme si une fois sortis du r�seau qui les conservait et les entretenait, ces savoirs �taient condamn�s � d�p�rir puis dispara�tre. Il est tout de m�me frappant que la masse des savoirs sur les plantes issue des traditions populaires et des grandes conqu�tes aboutisse � une m�decine occidentale qui ne dispose quasiment d�aucun rem�de efficace au XIX�me si�cle ce qui encouragera les partisans du nihilisme th�rapeutique !

Mais on nous dira qu�aujourd�hui les choses sont diff�rentes. Nos �tudes cliniques nous permettent nous donnent le pouvoir de tout tester. Le probl�me, c�est que dans ce domaine les espoirs ont �t� d��us. Les �tudes cliniques ont �t� imagin�es comme un moyen de contr�ler la mise sur le march� prolif�rante de m�dicaments dont on pouvait penser que la plupart �taient plus dangereux qu�utiles. C�est ainsi que les � r�formateurs th�rapeutiques � ont avec l�aide de statisticiens, avant, pendant et juste apr�s la Seconde Guerre mondiale imagin�s les premiers protocoles des �tudes cliniques. Cela a march� incroyablement bien avec les premiers antibiotiques. Il n�y avait besoin ni � de temps, ni de patience, ni de maturation �. Toute la m�decine s�est donc reconstruite autour du mod�le des � magic bullets � dont les antibiotiques devaient �tre les pr�curseurs mais dont on pensait qu�ils allaient gagner tous les secteurs de la m�decine.

Il se trouve que ce mod�le a �t� l�exception et non la r�gle. L�ensemble des m�dicaments invent�s depuis les antibiotiques n�ont pas �t� des � magic bullets � mais des substances agissant bien en aval de causes de maladies. Ces causes ont souvent �t� difficiles � identifier. Le mod�le dominant des m�dicaments est celui des neuroleptiques (invent�s en 1952) et des anti-hypertenseurs (invent�s au milieu des ann�es soixante) : des m�dicaments � prendre au long cours, quand ce n�est pas toute la vie.

Or que nous apprennent les �tudes cliniques sur ce type de m�dicaments ? Une �tude clinique dure g�n�ralement quelques mois, parfois un an, rarement davantage. Du coup, comment s��tonner que toutes les grandes crises que nous connaissons depuis 10 ans sont li�s � des d�ceptions li�es aux �tudes cliniques ? R�guli�rement de grandes �tudes de cohortes r�alis�es sur plusieurs dizaines d�ann�es viennent contredire ce que nous croyions savoir gr�ce aux �tudes cliniques. C�est le cas avec les traitements hormonaux de substitution de la m�nopause, avec les anti-hypertenseurs, avec les antid�presseurs (ne favorisent-ils pas les suicides qui �taient une des principales raisons de leur prescription ?), et m�me avec des m�dicaments tr�s modernes comme l�EPO (ne raccourcirait-il pas la dur�e de vie de ceux qui en prennent ?).

Pour des raisons pratiques �videntes (c�est dans leur d�finition m�me), les �tudes cliniques sont faites sur des � crit�res biologiques interm�diaires � mais rarement sur l�allongement de la dur�e de vie. Il appara�t de plus en plus que ces crit�res biologiques interm�diaires sont rarement fiables.

Nous ignorons donc, dans la majeure partie des cas, si les m�dicaments ont un v�ritable avantage b�n�fices/risques ! Il n�est qu�� lire chaque mois une revue comme Prescrire. Dans l�immense majorit� des cas � on ne sait pas � si les nouveaux m�dicaments sont utiles !

Et nous voudrions continuer � laisser croire que les �tudes cliniques sont la forme adapt�e pour toute connaissance des effets th�rapeutiques d�une quelconque substance ? L� � exp�rimentation � ne se substitue pas sans graves probl�mes � l� � exp�rience �. Il n�y a pas de solutions simples et �videntes � cet �tat de fait. Sinon le d�veloppement d�une prudence la plus extr�me dans la prescription des nouveaux m�dicaments (ce qui a �t� illustr� par l�affaire r�cente du Vioxx). Mais cette prudence est totalement contradictoire avec les int�r�ts de l�industrie pharmaceutique. Adopt�e comme r�gle g�n�rale de conduite, elle aboutirait � la ruine du mod�le que cette industrie a adopt� avec le soutien des Etats occidentaux.

Quelles le�ons pouvons-nous tirer de ces difficult�s de la m�decine occidentale moderne ? Il nous semble que nous sommes dans un des cas typiques sur lesquels la philosophe Isabelle Stengers essaie de nous amener � r�fl�chir . Nous avons invent� l�universalisme qui nous am�ne � vouloir parler au nom de toute l�humanit�. Et il appara�t que nous n�en avons pas les moyens, ce qui nous am�ne � alterner l�attitude guerri�re et le m�pris qui va avec la tol�rance. Ici : � interdisons toutes les autres mani�res de soigner � (exercice ill�gal de la m�decine) o�, � laissons ces malheureux vivre dans leurs croyances �.

La tradition universaliste qui est la n�tre a pourtant sa grandeur, m�me si celle-ci est masqu�e par cette alternative. Elle a sa grandeur quand elle ne nous met pas dans la position du juge. Finalement, on pourrait r�sumer les choses en disant que nous ne savons pas nous pr�senter : � voil� ce que nous avons invent�, et vous, comment faites vous ? � Dans notre cas, cela suppose �videmment de ne jamais s�parer les th�rapeutiques des th�rapeutes. C�est �videmment terriblement difficile. Amener une plante dans le laboratoire, en extraire des alcalo�des, les doser et les tester sur diverses cibles biologiques puis sur des animaux et des humains, est une chose que nous savons faire. Quitte ensuite � d�poser un brevet qui donnera � un industriel occidental un monopole d�exploitation exclusif sans aucun b�n�fice pour ceux qui sont les h�ritiers d�un savoir transmis sur de multiples g�n�rations. Mais nos proc�dures m�me de d�fense de la propri�t� priv�e sont adapt�es au mod�le du laboratoire et non pas, par exemple, au jingyan des m�decins chinois ! Cr�er des dispositifs dignes d�int�r�t o� puissent se rencontrer des savoirs th�rapeutiques qui ne soient pas d�tach�s des th�rapeutes, est autrement plus compliqu�, mais risque �videmment, sur le long terme, d��tre moins source de d�ceptions. Comment faire ? Nous apparaissons bien d�pourvus en la mati�re.

La prise en compte des � savoirs-th�rapeutiques-non-d�tach�s-des-th�rapeutes � implique d�abandonner toute id�e de captation, ou de disqualification. Elle implique, en revanche, d�inventer des modes de rencontres entre ce qui est devenu, du coup, des mondes diff�rents. C�est mille fois plus compliqu�s.

Les patients exp�rimentent d�j� cette situation : dans beaucoup de pays � et m�me en Europe � les patients circulent de plus en plus entre univers th�rapeutiques totalement �trangers les uns aux autres sans souci des moqueries (ou de la condescendance) �ventuelles dont ils peuvent faire l�objet de la part de repr�sentants de la m�decine acad�mique. C�est une libert� fragile chez nous en Europe (o� plane toujours la menace des poursuites pour exercice ill�gal de la m�decine) mais qui va de soi dans la plupart des pays du monde, en Chine, en Inde, en Afrique. Les patients font l� une exp�rience � pragmatiste �. Leur probl�me est bien de ne pas se rallier � un crit�re absolu et d�finitif qui d�terminerait une fois pour toute une logique d�cidant ce qui est bon et mauvais pour eux. Ils d�ambulent entre les mondes (de l�hom�opathie � l�allopathie, des plantes aux m�dicaments chimiques, de techniques chinoises � la chirurgie, etc.). Comme le dit le philosophe William James, � Il n�y a qu�un commandement qui soit inconditionnel : c�est celui qui nous incite � diriger en tremblant nos paroles comme nos actes vers la production d�un univers qui contienne la plus grande somme de biens. � Il pourrait appartenir aux m�decins de fabriquer leur devenir en imaginant comment ils pourrait �tre aussi intelligents et exigeants que leurs patients qui d�ambulent. Peut-�tre que la fin des grandes illusions sur les progr�s de la m�decine pourrait �tre le bon moment pour s�atteler � cette t�che. Terminons par une proposition � clinique � : ce n�est pas l�effet placebo qui ouvrira la m�decine occidentale aux autres mondes th�rapeutiques. Peut-�tre les m�decins devraient-ils s�int�resser aux gu�risons inexpliqu�es qu�ils ont tous rencontr�s dans leur pratique quotidienne, mais qui ne sont jamais mises en r�cit et l�objet de discussions. Comme si c��tait un sujet dont il ne fallait pas parler, tout au moins, au grand jour et en public.


Existe-t-il une alternative aux logiques de l'industrie pharmaceutique ? (article en ligne)
Date de publication: Avril 2005
Publi� dans: le livre collectif : Pouvoir Savoir. Le d�veloppement face aux biens communs de l'information et � la propri�t� intellectuelle (coordonn� par Val�rie Peugeot), C&F �ditions.
Texte int�gral :

Les brevets qui donnent un monopole d�exploitation aux industriels inventeurs d�un m�dicament pendant 20 ans (monopole maintenant �tendu � 25 ans dans de nombreux pays) sont d�sormais l�objet d�importantes controverses. Le droit des brevets doit-il uniform�ment s�appliquer dans tous les pays et � tous les m�dicaments comme le pr�conise les accords de l�Organisation mondiale du commerce sign�s � Marrakech en 1994 ? Beaucoup de pays n��taient pas d�accord. Ainsi l�Inde ne reconnaissait pas les brevets sur les m�dicaments : cela a permis � ce pays pauvre de d�velopper une importante industrie pharmaceutique capable de mettre sur le march� � des prix tr�s bas � pour sa propre population mais aussi pour d�autres pays pauvres - toutes les nouvelles mol�cules, sans devoir passer sous les fourches caudines des grands laboratoires pharmaceutiques am�ricains, europ�ens ou japonais. Depuis janvier 2005, elle doit malheureusement appliquer la l�gislation internationale en tant que membre de l�OMC et cela devrait concerner tous les m�dicaments brevet�s � partir de 1994. Des luttes importantes ont commenc� en Inde autour de cette nouvelle l�gislation.

En fait, l�histoire nous apprend que les europ�ens ont eux m�me mis beaucoup de temps avant d�accepter que la l�gislation sur les brevets s�applique aux m�dicaments. Il a fallu attendre 1967 en France et encore plus tard dans d�autres pays comme la Suisse. Ces pays ont attendus de disposer d�une industrie pharmaceutique significative, capable de participer aux processus d�innovation, avant d�accepter que cette l�gislation s�applique chez eux. Dans l�intervalle les petits laboratoires fran�ais ont beaucoup copi� les mol�cules invent�es dans d�autres pays, ce qui leur a permis de s�initier aux m�thodes de mise au point des m�dicaments. Ce que les pays riches se sont accord�s � eux-m�mes, ils ne sont pas pr�ts � l�accorder aux autres !

La question du sida a mis ce probl�me crucial sur la place publique. Comment les populations des pays les plus pauvres pourraient-ils disposer des trith�rapies si les laboratoires inventeurs gardent le monopole de leur commercialisation et la libert� d�en fixer le prix ? Les plus gros laboratoires pharmaceutiques ont m�me intent� en 1999 un proc�s au gouvernement d�Afrique du Sud qui envisageait de commercialiser des g�n�riques de m�dicaments encore prot�g�s dans leur exclusivit� par un brevet. Devant le scandale international et la r�action des ONG, les laboratoires ont d� retirer leur plainte, mais ils se sont tourn�s plus discr�tement vers les instances de r�gulation internationale et le gouvernement am�ricain pour que leurs brevets ne soient pas mis en cause.

Le r�sultat de cette politique est un d�sastre sanitaire : seulement 5 % des personnes qui dans le monde auraient besoin des trith�rapies y ont acc�s. En revanche les pays, comme le Br�sil, qui ont d�cid� de passer outre le droit des brevets et ont su r�sister aux menaces du gouvernement am�ricain, ont pu fabriquer eux-m�mes les trith�rapies � des prix extr�mement bas et prendre en charge un nombre de plus en plus consid�rable de patients. Dans ce pays, la d�cision de fabriquer des g�n�riques des trith�rapies dans le sida a permis de ramener le co�t du traitement annuel de 12 000 � 300 euros en moyenne par patient.

Devant les protestations internationales et le combat de nombreuses ONG, des possibilit�s d��chapper � la stricte application du droit des brevets sont d�sormais reconnues en cas d�urgence sanitaire : un accord a �t� sign� le 31 ao�t 2003 qui permet la cr�ation de � licences obligatoires � gratuites pour les pays les plus pauvres. Il faut d�abord que les pays riches transposent cette possibilit� dans leurs lois. Quant aux pays pauvres qui s�engageront sur cette voie, ils devront lever de multiples obstacles et s�engager dans des demandes d�autorisation extr�mement complexes destin�es � retarder et limiter le plus possible la possibilit� de commercialiser des g�n�riques. Ce sera particuli�rement le cas pour les pays les plus pauvres qui n�ont pas les moyens technologiques de fabriquer localement ces m�dicaments et sont condamn�s � les importer (d�o� les importeront-ils puisque � partir de janvier 2005 les pays comme l�Inde devront appliquer la l�gislation sur les brevets ?). Ils devront aussi avoir les moyens de s�affronter aux Etats-Unis qui incorporent dans chacun de leurs accords commerciaux bilat�raux une clause qui interdit le recours � cette possibilit� de d�roger au droit des brevets. Cette l�gislation dite de la licence obligatoire est extr�mement contraignante : la demande doit �tre soumise � l�OMC, elle peut �tre contest�e par un autre Etat, elle doit pr�ciser la quantit� de m�dicaments import�s, le pays demandeur doit prouver que son syst�me administratif et douanier emp�chera toute r�importation, les circonstances doivent �tre � exceptionnelles �, etc.

L�industrie pharmaceutique a un autre probl�me : la plupart des mol�cules avec lesquelles elle gagne le plus d�argent (les nouveaux antid�presseurs antis�rotoninergiques, les antimigraineux de la famille des triptan, les hypolipid�miants de la famille des statines, les nouveaux hypnotiques, etc) tombent tous dans le domaine public avant 2007 alors qu�elle n�a rien invent� qui puisse venir avantageusement les remplacer. Ils ne seront plus prot�g�s par un brevet et pourront faire l�objet de copies identiques ou quasi-identiques (g�n�riques). Face � cette perspective de voir ses immenses profits mis en cause, l�industrie pharmaceutique multiplie les man�uvres, les recours juridiques et les pressions pour obtenir un allongement du temps de protection.

Les gros laboratoires pharmaceutiques fabriquent et commercialisent parfois eux-m�mes leurs propres g�n�riques pour intimider et d�courager les laboratoires sp�cialis�s dans les g�n�riques, tout en esp�rant ne pas avoir � les promouvoir aupr�s des pharmaciens. Les brevets ont un autre effet pervers : ils poussent les laboratoires pharmaceutiques � limiter au maximum la dur�e et le nombre d��tudes cliniques afin de demander le plus vite possible une autorisation de mise sur le march� et profiter ainsi au mieux du temps o� ils auront le monopole de l�exploitation (avant l�arriv�e des g�n�riques). Du coup, ce n�est qu�une fois un m�dicaments sur le march� que l�on s�aper�oit d�effets secondaires pouvant �tre mortels et que le caract�re trop limit� des �tudes cliniques n�ont pas permis de d�celer avant la commercialisation. C�est ce qui s�est pass� avec le Vioxx des laboratoires Merck qui provoque des accidents c�r�braux ou cardiaques chez 15 patients sur 1 000 et qui a d� �tre retir� du march� 4 ans apr�s sa commercialisation.

Mais la question des brevets met en jeu une autre question : celle de l�organisation de la recherche. Les Am�ricains ont exp�riment� ce que l�on peut appeler une � remont�e � des brevets en amont, au sein de la recherche acad�mique (Sheldon Krimsky, La recherche face aux int�r�ts priv�s, Les Emp�cheurs de penser en rond). On pouvait autrefois distinguer la recherche publique et la recherche priv�e, non seulement en fonction de leurs modes de financement, mais aussi en fonction de leurs objectifs. Les chercheurs du public avaient pour vocation de publier leurs travaux dans de grandes revues scientifiques � comit� de lecture (les plus c�l�bres sont Science et Nature) ou � communiquer leurs r�sultats lors de congr�s de leurs disciplines : leur but �tait de r�pandre la connaissance sans restrictions, d�enseigner. A l�inverse les chercheurs du priv� sont soumis aux int�r�ts financiers de leurs employeurs : on exige d�eux le secret et on leur interdit fr�quemment de publier leurs r�sultats. Leur seul objectif est de d�poser des brevets avec tous les droits que cela induit. Les brevets �taient jusqu�� pr�sent d�pos�s sur des produits manufacturables. Tout cela est en train de changer. Les l�gislateurs am�ricains ont vot� en 1980 une loi (qui porte le nom de ses initiateurs Bay-Dole) autorisant les universitaires � d�poser des brevets, � cr�er des soci�t�s de biotechnologie, � devenir actionnaires de groupes pharmaceutiques. Parall�lement, la Cour supr�me am�ricaine a d�cid� que les bact�ries g�n�tiquement modifi�es sont brevetables en tant que telles, ind�pendamment de leur processus d�exploitation. D�sormais les lign�es cellulaires, les g�nes, les animaux et tous les organismes vivants modifi�s par les humains peuvent �tre brevet�s. Si on compare la recherche � une autoroute, on peut dire que les p�ages-brevets ne se situent pas seulement aux sorties des bretelles, mais qu�ils s�accumulent tout le long du chemin. Comme on le voit, la question des brevets est en train de devenir une des questions politiques les plus importantes : c�est elle qui cristallise d�sormais tous les abus possibles li�s � la propri�t� priv�e. Cela doit nous amener � r�fl�chir � d�autres moyens pour inventer et d�velopper des m�dicaments qui soient ind�pendants de l�industrie pharmaceutique et de sa logique des brevets.

De ce point de vue, l�Afm (Association fran�aise contre les myopathies), surtout connue par le T�l�thon qu�elle organise chaque ann�e, repr�sente une exp�rience passionnante. Le premier message de l�Afm pourrait �tre r�sum� ainsi : on ne peut pas compter sur l�industrie pharmaceutique, ni sur l�Etat, pour mettre au point les th�rapeutiques dont nous avons besoin. C�est pourquoi il n�est pas correct de leur dire : � c�est � l��tat de le faire �. L�Afm sait bien que l��tat ne le fait pas ! C�est justement tout le sens de ses initiatives ! L�Afm est entr� dans des lieux jusque-l� interdits : les laboratoires de recherche. Les chercheurs ont souvent d�test� cela. La plupart d�entre eux pr�f�rent n�gocier avec les pouvoirs publics, ou avec les patrons, plut�t qu�avec le � public � quand il commence � appara�tre sous la forme de ce type d�associations (ils auraient voulu que l�argent n�aille pas � des projets mais � leurs laboratoires et ils auraient voulu g�rer eux-m�mes cet argent sans que les associations s�en m�lent, ce que l�Afm a justement toujours refus�). L�Afm est une des rares associations � ne pas avoir donn� le pouvoir � son conseil scientifique. On peut d�sormais penser que l�on n�inventera rien de nouveau pour constituer les usagers en partenaires actifs sans apprendre de ce qu�a fait l�Afm. Cela concerne aussi bien les relations avec les chercheurs, la d�finition des appels d�offre, les modes de financement des travaux, le type de contr�le sur les budgets allou�s, la question des brevets sur les d�couvertes ainsi faites (pas de d�p�ts de brevets en g�n�ral, mais n�cessit� de trouver les moyens qui permettent d�acc�l�rer la recherche de traitements ad�quats et d��tre en bonne situation pour n�gocier avec des �quipes du priv�).

Ainsi, l�Afm a un conseil d�administration compos� exclusivement de membres des familles de malades et un comit� scientifique s�par� qui ne joue qu�un r�le consultatif. C�est le conseil d�administration qui prend les d�cisions, alloue les budgets, d�cide des grands projets. Cela ne s�est pas fait tout seul car les scientifiques auraient souvent aim� avoir plus de pouvoir, comme dans de nombreuses autres associations. Comme l��crivent Vololona Rabeharisoa et Michel Callon dans leur livre sur l�Afm, � contrairement aux interpr�tations selon lesquelles l�Afm agit contre le milieu scientifique, l�association cherche � travailler de concert avec lui, mais en tant que v�ritable partenaire et non seulement comme tiers-payant. La relation que l�Afm cherche en permanence � �tablir avec les chercheurs est une relation � la fois d��quit� et d�alt�rit�. Si les scientifiques ne savent pas coop�rer, ce n�est pas une raison pour se passer d�eux : il faut les convaincre de le faire. S�ils ont tendance � privil�gier leurs propres int�r�ts, ce n�est pas une raison pour baisser les bras : il suffit de les inciter � r�orienter leurs programmes. Il n�existe aucune fatalit� � (Vololona Rabeharisoa, Michel Callon, Le Pouvoir des malades. L�Association fran�aise contre les myopathies et la recherche, Presses de l��cole des Mines). Cela ne se fera pas sans mal : ce sont toutes les habitudes de pens�e des scientifiques et des hommes politiques qui sont boulevers�es par ce qui constitue une v�ritable exp�rimentation sociale : � Les critiques proviennent d�abord des responsables des organismes publics de recherche qui se plaignent de voir leur propre action d�vi�e, si ce n�est contrecarr�e par des financements ext�rieurs sur lesquels ils n�ont aucun contr�le, et dont ils ne sont pas s�rs qu�ils aillent aux meilleures �quipes sur les th�mes les plus pertinents. � Certains membres du comit� scientifique, dont le r�le n�est que consultatif, tenteront bien de se r�volter : l�Afm ne c�dera pas.

L��tat �galement aurait bien aim� se m�ler de cette affaire et s�emparer des millions d�euros collect�s (100 millions en 2004) gr�ce au T�l�thon ! Les dirigeants de l�Afm ont heureusement toujours su r�sister � ce type de pressions, en particulier lorsque le minist�re des handicap�s pr�tendait nommer 50 % des membres du conseil d�administration !

L�exemple des m�dicaments montre qu�il n�y a pas � un march� � qui dicte des lois inexorables et face auquel nous serions impuissants. Le march� des m�dicaments est adoss� � l�Etat et ne peut fonctionner que par un impressionnant appareil de lois et r�glements. Sans ces lois et r�glements, il n�y a pas de march� mais le chaos. Il est donc tout � fait possible d�intervenir pour que soient modifi�s ces lois et r�glements afin de ne pas laisser les industriels faire payer aux consommateurs le co�t du d�clin de l�innovation. Cela commence par la n�cessit� de s�opposer � l�allongement du temps de protection que donnent les brevets, � l�autorisation de la publicit� pour les m�dicaments de prescription en direction du grand public. Cela continue avec la n�cessit� de d�courager les industriels d�investir dans la mise au point de mee-to inutiles (ils ne peuvent �tre utiles que dans les maladies infectieuses � cause des variations des agents infectieux) en annon�ant des prix � la baisse pour ce type de nouveaux m�dicaments.

Mais au-del� m�me de la n�cessit� d�intervenir sur les conditions de fonctionnement du march� des m�dicaments, nous devons privil�gier tous les dispositifs qui permettent de faire prolif�rer les expertises, qui cr�ent des publics intelligents et non pas nous enfermer dans la seule logique des mesures administratives. C�est le chemin que nous ont montr�, chacune � leur mani�re, les associations Act Up et Afm. Ainsi, s�il faut r�fl�chir aux moyens de financer des projets de recherche alternatifs, le plus important sera dans la fabrication, � cette occasion, de nouveaux liens entre les chercheurs, les associations de patients et les ONG o� chacun ait envie d�apprendre de l�exp�rience des autres. C�est �videmment renoncer � l�id�e que l�Etat pourrait retrouver sa fonction de bon p�re protecteur. Nous ne pouvons compter que sur notre intelligence collective. Nous pouvons reprendre la formule de Gilles Deleuze et F�lix Guattari : � nous avons besoin que les gens pensent �.


Qu'est-ce que les psychotropes nous font ? (article en ligne)
Date de publication: Avril 2005
Publi� dans: InfoPsy, 81
Texte int�gral :

Je vais partir des questions les plus banales : les troubles psychologiques et les maladies mentales rel�vent-elles de la psychologie ou de la biologie, du psychisme ou du cerveau ? Les psychoth�rapies doivent-elles d�pendre de la m�decine (�ventuellement de la psychiatrie) ou constituer un domaine de comp�tence ind�pendant ayant ses propres modes de r�gulation ? Les partisans du rattachement � la m�decine consid�rent, en sous main, que la biologie l�emportera. Ce serait seulement une question de temps pour que le travail soit termin� mais l�essentiel aurait d�j� �t� accompli. Beaucoup pensent ainsi que l�arriv�e, depuis le d�but des ann�es cinquante, des psychotropes (neuroleptiques, antid�presseurs, anxiolytiques appel�s aussi justement � th�rapeutiques biologiques �) a, d�une certaine mani�re, r�gl� le probl�me. Or, l�arriv�e des psychotropes, loin de simplifier ce probl�me pourrait bien l�avoir compliqu� ! Car les psychotropes ont pr�c�d� la d�couverte d�une origine biologique d�un quelconque trouble mental. On pourra nous r�pondre que ce n�est pas tr�s original, que c�est arriv� aussi dans la plupart des autres secteurs de la m�decine ; mais c��tait toujours de mani�re provisoire. Tr�s vite le traitement d�couvert par hasard a permis de comprendre un m�canisme biologique � l�origine de la pathologie. Or, en psychiatrie, il semble bien que le provisoire commence � s��terniser et le triomphalisme fait de moins en moins recette. Plus grand monde ne pr�tend � comme ce fut souvent le cas dans les ann�es 70 et 80 - que la schizophr�nie est un trouble des m�canismes dopaminergiques sous pr�texte que les neuroleptiques agissent sur les r�cepteurs neuronaux du m�me nom ; et qu�il suffirait de remonter en amont de l�action des neuroleptiques pour percer le secret de la schizophr�nie. On pr�f�re avouer qu�ils ne sont que des traitements symptomatiques en attente d�une d�couverte g�n�tique� Et plus personne ne s�attend � ce que cette d�couverte d�une origine g�n�tique soit simple � comme dans les ann�es 90 - mais on pr�f�re faire l�hypoth�se de plusieurs facteurs g�n�tiques li�s de surcro�t � des facteurs environnementaux � Comme le dit un sp�cialiste du domaine � un mod�le polyg�nique et multifactoriel � seuil au-del� duquel la maladie appara�trait �� Ce qui est si vague que l�on est revenu au point de d�part ! Autant dire que l�on ne sait rien. On n�est pas plus avanc� que le grand psychiatre Henri Ey, quand il disait dans les ann�es cinquante que la schizophr�nie �tait un trouble � la fois biologique et psychologique. Le m�me constat peut �tre fait pour la d�pression, l�autre grand p�le organisateur des troubles mentaux. Les antid�presseurs agissent d�ailleurs sur des m�canismes si divers que c�en est d�sesp�rant. L�espoir d�un test de laboratoire sur la base d�une constante biologique identifi�e et qui permettrait de d�celer les patients � risque, sinon de faire un diagnostic de trouble mental sans voir le patient, a �t� d��u. Les psychotropes n�ont donc pas �t� � l�origine de la r�volution biologique que l�on croyait �tre en droit d�attendre d�eux. Cela n�implique pas qu�ils n�aient �t� d�aucun secours pour les patients. Ils constituent une aide irrempla�able pour beaucoup d�entre eux. Ils ont, de plus, d�culpabilis� le rapport entretenu par les patients et leurs familles � de nombreux troubles mentaux : de la d�pression � l�autisme. En ce sens, ils ont �t� f�t�s comme une lib�ration par rapport aux vieilles explications issues de la psychanalyse ; ils ont permis qu�on en finisse avec la notion de culpabilit� que Gilles Deleuze avait si vivement reproch� aux psychanalystes d�entretenir avec d�lectation, comme fond de commerce (que l�on se rappelle les m�res � froides � des enfants autistes bettelheimiens et la r�volte des associations de parents qui a suivi !). Quand on �crit sur ce sujet des psychotropes, il ne faut jamais oublier que l�on est sous le regard des patients qui les utilisent avec bonheur ; on doit �crire sous leur contr�le.

Si les psychotropes n�ont pas inaugur� une r�volution biologique, ils ont eu d�autres effets plus subtils qu�il faut d�sormais s�attacher � comprendre. Ils ont boulevers� la biologie et la psychologie, mais pas comme on s�y attendait. Ils l�ont fait en devenant un point de passage oblig� mettant en rapport les deux domaines. La psychologie et la biologie se sont red�finies en ce qu�on pourrait appeler une � petite biologie � et une � petite psychologie � et une sorte d��quilibre entre les deux s�est instaur�e. La � petite biologie � est l�ensemble des outils et des connaissances qui permettent de cr�er de nouveaux psychotropes en r�f�rence � ceux (les premiers) dont l�action a �t� d�couverte par hasard. La � petite psychologie � est l�ensemble des notions aujourd�hui utilis�es pour faire un diagnostic reconnu internationalement. Il faut garder � l�esprit que l�outil de r�f�rence de la psychiatrie biologique est le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM) mis au point par consensus par les psychiatres am�ricains et dans lequel il n�y a justement aucune notion biologique ! Il est un assemblage d�anciennes et de nouvelles notions psychologiques tr�s empiriques. On comprend que l�American Psychologic Association ait �t� ulc�r�e de voir l�Am�rican Psychiatric Association en �laborer les diff�rentes versions sans jamais la consulter ! Et pourtant, on ne saurait dire que la psychologie a �t� r�duite � de la biologie ; on l�a dit : il n�y a pas de biologie dans le DSM. Pas le moindre d�but de biologie. Comment la r�duction aurait-elle donc �t� possible ?

Alors comment cette double red�finition de la biologie et de la psychologie a-t-elle pu se faire ? C�est que l�invention des psychotropes est celle de la mise en relation de notions biologiques et de notions psychologiques par l�interm�diaire des �tudes cliniques, c�est-�-dire par le test syst�matique des nouvelles mol�cules sur des patients. Les �tudes cliniques ne testent pas seulement les nouvelles mol�cules : ce faisant elles testent aussi les notions psychologiques qui ont permis de trier les patients et de former des groupes relativement homog�nes. Mais ce n�est pas tout, r�ciproquement, sym�triquement, elles s�lectionnent les m�canismes biologiques (par exemple des r�cepteurs neuronaux) qui ont permis de constituer des classes chimiques int�ressantes. Les psychotropes sont donc entr�s dans la d�finition du monde moderne : la psychologie d�un c�t� et la biologie du cerveau, de l�autre, ne sont plus les m�mes depuis l�invention continue des psychotropes depuis le d�but des ann�es cinquante.

Pour que ces deux domaines puissent communiquer et se d�finir r�ciproquement au fil des �tudes cliniques et des nouvelles mol�cules invent�es, il fallait changer un point essentiel dans l�appr�ciation de ce qu�est un trouble mental. Les psychanalystes n�ont pas vu que l�on �tait ainsi en train de vider leur monde de toute r�alit�, de toute possibilit� de prise sur le nouveau domaine ainsi d�fini. Comment cela a-t-il �t� possible ? Ce qui a rendu possible la circulation entre biologie (petite) et psychologie (petite) c�est la renonciation solennelle des psychiatres � s�int�resser au contenu des plaintes, des manifestations, des troubles des patients. Ils pouvaient continuer � le faire, � titre personnel, en tant que m�decins humanistes choqu�s par tant de technicisme, mais cela ne pouvait pas avoir de cons�quences sur la nature de la prescription m�dicamenteuse. Seule la forme prise par ces troubles les int�ressait d�sormais en tant que prescripteurs et justifiait les diagnostics. Certes le diagnostic ne pouvait toujours pas �tre port� sans le contact entre le m�decin et le malade, mais l�aveuglement qui rend possible la m�decine moderne dans ses autres secteurs (la possibilit� de faire un diagnostic gr�ce � des tests en laboratoires sans rencontrer le patient) venait teinter la nouvelle relation que les psychotropes exigeaient pour �tre convenablement prescrits : tu ne t�int�resseras pas au contenu du d�lire d�un patient, � ses r�cits accompagnant sa d�pression (quitte � passer pendant des ann�es compl�tement � c�t� d�un sujet comme celui du harc�lement moral qui se laisse difficilement dissocier entre forme et contenu). C�est ce qui d�finit d�sormais l�acte psychiatrique � l��ge des psychotropes. D�sormais le monde psychologique, qui �tait par exemple celui de la psychanalyse, n�avait plus aucun point de contact avec ce nouveau monde. Elle �tait vaincue sans avoir eu � combattre ! La psychiatrie devenait ainsi un secteur de la m�decine. C�est ce qu�avait bien vu Michel Foucault quand il expliquait : � Le m�decin, ce n�est pas celui qui parle, c�est celui qui �coute. Il �coute la parole des autres, non pour la prendre au s�rieux, non pour comprendre ce qu�elle veut dire, mais pour traquer � travers elle les signes d�une maladie s�rieuse, c�est-�-dire d�une maladie du corps, d�une maladie organique. � ( Entretien avec Michel Bonnefoy, Le Monde, 12 septembre 2004). Le fait que ce soit les psychotropes qui rendent possibles cette int�gration de la psychiatrie � la m�decine, ce d�tachement de la forme par rapport au contenu, va �videmment �tre lourd de cons�quences au-del� m�me de la monotonie qui va d�sormais caract�riser la psychiatrie moderne.

Cela cr�e un syst�me autor�f�renc�, sans point ext�rieur venant constituer une limite : r�le tenu par les examens de laboratoires dans la plupart des pathologies non-psychiatriques. Cette situation exceptionnelle pourrait �tre favorable au d�veloppement de ce que le philosophe historien Ian Hacking a appel� les � niches �cologiques �, caract�ristiques de certains troubles psychologiques qui semblent � certains moments, prendre une nature �pid�mique . La notion de niche �cologique n�explique pas un ph�nom�ne d�j� constitu� mais cherche les conditions de son �mergence et de sa g�n�ralisation en ph�nom�ne social. Elle cultive les interstices entre une psychologie de l�individu et la sociologie de groupes d�j� constitu�s. Elle est pragmatiste.

L�id�e que la psychiatrie moderne puisse s�inventer, se d�finir, dans les essais cliniques (qui testent d�une mani�re qui est, progressivement, � grandeur nature � la possibilit� d�une niche �cologique) a r�volt� pour des raisons diff�rentes la plupart des psychiatres, des psychologues et des sociologues. Une �tude clinique commence avec la d�finition d�un protocole qui d�finit les conditions de la rencontre entre une mol�cule et des patients transform�s en � cas �. Est-ce que � �a tient � ? L�exp�rimentation a lieu sur des groupes de patients de plus en plus importants num�riquement (des dizaines de milliers en phase IV). Il est tr�s int�ressant de constater que les responsables marketing de l�industrie pharmaceutique, pourtant tr�s peu au fait des travaux philosophiques, utilisent aussi la notion de � niche � pour d�crire ce qu�ils essaient de faire au moment du lancement d�une nouvelle mol�cule (ce qui correspond aussi aux phases IV qui sont sous leur responsabilit� puisqu�il s�agit le plus souvent d�habituer les m�decins � prescrire le nouveau m�dicament sur une certaine cat�gorie de patients). Ainsi l�anxio-d�pression a constitu� une niche dans le vaste domaine de la d�pression, tr�s efficace pour assurer le lancement avec succ�s de nouveaux antid�presseurs venant � la suite du Prozac et appartenant � la m�me famille. L�op�ration recommence � chaque fois que l�on fait entrer en soci�t� (par les essais clinques) une nouvelle mol�cule l�g�rement diff�rente de ses pr�d�cesseurs.

Qu�est ce qui caract�rise le mieux une niche �cologique ? C�est sa capacit� � accueillir, sa capacit� d�absorption. En ce sens elle est un bon outil pour penser dans les interstices de la psychologie et de la sociologie, qui se pr�sentent toujours comme deux gros ensembles qui ne se laissent pas infiltrer l�une par l�autre. Une niche �cologique grossit de plusieurs mani�res. D�abord en d�pistant tous les diagnostics non ou mal faits jusque-l�. D�o� l�importance des campagnes de pr�vention et de d�pistage syst�matique. L�accent mis sur les risques individuels et collectifs d�un mauvais d�pistage : dans le cas de la d�pression, on mettra l�accent sur le suicide. Jusqu�� racler tous les fonds de tiroir� La seconde mani�re est d�englober d�anciens diagnostics sous la nouvelle appellation, d�en faire des sous-cat�gories qui peuvent �tre rapport�es � ce qui est d�sormais la cat�gorie principale. Cela est �videmment facilit� par la capacit� � g�n�raliser qui est inh�rente � une psychologie comme celle du DSM qui ne s�int�resse qu�aux formes et d�daigne les contenus des troubles. L� o� on avait tendance � d�crire des cas toujours particuliers, la tendance devient in�vitablement � regrouper toujours d�avantage le plus de cas possibles. Eux seuls pr�sentent d�sormais un int�r�t. Le singulier �tait ce qui faisait histoire avec la vieille psychologie ; d�sormais toutes les diff�rences qui particularisent doivent passer au second plan, ne plus relever que de l�anecdotique dont il faut savoir ne pas tenir compte pour faire �uvre scientifique. Mais je crois que le mouvement d�expansion d�une niche �cologique ne se limite pas � cela. Un autre ph�nom�ne plus subtil appara�t et qui justifie la notion de niche �cologique telle qu�elle est employ�e par Ian Hacking pour d�crire des �pid�mies de troubles mentaux au 19�me si�cle : l�hyst�rie, les fugues. La niche �cologique est une � proposition honn�te � qui est faite � tous ceux qui ne vont pas bien pour des raisons tr�s diverses. C�est l�endroit id�al pour venir nicher sa difficult� de vivre. Elle est, pour une p�riode donn�e, le � bon trouble � psychologique. Et ce qui appara�t ainsi vient affreusement compliquer toutes nos mani�res habituelles de renvoyer ce qui est � fabriqu� � � de la simple simulation. C�est sans doute un peu ce qu�entendait Georges Devereux quand il parlait de � psychose d�sordre ethnique �. Mais il a cru pouvoir caract�riser ainsi la schizophr�nie de psychose ethnique � une �poque, il est vrai, o� la d�pression restait un diagnostic relativement rare. Or la pr�valence de la schizophr�nie semble relativement stable (autour de 1 % de la population totale) alors que la pr�valence de la d�pression �volue de mani�re acc�l�r�e et est donc un bien meilleur candidat au r�le de � trouble mental ethnique �. Il est int�ressant de confronter cet ensemble d�hypoth�ses � une autre issue des travaux du psychiatre David Healy . Et si les nouveaux antid�presseurs (les Inhibiteurs s�lectifs de la recapture de la s�rotonine) n��taient pas vraiment, ou pas d�abord, des antid�presseurs ? C�est ce que pensent certainement la majorit� des psychiatres qui ne les prescrivent jamais lors des d�pressions graves (m�lancolies) n�cessitant une hospitalisation d�urgence o� ils ont alors recours � la vieille famille chimique des tricycliques qui date des ann�es cinquante. Cela ne veut pas dire que les nouveaux antid�presseurs n�ont aucune action sur les sympt�mes de la d�pression, mais que ce n�est peut-�tre pas la meilleure mani�re de les caract�riser. Que font-ils ? On ne le sait pas tr�s bien, mais il faut se rappeler que l�on ne sait pas tr�s facilement non plus dire ce que font une s�rie de substances psychotropes comme le cannabis ou la coca�ne. La mani�re dont sont r�alis�es les �tudes cliniques ne permet pas de rep�rer des effets inattendus mais seulement de confirmer ou d�infirmer des effets pr�cis�ment recherch�s. Ainsi, qui se serait dout� que des benzodiaz�pines particuli�res (et pas d�autres) sont recherch�es par des personnes d�pendantes de l�h�ro�ne alors que les essais cliniques n��tablissent aucune distinction significative entre elles ? Les consommateurs sont aussi des sp�cialistes et des chercheurs mais qui ne sont jamais mis � contribution ! Il n�y a pas de place pour une production d�expertise qui leur soit propre puisqu�ils sont mis dans la situation de consommateurs.

La d�pression aurait donc trouv�e la niche �cologique particuli�rement favorable � son d�veloppement. Cette niche serait constitu�e par le flot de nouvelles mol�cules prescrites par les m�decins g�n�ralistes, par la relation particuli�re et l�autorit� qui est issue de la consultation m�dicale (par rapport au travail du psychologue ou du psychanalyste). Nous sommes tout � fait convaincus que cela ne suffit pas � d�finir toutes les conditions d�existence de la niche �cologique d�pression, mais cela en constitue certainement deux conditions indispensables.

La psychiatrie moderne a comme principe : � les malades sont tout, les th�rapeutes sont rien �. Alors que tout dans son fonctionnement quotidien montre l�inverse : ce sont les th�rapeutes qui sont toujours au premier plan, qui tiennent congr�s, discutent, �laborent. Et pourtant la psychiatrie moderne ne peut que difficilement imaginer que les th�rapeutes aient un r�le dans la naissance et le d�veloppement de certains troubles mentaux. Elle a du mal � imaginer que la question que le psychiatre a dans la t�te quand arrive un patient a une importance clef. Aujourd�hui cette question est bien souvent � quels psychotropes vais-je lui prescrire ? �. On le sait pourtant en p�dopsychiatrie : quand des arm�es de m�decins, initi�s et mobilis�s par les laboratoires pharmaceutiques � l�origine des nouvelles formes de Ritaline, recevront les enfants avec cette question dans la t�te devant toutes celles qu�ils se posaient jusque l�, quelque chose de nouveau sera advenu qui ne se limite pas � l�aptitude � faire un diagnostic objectif. Surtout quand on sait que les questions que les psychiatres ont dans la t�te avant de recevoir un patient ne restent pas dans leur t�te : elles sont largement diffus�s dans toute sorte de journaux et magazines qui mettent les patients en situation avant m�me la consultation (l�industrie pharmaceutique mobilise aujourd�hui les parents, les enseignants et les m�decins scolaires). Il y a sans doute quelque chose d�intol�rable dans l�id�e que la d�pression serait une sorte de Culture Bound Syndrome (� syndrome li� � la culture � tel que le concept figure dans la derni�re partie du DSM). D�o� l�effort consid�rable, presque fr�n�tique, qui est fait pour la retrouver partout, avec cette id�e qu�elle existerait sous des formes cach�es mais qu�elle ne se manifesterait sous sa forme naturelle, non d�guis�e, que dans les pays occidentaux. Il s�agit l� de se rassurer m�me si cela prend la forme publique d�op�ration de bienfaisance internationale. La notion de Culture Bound Syndrome est d�ailleurs une notion elle-m�me tr�s ambigu� incapable de nous �clairer sur le probl�me que nous essayons de d�ployer : elle est taill�e sur mesure pour rapporter aux troubles occidentaux tous les troubles qui apparaissent de mani�re d�guis�e dans les autres cultures. C�est une notion construite de mani�re non sym�trique. Elle a m�me pour principale fonction de rendre toute sym�trie impossible. Elle est d�ailleurs inutilis�e (et inutilisable) par la quasi-totalit� des ethnologues et son usage reste confin� dans le milieu de la psychiatrie ce qui la rend tout de m�me suspecte. C�est ainsi seulement, gr�ce � cette op�ration de g�n�ralisation h�tive, d�universalisation � petit prix, que la psychiatrie a pu entrer dans la modernit� et sembler ne plus rien avoir � faire avec les anciennes psychologies ou avec l�ali�nisme.

La psychiatrie transculturelle ne s�est jamais pos�e la question inverse, pourtant �l�mentaire : comment d�autres cultures nommeraient-elles et d�criraient-elles un patient dont nous pensons qu�il fait un �pisode d�pressif ou m�me psychotique ? Et pourquoi cette sym�trie si banale est-elle impossible ? C�est qu�elle suppose de ne plus se contenter d�observer les patients venus d�autres cultures, mais d�aller voir aussi les th�rapeutes de ces autres cultures. Et c�est une autre paire de manches ! Car comment les rencontrer ? Comment �changer avec eux ? Quel est le dispositif technique qui permettrait de le faire ? Ce n�est pas une petite aventure dans laquelle on s�engage alors ! Car il va bien falloir les prendre au s�rieux, ne pas les disqualifier en s�empressant de donner d�autres raisons que celles qu�ils avancent pour expliquer leur �ventuelle efficacit�. Les seuls qui ont tent� cette exp�rience difficile sont les th�rapeutes du Centre Georges Devereux � la suite de Tobie Nathan. Or, loin d��tre accueilli comme une exp�rience enfin sym�trique, elle a �t� le plus souvent rejet�e avec panique.

On pourrait peut-�tre se demander enfin si les troubles mentaux et psychologiques, les �motions mais aussi ce qu�on pourrait, pour �tre encore plus g�n�ral, appeler les �tats d��me sont indiff�rents aux mots que l�on utilise pour en parler, pour les d�crire, pour les nommer. O� si, au contraire, il y a une ins�parabilit� entre les mots que l�on emploie et les �tats que l�on d�crit. Les cultures ne souffriraient pas d�une insuffisance quand elles n�ont pas de mots pour signifier par exemple ce qu�on entend en Occident par d�pression. L�id�e d�un universel de contenu de l��me et d�un relativisme des formes prises par les mani�res d�en parler ne donne qu�une vision bien trop simpliste des diff�rentes mani�res d��tre humain. Il faudra sans doute l�abandonner si l�on veut sortir la psychiatrie contemporaine de sa monotonie (la prescription de trois grandes cat�gories de psychotropes). La bonne question pour juger de l�universalit� d�une notion comme celle de d�pression pourrait se calquer sur la mani�re dont les ethnologues interrogent les membres des soci�t�s dont ils �tudient les �motions ; ce devrait �tre quelque chose du genre � dans quelles circonstances utilise-t-on le terme de d�pression ? �

La � petite psychologie � et la � petite biologie � n�ont pas besoin du concept � vocation universalisante de Culture Bound Syndrome. La psychiatrie r�invent�e par la petite psychologie et la petite biologie issue des m�dicaments de souffre des consid�rations th�oriques qui l�accompagnent, souffre de ne pas �tre pris en compte en tant que tel, comme une aventure empirico-pragmatique. Elle aurait tout int�r�t � se pr�senter comme un ensemble de notions pragmatiques qui lient ensemble diagnostic, traitement et pronostic, sans autres ambitions. Les troubles mentaux ne sontpourraient ne plus �tre alors l�occasion de sonder les myst�res de l��me comme le voulaient les psychanalystes ou de devoir toujours rendre compte d�une origine organique finalement hors sujet. Ils sont deviendraient l�occasion enfin saisie de d�velopper l�expertise des patients et d�apprendre � � civiliser � les psychotropes.


Faire entrer les m�dicaments en politique (article en ligne)
Date de publication: Octobre 2004
Publi� dans: le livre collectif : La sant� mondiale entre racket et bien public (coordonn� par Fran�ois-Xavier Verschave), Editions Charles L�opold Mayer
Texte int�gral :

Comment �chapper � cette mal�diction qui ram�ne tous les probl�mes soit � de la psychologie, qui fabrique des victimes, soit � de la sociologie bien trop g�n�rale ? En trouvant le bon cadrage qui permette � un probl�me de se d�ployer sur son mode particulier, tel que l�on puisse concr�tement agir : ni trop large, ni trop �troit.

Si le cadrage est trop large, on aura � coup s�r raison, mais cette raison ne communiquera avec aucune possibilit� originale d�action : on ne pourra avoir avec les int�ress�/e/s qu�un rapport p�dagogique, leur apprenant qu�ils ne sont qu�un exemple d�une situation plus g�n�rale (� si les jeunes se droguent, c�est � cause du ch�mage� �). S�il est trop �troit, on laissera probablement �chapper les dimensions du probl�me que l�ordre public a d�j� instrumentalis�es ou d�finies comme insignifiantes. Cadrer un probl�me, c�est le cr�er, non pas sur un mode arbitraire mais sur un mode pertinent, faisant appara�tre des articulations susceptibles de susciter des app�tits de changement, cr�ant le sens des possibles l� o� r�gnaient auparavant les grosses oppositions.

Mais il est impossible de trouver seuls un tel cadrage. � partir du moment o� une question politique commence � se d�ployer et est prise en charge par un collectif de personnes concern�es, elle se ramifie, devient plus riche et plus compliqu�e � dans un sens positif. D�autres personnes ou groupes peuvent �tre rencontr�s, s�engager dans la mobilisation et �tre transform�s � leur tour.

Nous nous m�fions des d�nonciations quand cela devient le moyen de tout savoir tout de suite. Il n�y a alors plus de probl�mes � fabriquer politiquement, plus rien � apprendre � explorer collectivement et il n�y a plus de possibilit� d�action. Nous consid�rons qu�une autre d�marche est possible : inventer des dispositifs pour d�ployer les probl�mes, apprendre de l�action, des groupes d�j� existants. On pourrait ici parler de � pratiques de transition �, et d�signer ainsi toutes les pratiques dont le trait commun est de travailler � ce dont la gauche a besoin, � que les gens pensent1 �, toutes les pratiques qui produisent les protagonistes susceptibles de participer � la dynamique de production-exploration des probl�mes au lieu d�en accepter les termes impos�s.

Aucune pratique de transition ne peut accepter un probl�me tel qu�il est pos�, et une transformation doit le rendre int�ressant : c�est le d�but de rencontres passionnantes pour les anticapitalistes, des rencontres qui leur font perdre le go�t de ces solutions g�n�rales qui �vitent de tenir compte des conditions particuli�res discut�es par les int�ress�s eux-m�mes.

L�id�e de pratiques de transition d�signe l'� empowerment �, c�est-�-dire l�augmentation collective de la puissance d�agir, comme ce qui doit distinguer la politique anticapitaliste de toutes les autres, c'est la seule boussole raisonnable dont nous disposons d�sormais.

Transparence des d�cisions

Un des arguments des partisans de l�extension des r�gles du march� et de la libre n�gociation entre les assurances priv�es et les laboratoires pharmaceutiques est le risque de la corruption. Aucun d�entre eux n�envisage pourtant de confier la d�livrance des Autorisations de mise sur le march� � des organismes priv�s. Cela montre bien la limite de leur approche : syst�matis�e, elle devient tellement dangereuse qu�elle en est absurde.

Le Collectif Europe et M�dicaments demande que � les patients, les professionnels de sant� et les syst�mes de protection sociale � soient repr�sent�s dans les conseils d�administration des agences du m�dicament (il y a une agence europ�enne et une agence dans chaque pays). Les agences sont compos�es de plusieurs commissions qui sont charg�es d�autoriser les m�dicaments dans des indications pr�cises, de lui accorder un taux de remboursement et de proposer un prix. Les d�lib�rations entre experts sur toutes ces questions doivent �tre publiques. Les d�saccords entre eux sont toujours beaucoup plus int�ressants pour le public que le consensus auxquels ils aboutissent pour des raisons qui peuvent �tre extr�mement diverses. Les journalistes, les repr�sentants des associations devraient donc pouvoir assister � toutes ces r�unions. Les r�unions � huis clos devraient �tre interdites. Ce serait la seule mani�re d��viter ce qui s�est pass�, par exemple, avec les anti-inflammatoires de la famille des Cox. Ils ont obtenu un prix 35 fois sup�rieur � celui des anti-inflammatoires de r�f�rence sous pr�texte d�une diminution des effets secondaires. Les experts n�ont pas vu qu�une �tude clinique avait �t� tronqu�e pour dissimuler la disparition de cette sup�riorit� au-del� d�un an de traitement.

L�exigence de transparence et de publicit� est un objectif politique. Finalement, on peut m�me imaginer que les repr�sentants de l�industrie pharmaceutique soient pr�sents en tant que tels dans les diff�rentes instances, face � des repr�sentants des associations de patients, des professionnels de sant� et des organismes payeurs. Il s�agit de mettre fin au mythe de l�expert neutre. Il s�agit de retrouver le vrai sens du mot expert : � Est expert celui qui a de l�exp�rience (experientia). Ce sens premier, fond� sur l�id�e d�un apprentissage � l��preuve de la pratique, par l�exp�rience commune de la vie et du m�tier, est �clips� par le sens plus courant aujourd�hui de sp�cialiste d�un domaine. Cette �volution s�mantique a cela de remarquable que le sens moderne tend � disqualifier l�expertise fond�e sur l�exp�rience ordinaire qui fondait la notion primitive. �

Il s�agit ainsi de faire entrer les m�dicaments en politique, c�est-�-dire en objet discutable par tous. Apr�s tout, pourquoi ce qui s�est pass� avec les OGM ne pourrait-il pas se passer avec les m�dicaments ? Nous aurons gagn� cette bataille de prise en charge collective des m�dicaments lorsque nous serons capables de dire publiquement : � Ce m�dicament on n�en veut pas ! Les �tudes cliniques sont insuffisantes ! Le prix demand� est exorbitant ! Retournez faire des �tudes ! � Il s�agirait donc de transformer les commissions des agences du m�dicament en des � forums hybrides � permanents. � On appelle forums hybrides ces nouveaux espaces de production du savoir o� les sp�cialit�s et les int�r�ts se m�lent. Bien que cette expression mi-grecque mi-latine ne soit pas tr�s heureuse, elle dit bien qu�une redistribution sociale du savoir est en cours (�) qui devrait imposer dans le public, comme dans la communaut� scientifique, un r�gime pluraliste de savoirs et savoir-faire. (�) Le proc�s pour l�affaire du sang contamin�, en d�pit de tous ses manquements au jeu d�mocratique, a montr� combien est t�nue la distinction entre responsabilit� politique et scientifique. Mais plus encore, de telles affaires aident � d�gonfler le mythe de la comp�tence toute-puissante en montrant � quel point l�acte de connaissance est incomplet, inefficace, impuissant tant qu�on se contente de consid�rer le probl�me en expert en se refusant � l�envisager aussi en tant que citoyen. �

Cela pourrait �tre la seule mani�re juste de s�opposer � l�instrumentalisation grandissante des malades par les laboratoires pharmaceutiques qui n�h�sitent pas � manipuler certaines associations de patients et m�me, dans certains pays, � organiser des manifestations de patients ou de familles de patients pour faire pression sur les pouvoirs publics et les amener � c�der � leur demande de prix. Les laboratoires pharmaceutiques profitent de l�angoisse des familles et des patients pour vendre tr�s cher des m�dicament tr�s peu efficaces dans les pathologies comme l�Alzheimer ou la scl�rose en plaques � m�dicaments qui seront tr�s prescrits et feront des chiffres d�affaires consid�rables. Si des experts produits par les associations de patients elles-m�mes ne sont pas mobilis�s dans le processus de d�livrance des Autorisations de mise sur le march� et de fixation des prix, il n�y aura aucun moyen pour r�soudre ce type de probl�me.

Des �tudes comparatives syst�matiques

Lorsque le S�nat am�ricain a d�battu de la n�cessit� de mieux prendre en charge collectivement les d�penses de sant� des personnes �g�es en 2003, plusieurs s�nateurs D�mocrates, emmen�s par Hillary Clinton, ont propos� de rendre les �tudes comparatives obligatoires et de financer ces �tudes sur fonds publics. Ce n�est actuellement le cas ni aux �tats-Unis, ni en Europe. En France, la commission d�autorisation de mise sur le march� � donne un avis qui porte sur deux points. Le produit est-il plus efficace qu�un simple placebo et, si c�est le cas, ses avantages sont-ils plus importants que les inconv�nients de ses effets secondaires ? C�est tout. Par la suite seulement, une seconde commission dite de transparence sera charg�e de dire en quoi il constitue un progr�s. (�) Cette organisation bizarre d�coule du fait que, dans notre �conomie lib�rale, un m�dicament est un produit qui doit permettre � l�industrie de gagner de l�argent. le souci de sant� publique ne vient qu�apr�s �. Rendre le syst�me plus transparent en multipliant les outils de contr�le et de mesure, ce n�est pas, comme certains le croient, d�velopper la concurrence et la privatisation. D�abord parce que la concurrence et la privatisation font toujours payer la transparence obtenue � certains endroits par une obscurit� plus grande � d�autres. L�exemple du t�l�phone mobile est int�ressant : la concurrence a-t-elle rendu plus transparente la tarification pour le service rendu ? Au contraire, elle est devenue totalement illisible. Et c�est �videmment volontaire. Des � paniers de soins � diff�rents propos�s par les assurances en concurrence rendraient, de la m�me mani�re, les propositions impossibles � comparer. Tout serait fait pour les rendre incommensurables (une assurance accorderait une journ�e en maternit�, trois semaines de psychoth�rapie rembours�es, fixerait une franchise de 20 � par ordonnance, alors qu�une autre accorderait deux jours en maternit�, ne prendrait en charge que les cas de schizophr�nie et de d�pression confirm�e mais sans limite de temps, et proposerait une franchise annuelle de 150 � pour les m�dicaments, etc. ). C�est depuis que les Am�ricains peuvent comparer, gr�ce � Internet, les prix auxquels ils paient leurs m�dicaments avec les prix pay�s au Canada ou en Europe que la col�re monte. L�industrie pharmaceutique comme tous les fournisseurs de soins priv�s n�a aucun int�r�t � ce que des outils permettant de tester l�int�r�t de leurs propositions soient mis en place avec la collaboration des patients.

Les prix des nouveaux m�dicaments doivent �tre fix�s uniquement en fonction des r�sultats obtenus par des �tudes cliniques les comparant aux m�dicaments de r�f�rence, c�est-�-dire en fonction de leur � valeur th�rapeutique ajout�e �.

� effets �gaux, favoriser les m�dicaments les moins chers

� partir du moment o� les m�dicaments sont pris en charge collectivement, les g�n�riques doivent �tre syst�matiquement favoris�s. Les m�dicaments ont deux noms : un nom � scientifique � qui est la d�nomination commune internationale (DCI). C�est sous ce nom que le m�dicament est connu de la communaut� scientifique internationale et c�est seulement sous ce nom qu�il pourra �tre cit� dans les grandes revues scientifiques internationales. Ce nom scientifique n�est pas � prot�g� �, c�est un bien commun. C�est pourquoi les laboratoires pharmaceutiques communiquent autrement avec les m�decins et le public : les m�dicaments portent alors un nom commercial dit encore � nom de fantaisie �. Ce nom de marque appartient d�finitivement au laboratoire pharmaceutique et il peut changer d�un pays � l�autre pour �viter que les patients se procurent leurs m�dicaments facilement dans les pays o� ils sont les moins chers. Ainsi le Primp�ran est un des noms de fantaisie du m�toclopramide. � Primp�ran � appartient d�finitivement au laboratoire Sanofi-Synth�labo (qui peut aussi le vendre), alors que m�toclopramide appartient au domaine public, ne peut pas �tre vendu. L�exclusivit� de fabriquer et commercialiser le m�toclopramide n�a dur� que le temps de protection du brevet. Il n�y a aucune raison de traiter diff�remment les m�decins prescripteurs et les patients des � coll�gues scientifiques �. Si vous regardez un emballage de m�dicament, vous verrez que le nom commercial est �crit en gros et, juste dessous, en petits caract�res, vous trouverez le nom scientifique. Les laboratoires pharmaceutiques ne font pas ce qu�ils veulent en la mati�re mais doivent se plier � une r�glementation tr�s pr�cise. Si on veut favoriser les g�n�riques, il faut inverser le rapport entre nom commercial et nom scientifique : c�est ce dernier qui doit �tre �crit en gros caract�res sur l�emballage.

Cela permettrait de cr�er les m�mes habitudes de lecture chez les scientifiques, chez les m�decins prescripteurs et chez les malades, �vitant le d�sarroi qui peut saisir certains quand un g�n�rique leur est prescrit : le nom principal du m�dicament ne changerait pas. C�est malheureusement dans le sens oppos� que semble vouloir aller le Conseil des ministres de l�UE (contre l�avis du Parlement europ�en) : � Les firmes pharmaceutiques auraient le droit de ne pas faire figurer sur l�emballage des m�dicaments (bo�te et notice) la d�nomination commune internationale des substances actives pr�sentes dans le m�dicament d�s lors que celui-ci contient plus d'une substance active. �

Relancer la recherche avec des appels d�offre

L�histoire de l�industrie pharmaceutique n�a jamais �t� s�par�e de celle de la recherche publique. Il n�y a pas eu r�partition des t�ches entre une � recherche fondamentale � d�un c�t�, et une � recherche appliqu�e � de l�autre, mais bien plut�t cr�ation d�une sorte de tissu commun fait de travaux, d�inventions d�appareils et de dispositifs, qui ont permis le surgissement de produits pharmaceutiques. Si on prend les grands �pisodes de la � r�volution th�rapeutique � qui commence avec la Seconde Guerre mondiale, on s�aper�oit que l�industrie pharmaceutique a finalement souvent jou� les seconds r�les. Quels ont �t� ces grands �pisodes ? Mise au point de la p�nicilline et des antibiotiques, de la cortisone, mise en �vidence du r�le du tabac dans le cancer, invention de la chlorpromazine (premier psychotrope moderne), invention du syst�me des soins intensifs, vaccin contre la poliomy�lite, chirurgie � c�ur ouvert, mise au point des proth�ses de hanche, transplantation r�nale, pr�vention des accidents cardio-vasculaires, traitement de la leuc�mie chez l�enfant, invention de la pilule contraceptive, greffes.

M�me l�invention de m�dicaments r�volutionnaires comme le vaccin contre la poliomy�lite ou les antibiotiques a suppos� un gigantesque investissement des pouvoirs publics. Le vaccin n�aurait pas �t� mis au point sans la mobilisation de la National Foundation for Infantile Paralysis qui collectait dans le public des fonds consid�rables et o� � le contr�le exerc� par des non-sp�cialistes � a permis le financement des travaux de Jonas Salk.

C�est gr�ce � l�aide de la Fondation Rockefeller que Florey et Chain ont commenc� leurs travaux sur la p�nicilline. Quand ils ont r�clam� l�aide de l�industrie pharmaceutique pour une production � grande �chelle, ils ont rencontr� de multiples obstacles, � l�industrie britannique privil�giait une voie d�innovation th�rapeutique plus classique, faisant appel aux sulfamides, des d�riv�s des colorants invent�s par les chimistes organiciens. �7 Il en fut de m�me aux �tats-Unis o� � Florey et Chain eurent droit � une �coute polie (�). Pour pousser les industriels � voir les choses autrement il fallait l�intervention d�une autorit� capable de forcer l�engagement �. Ce fut le r�le des pouvoirs publics.

La proposition que nous faisons s�inspire du travail r�alis� par l�AFM et dont nous avons d�j� longuement rendu compte. Les malades en tant que citoyens ne peuvent pas faire confiance � l�industrie pharmaceutique pour mettre au point les m�dicaments dont ils ont besoin. Ils ne peuvent pas mettre tous leurs �ufs dans le m�me panier au moment m�me o� l�industrie pharmaceutique est entr�e dans une phase de rendements d�croissants (augmentation des frais de recherche, baisse du nombre de nouveaux m�dicaments innovants mis sur le march�). Puisque les � profits d�aujourd�hui sont les m�dicaments de demain �, il s�agit de se m�ler de l�invention de ces m�dicaments de demain dont � nous avons besoin �.

Dans le syst�me actuel tout l�argent est vers� dans un seul pot : celui de l�industrie pharmaceutique. C�est un pari non raisonnable : pourquoi ceux qui ont trouv� dans le pass� des m�dicaments (avec les r�serves que nous venons de mettre) seraient obligatoirement ceux qui en trouveront dans le futur ?

En 2003, les Fran�ais auront d�pens� environ 30 milliards d�euros en m�dicaments. Une proposition toute simple serait de pr�lever chaque ann�e 10 % de cette somme, soit 3 milliards d�euros, pour financer des projets de recherche de nouvelles th�rapeutiques sur appel d�offres public. Cela repr�sente 33 fois la somme qui est collect�e par le T�l�thon apr�s une gigantesque mobilisation nationale ! La question technique de savoir comment cette somme serait pr�lev�e est ici tout � fait secondaire.

C�est pour la r�partition de cette somme entre les �quipes de recherche qu�il faudrait appendre de l�exp�rience de l�AFM. Le plus d�sastreux serait que l��tat s�approprie cette somme, o� laisse les chercheurs d�cider entre eux de son utilisation. Ce devrait �tre, au contraire, l�occasion de cr�er une structure nationale constitu�e des associations de patients, des professionnels de sant� et des organismes payeurs. Ce serait cette structure qui �laborerait un appel d�offres et � qui il reviendrait de s�lectionner les projets � financer. Un tel budget favoriserait l�implantation en France de nouvelles �quipes de recherche. Il donnerait rapidement envie aux autres pays d�Europe de nous imiter.

Ce projet est d�autant plus r�aliste que, dans les cinq ans qui viennent, en tenant compte du nombre consid�rable de mol�cules qui doivent tomber dans le domaine public et si rien, comme c�est probable, ne vient bouleverser l�ordre de l�invention, il serait logique que le budget consacr� par les Fran�ais aux m�dicaments baisse de 30 %. Les analystes financiers estiment que le march� des g�n�riques va augmenter de 20 % dans le monde en 2004. Il devrait atteindre 49 milliards de dollars en 2007 contre 29 aujourd�hui. Plus de 65 m�dicaments importants doivent tomber dans le domaine public d�ici 2007. En France, le march� des g�n�riques devrait augmenter encore plus rapidement car nous sommes en retard sur de nombreux pays.

Cela signifie que l�on peut se soigner mieux avec beaucoup moins d�argent. Le cas du Br�sil est tr�s �clairant : en 1999, 72 953 malades du sida b�n�ficiaient d�une trith�rapie. Cela co�tait 238 millions de dollars aux autorit�s br�siliennes. En 2003, 125 000 malades en b�n�ficient et cela n�a co�t� que 212 millions de dollars8. Le co�t de prise en charge de chaque patient a donc baiss� de 48 %. Le � progr�s � n�implique donc pas de d�penser toujours plus d�argent. Il faut utiliser collectivement les surplus qui peuvent �tre ainsi d�gag�s.

Tout cela implique aussi de mettre l�industrie pharmaceutique sous contr�le. Combien d�argent a-t-elle investi depuis plus de dix ans dans les soci�t�s de biotechnologies am�ricaines ? Pour quels r�sultats ? Aujourd�hui personne ne le sait. Le leitmotiv de ce chapitre est donc : le public doit prendre ses probl�mes en main. Mais, spontan�ment, le public n�a pas de mains9 ! Les mesures que nous avons propos�es ont pour seul objectif de lui en donner. Toutes les propositions que nous faisons ici s�inspirent de dispositifs qui ont �t� invent�s par des collectifs ou lors de d�bats qui ont d�j� eu lieu. Elles visent seulement � les prolonger pour que d�autres groupes puissent s�en saisir et en d�battre ; elles ne sont donc pas suspendues en l�air. Il s�agit de cr�er un public en lui donnant du pouvoir.


Le priv� est-il plus efficace que le public ? (article en ligne)
Date de publication: Octobre 2004
Publi� dans: le livre collectif : La sant� mondiale entre racket et bien public (coordonn� par Fran�ois-Xavier Verschave), Editions Charles L�opold Mayer
Texte int�gral :

Le � priv� � serait toujours plus efficace que le � public � : tel est le postulat dont nous devrions partir Si la notion de priv� est relativement claire, celle de public l�est beaucoup moins. En r�fl�chissant au contraste priv�/public, nous allons encore pouvoir approfondir cette notion si peu utilis�e dans la tradition politique fran�aise. Le public est ici souvent confondu avec ce qui rel�ve de l��tat. On a donc affaire � des syst�mes de gestion, g�n�ralement tr�s bureaucratiques, dont le paradoxe est que � le public � en est, le plus souvent, totalement exclu ! Les militants de gauche ne sont bien souvent pas tr�s clairs sur cette question, se contentant de rapporter la notion de � public � � celle de � service public �. Ce dernier est principalement d�fini par les avantages de ceux qui y travaillent : les fonctionnaires.

Or l��tat est le plus mauvais point de d�part pour penser le public. Il faut, � l�inverse, partir du public pour in fine demander � l��tat et � ses fonctionnaires de garantir ce sur quoi le public s�est mobilis� et a consid�r� que ses int�r�ts ne pouvaient �tre pr�serv�s autrement. La notion de public s��largit alors consid�rablement et n�est pas quelque chose de fix� une fois pour toutes : c�est tout ce qui augmente la capacit� d�agir d�un collectif.

Il n�est pas �tonnant que dans un pays comme les �tats-Unis, le pouvoir grandissant des soci�t�s priv�es accompagne justement le d�clin du public, c�est-�-dire de toutes les formes collectives d�organisation, ce que certains sociologues appellent la perte de � capital social �. C�est parce que le public s�absente que le priv� peut alors n�gocier ses affaires, sans obstacles, sans avoir � rendre de comptes. Si le priv� est toujours plus efficace, alors le public doit cesser de revendiquer, de se d�fendre, de formuler des exigences. Plus le public recule et plus les int�r�ts priv�s occupent le terrain. Il n�y a aucune fronti�re qui d�limiterait a priori et une bonne fois pour toutes, les fonctions r�galiennes de l��tat qui �chapperaient au priv�. Donald Rumsfeld, ministre de la D�fense des �tats-Unis, s�est m�me engag� dans une privatisation partielle de l�arm�e am�ricaine justifi�e ainsi : � Les programmes gouvernementaux ne connaissent pas la rigueur des march�s (�). Une privatisation peut restaurer de la discipline �. Ce sont des firmes priv�es qui assurent de plus en plus la construction, l�entretien et m�me la s�curit� des bases militaires am�ricaines.

C�est toujours avec l�id�e de d�penser moins d�argent, de mieux r�guler les d�penses, d��tre plus efficaces, que l�on demande au public de s��clipser. La � bureaucratie �, qui suivrait in�luctablement les manifestations du public, co�terait finalement plus cher que la r�mun�ration des actionnaires des firmes priv�es mobilis�es pour la remplacer, m�me si toutes les exp�riences concr�tes montrent que c�est l��clipse du public qui favorise la prise du pouvoir par une bureaucratie souvent peu efficace.

Le principe au c�ur de toutes les op�rations de privatisation est l�id�e de concurrence. Gr�ce � la concurrence, les clients seraient mieux servis, auraient plus de choix et � de meilleurs co�ts. Le r�le de l��tat est alors seulement de garantir la concurrence, en particulier gr�ce aux lois anti-trust.

Le priv� permettrait aussi de mieux combattre la corruption. Qu�un appareil administratif puisse, par exemple, d�cider d�un prix uniforme pour un m�dicament, qui sera rembours� de mani�re �galement uniforme, donne un pouvoir beaucoup trop grand � un petit nombre de personnes qu�il devient possible de corrompre. Ils pourront, par exemple, esp�rer devenir, plus tard, les conseillers bien r�mun�r�s de laboratoires pharmaceutiques. C�est souvent l�espoir de pouvoir gagner entre 60 000 et 100 000 � par an pour quelques r�unions par mois pendant lesquelles le conseiller fera profiter les dirigeants du laboratoire de sa bonne connaissance des circuits administratifs et mettre �ventuellement son carnet d�adresses � leur service. Cela ne marche �videmment pas � tous les coups. De nombreux membres des commissions des Agences du m�dicament en Europe sont au-dessus de tout soup�on. Pour les partisans de la privatisation, si une S�curit� sociale unique est remplac�e par des assurances multiples qui auront le pouvoir de n�gocier les prix chacune pour son compte, on �chapperait encore mieux � ce risque.

La m�decine des preuves peut-elle se passer du public ?

La mani�re dont l��tat r�gule actuellement le syst�me de sant� donne de la cr�dibilit� � ces critiques. Le syst�me d�assurance maladie dans un pays comme la France se caract�rise par l�absence de contr�le, l�absence de transparence, l�absence de proc�dures de v�rification et d��valuation. On peut prendre de ce point de vue l�exemple des �tudes cliniques. Pour qu�un m�dicament soit mis sur le march�, le laboratoire pharmaceutique inventeur doit fournir un dossier qui montre que le produit est plus efficace qu�un placebo et que ses effets secondaires ne viennent pas contrebalancer ses avantages. Mais ces �tudes sont bien souvent incroyablement limit�es : l�effet biologique v�rifi� d�une mol�cule peut tr�s bien ne pas avoir �t� confirm� par une �tude clinique sur une dur�e de temps suffisante. Plusieurs cas montrent qu�un effet biologique incontestable ne s�accompagne pas toujours d�un effet clinique au sens o� le m�dicament allongerait la dur�e de vie ou limiterait la morbidit�. On est en droit de se poser la question avec les antihypertenseurs, les hypolip�miants , tous ces m�dicaments qui doivent �tre pris de mani�re chronique et qui repr�sentent des march�s gigantesques. Longtemps apr�s leur mise sur le march�, lorsque des chercheurs souvent ind�pendants r�alisent des �tudes mesurant la mortalit�, leurs r�sultats ne sont pas du tout ce qu�on en attendait. Mais les industriels font tout ce qu�ils peuvent pour �viter, apr�s la mise sur le march�, de r�aliser des �tudes comparatives sur de longues p�riodes.

L�industrie pharmaceutique �tait contre ces essais cliniques quand ils ont �t� pr�conis�s par ceux qu�on a appel� les � r�formateurs th�rapeutiques � aux �tats-Unis, des m�decins qui se sont alli�s � des statisticiens, de plus en plus inquiets de la prolif�ration sans contr�le de m�dicaments commercialis�s par les laboratoires pharmaceutiques . Les r�formateurs ont commenc� � se mobiliser � la veille de la Seconde guerre mondiale mais il a fallu l�affaire de la Thalidomide, au d�but des ann�es soixante, pour que le rapport de force change : le public a pu s�imposer. Il devenait impossible d�argumenter en expliquant que le � march� � �tait le meilleur r�gulateur. Chaque patient, individuellement, m�me si c��tait lui qui payait les m�dicaments de sa poche, �tait impuissant devant l�offre faite par l�industrie pharmaceutique. On ne pouvait plus dire : cela ne concerne que des contractants priv�s. L��tat devenait alors charg� de cr�er, ou de renforcer, les structures n�cessaires � la protection du public. Cela a rendu furieux les plus lib�raux qui d�testent les le�ons de pragmatisme et n�ont donc jamais accept� qu�une structure publique (les agences du m�dicament en Europe, la Food and Drug Administration aux �tats-Unis) intervienne sur le march�, ce qui ne va pas tr�s bien avec leur th�orie. � chaque occasion ils se battent pour en limiter le pouvoir, ou m�me tout simplement la faire dispara�tre.

Mais les �tudes cliniques se sont impos�es sur la base d�un compromis dont on paie aujourd�hui le prix. Les laboratoires pharmaceutiques ont accept� cette proc�dure mais � la condition d�en �tre les seuls ma�tres : les pouvoirs publics ne se doteraient d�aucun moyen pour faire des �tudes cliniques. Les agences ont eu, du m�me coup, des pouvoirs extr�mement limit�s : on a toujours voulu les contenir dans le r�le d�instance de contr�le avec le minimum de pouvoirs d�initiative. Cela a �t� une lutte de tous les instants pour r�ussir � �largir leur r�le : obligation d�obtenir le � consentement �clair� � des patients, contr�le du protocole de l��tude par un comit� d��thique. Malgr� les obstacles, dans tous les pays, y compris les plus lib�raux, les pouvoirs du priv� ont donc du �tre mis sous contr�le m�me si on est en droit de juger que c�est de mani�re encore insuffisante.

Le probl�me des structures publiques, c�est que rien n�est fait pour qu�elles traduisent la mobilisation du public. Si les membres des agences peuvent �tre corrompus, ce n�est pas parce que ce sont des structures publiques mais, � l�inverse, parce qu�elles ne le sont pas assez. Elles sont form�es d�experts qui se flattent de leur neutralit� et de leur ind�pendance. Peut-�tre serait-il pr�f�rable de mettre un terme � cette conception de l�expertise car elle implique la remise du pouvoir du public entre les mains de personnes qui doivent �tre � sans int�r�ts �. Il serait peut-�tre moins hypocrite d�avoir des experts attach�s � ceux pour qui ils travaillent : des experts repr�sentant l�industrie pharmaceutique, des experts repr�sentant les associations de patients et d�autres des �quipes pr�cises de chercheurs et les m�decins, et que les d�bats entre eux soient publics. On saurait alors qui parle au nom de qui. On obtiendrait ainsi une politisation de chaque d�bat, ce qui favorise le r�le et la possibilit� d�intervention du public. Mais c�est cette politisation que craignent le plus ceux qui ne veulent pas favoriser l��mergence d�un public et consolider le pouvoir du priv�. La logique actuelle est de � prot�ger � le public et non pas de le rendre plus fort en lui faisant jouer un r�le d�acteur. Les logiques d�un syst�me enti�rement priv� Imaginons maintenant un syst�me qui serait � l�oppos� de celui o� les usagers sont mobilis�s sous la forme d�un public. Les assurances couvrant les patients sont en concurrence les unes avec les autres. On assiste au d�veloppement d�une logique totalement diff�rente. Le souci de rentabilit� les am�ne d�abord � tout faire pour exclure les personnes pr�sentant les risques les plus lourds, ou � faire varier les tarifs d�assurance en fonction des risques pr�sent�s � comme c�est le cas lorsqu�on assure un v�hicule. Cela peut commencer avec des comportements qu�il pourra para�tre justifi� de sanctionner (comme le fait de fumer) mais qui seront une porte d�entr�e vers la prise en compte d�autres risques (pr�diction g�n�tique par exemple, �ge du candidat � l�assurance).

L�id�e de faire appel au priv� pour r�guler les d�penses de sant� revient en fait � privatiser le niveau interm�diaire qui existe entre l�offre de soins d�un c�t� et les patients de l�autre et qui est actuellement occup�, en France, par la S�curit� sociale. Il s�agit de cr�er un nouveau type d�entreprises � des � op�rateurs � qui vont n�gocier avec ceux qui offrent des soins : les h�pitaux, les laboratoires pharmaceutiques, les m�decins. Ils fourniront ensuite des propositions sous forme de � paquet � (on a d�j� pr�vu d�appeler cela � panier de soins �) aux patients. C�est donc un march� tr�s compliqu� qui s�instaure et qui continue � ne pas avoir grand chose en commun avec les march�s des biens de consommation habituels. L�assurance qui vous couvre aura n�goci� avec un r�seau de m�decins, aura choisi un certain nombre d�h�pitaux et �galement une liste pr�cise de m�dicaments qu�elle accepte de rembourser (avec une franchise). Il ne sera plus possible de sortir de ce r�seau impos�, sauf � prendre en charge soi-m�me la totalit� des d�penses. La libert� des uns (de nouvelles firmes priv�es auxquelles les assurances confient la cr�ation de ce type de r�seau) a donc ici pour cons�quence l�encadrement strict des autres : en l�occurrence les patients. La d�cision de retenir un m�dicament plut�t qu�un autre dans la liste de ceux qui sont pris en charge et rembours�s, d�pend alors uniquement des conditions commerciales que le laboratoire fabriquant accepte de faire.

Un tel syst�me cr�e-t-il plus de transparence, de contr�le, de v�rification, de transparence, d��valuation ? � l��vidence, non : il d�veloppe et multiplie au contraire les secrets. Le laboratoire ne d�voile pas les prix auquel il c�de ses m�dicaments � une de ces firmes interm�diaires. Car les autres exigeraient les m�mes avantages.

Les m�decins voient leur m�tier totalement transform� par ce nouveau syst�me : ils doivent adh�rer � des r�seaux reconnus par les firmes interm�diaires qui n�gocient, en cons�quence, le prix et m�me la dur�e de leurs consultations. Ils peuvent m�me tout simplement devenir les salari�s de ces nouvelles entreprises. Ils sont le pot de terre contre le pot de fer.

Plus les gens sont pauvres et plus ils sont d�favoris�s par un syst�me r�gul� par le priv�. Tous ceux qui n�ont pas de couverture sociale sont aussi dans une libert� totale de choix : mais c�est pour eux que les prix sont les plus �lev�s. Ils paient leurs m�dicaments au prix public librement d�cid� par les industriels, sans que personne n�ait eu le pouvoir de le n�gocier. Ils paient aussi le prix maximum � l�h�pital ou s�en voient m�me refuser l�acc�s.

Personne ne propose aujourd�hui un tel syst�me qui nous alignerait sur les �tats-Unis, sauf peut-�tre les compagnies d�assurance qui ont propos� de g�rer exp�rimentalement certaines r�gions en concurrence avec la S�curit� sociale. Mais toute mesure de privatisation, m�me partielle dans un premier temps, implique le d�veloppement d�une logique qui appelle toujours plus de privatisation. On ne voit plus alors d�autres solutions, pour r�soudre les probl�mes qui se posent, qu�avancer encore un peu plus dans la privatisation. � l�inverse, l�appel au public (associations de patients par exemple) appelle � d�velopper toujours de nouveaux moyens de mobilisation de ce public pour r�soudre les probl�mes nouveaux.

Mais ce n�est pas seulement un exercice de pens�e qui permet de contraster le public et le priv�. Aussi mal organis�s soient-ils, les syst�mes publics actuels ont �t� compar�s � des syst�mes priv�s par plusieurs auteurs. Ces �tudes montrent que les frais d�administration par le priv� sont beaucoup plus �lev�s que dans un syst�me public : 2,5 % du PIB aux �tats-Unis contre 0,5 % pour le Canada qui a un syst�me de prise en charge tr�s proche du n�tre . Il y a trois raisons � cela : le co�t de la vente des primes d�assurance, le co�t de perception des primes d�assurance et les co�ts administratifs beaucoup plus �lev�s li�s au paiement des factures. Ces chiffres n�ont pas �t� r�fut�s.

Mais le plus important pourrait �tre ailleurs. A chaque fois que l�acc�s aux soins est rendu plus difficile par le paiement d�une franchise, les plus pauvres h�sitent avant d�aller consulter, ils ne r�duisent pas seulement les services qui sont d�un int�r�t faible pour leur sant�, mais �galement des moyens qui les emp�cheraient de d�velopper des pathologies plus graves. Il n�est pas certain que la collectivit� y soit gagnante.

L�exemple am�ricain

Il peut �tre instructif de comparer les r�sultats obtenus par le syst�me de sant� am�ricain qui fait le plus largement possible appel au priv� .

L�esp�rance de vie � la naissance est de 79,5 ans pour les femmes et de 74,1 pour les hommes, ce qui met les �tats-Unis en 21�me position mondiale (en France elle est de 82,7 ans et 75,2, 3�me position mondiale). La mortalit� infantile est de 6,9 pour 1000 naissances. Cela met les �tats-Unis en 25�me position, derri�re tous les pays riches (la France est en 10�me position avec un taux de 4,6).

La mortalit� pr�matur�e (indice qui permet de mesurer la mortalit� parmi les groupes les plus jeunes de la population) est plus �lev�e aux �tats-Unis de 21 % par rapport � la moyenne de tous les pays de l�OCDE. Ce pays arrive avant-dernier, juste devant la Hongrie (la France est en 8�me position).

Alors que le cancer est devenu la deuxi�me cause de mortalit� chez les femmes dans les pays riches, les �tats-Unis ont des taux de mortalit� sup�rieure � la France pour les cancers du col de l�ut�rus, du c�lon et du poumon. Il n�y a que pour les cancers du sein qu�ils sont devant la France (tr�s en retard sur cette question), sans toutefois faire mieux que la 13�me place.

Les taux de mortalit� dus aux maladies cardiovasculaires sont de 110 femmes et de 194 hommes pour 100 000 aux �tats-Unis contre 29 et 73 en France (l� encore, les �tats-Unis sont dans le bas du tableau).

�videmment tous ces chiffres ne d�pendent pas seulement du syst�me de sant� et de la prise en charge m�dicale. Ils renvoient aussi aux modes de vie, mais on ne peut pas nier que les traitements m�dicaux ont des cons�quences importantes sur les taux de mortalit� dus par exemple aux maladies cardiovasculaires.

Les r�sultats du syst�me de sant� am�ricain ne sont donc pas tr�s brillants. Ils occupent une position g�n�ralement en dessous de la moyenne de l�ensemble des pays riches. En revanche, les r�sultats obtenus apparaissent comme franchement catastrophiques si on les compare aux ressources qui y sont consacr�es. En termes de d�penses totales de sant� par habitant, les �tats-Unis se trouvent largement au-dessus de tous les autres pays de l�OCDE. En 2001, ils ont d�pens� 4 887 $ par habitant, soit 2,3 fois plus que la moyenne des pays de l�OCDE (la France a d�pens� 2 561 $). Cela fait que les �tats-Unis ont consacr�, en 2001, 13,9 % de leur PIB (produit int�rieur brut) aux d�penses de sant� (contre 9,5 % en France).

En ce qui concerne la d�pense en m�dicaments, les �tats-Unis occupent la premi�re place avec 605 $ par habitant (la France est en seconde position avec 537 $). Entre 1990 et 2001 la d�pense en produits pharmaceutiques par habitant a augment� de 90 % aux �tats-Unis (contre 63 % en France). Mais il faut signaler que les m�dicaments ne repr�sentent que 12,4 % des d�penses totales de sant� contre 21 % en France.

C�est, en revanche, aux �tats-Unis que la majeure partie des d�penses de sant� rel�vent du priv� : 55,6 % (contre 24 % en France, et encore la contribution des mutuelles est ici abusivement consid�r�e comme relevant du priv�). Les �tats-Unis sont aujourd�hui le seul pays de l�OCDE o� le public intervient de mani�re minoritaire dans les d�penses de sant�. Est-ce ce mod�le qu�il faut imposer au reste du monde ?


Pragmatisme et politique marxiste : fabriquer les questions que nous sommes capables de r�soudre (article en ligne)
Date de publication: Septembre 2004
Publi� dans: Contretemps, 11
Voici le texte int�gral :

On doit � Gilles Deleuze et F�lix Guattari la formule souvent cit�e � penser par le milieu �. Mais on ignore souvent que cette formule traduit la mani�re dont ils ont h�rit� du pragmatisme am�ricain tel qu�il a �t� formul� par William James et, surtout, par John Dewey le grand philosophe progressiste mort en 1952. Comment pr�senter en quelques lignes ce qui nous semble �tre le noyau rationnel de l�approche pragmatiste avant de tenter une approche pragmatiste d�une question de soci�t� dans le but de mettre � l��preuve certaines conceptions marxistes r�volutionnaires ?

Deux traits nous ont frapp� � la lecture de Dewey . Les pragmatistes ne se laissent jamais convaincre par une th�orie : ils travaillent sans rel�che � trouver les moyens de mettre les th�ories � l��preuve. Ils ne font ensuite jamais appel � la � r�alit� � pour mettre fin � une controverse comme un certain mat�rialisme voudrait laisser croire que l�on peut proc�der. Pourquoi ? Si on demande � un Occidental moderne de d�crire la r�alit�, il commencera certainement � parler du monde qui l�entoure comme l�aurait fait un Grec de l�Antiquit�. Mais tr�s rapidement un moderne et un antique parleraient de choses tr�s diff�rentes n�ayant plus beaucoup de rapports entre elles. Il en serait de m�me si on posait cette question de � la r�alit� � simultan�ment � un Occidental et � quelqu�un appartenant � une culture tr�s diff�rente de la n�tre. Ce que nous appelons � r�alit� � n�est donc pas fiable. Elle est trop mouvante, changeante : ce que nous mettons sous ce nom �volue en m�me temps que nos connaissances, en m�me temps que nous inventons des moyens nouveaux de l�agripper. Il ne s�agit pas l� d�un quelconque � relativisme � comme certains mat�rialistes inquiets l�ont cru . Les pragmatistes ne font pas confiance � la r�alit� car personne ne sait ce qu�est la r�alit� d�s que l�on s��loigne de la banalit� (et m�me le banal risque d��tre bien diff�rent entre des personnes de cultures diff�rentes) ; personne ne peut pr�tendre parler en son nom. Cela ne veut pas dire qu�elle n�existe pas, mais que c�est se mettre � la place de Dieu que de parler en son nom. Les pragmatistes, s�ils ne sont pas mat�rialistes dans le sens que nous venons de voir, ne sont pas pour autant des id�alistes. La notion centrale de la philosophie de Dewey est celle d�exp�rience. C�est l�exp�rience (qui peut se d�velopper aussi sous la forme de l�exp�rimentation) qui permet de d�partager. L�exp�rience est constitutive du rapport entre les moyens et les fins. Elle est le � milieu � des choses pour reprendre le mot de Deleuze et Guattari. Les scientifiques quand ils d�battent entre eux ne se lancent d�ailleurs jamais le mot de � r�alit� � � la figure, ils savent qu�ils seraient vite ridicules aupr�s de leurs coll�gues s�ils pr�tendaient parler au nom de la r�alit�. Ils parlent toujours au nom de leurs � exp�riences � qu�ils proposent � leurs coll�gues de reproduire. Seules les exp�riences leur permettent de devenir les porte paroles des ph�nom�nes qu�ils observent.

La notion d�exp�rience permet de penser dans le m�me mouvement ce qui est propre au travail des scientifiques et le sens commun. Il n�existe plus de coupure entre la mani�re dont un petit enfant explore son environnement et apprend � le ma�triser et la mani�re dont les scientifiques fabriquent de la pens�e. C�est la mort de l��pist�mologie au sens de Bachelard ou de Canguilhem (la pens�e scientifique se construisant contre le sens commun). Dewey pourra � la fois �crire une Logique tr�s ambitieuse et �tre � l�origine d�une �cole-laboratoire qui tirera tous les enseignements p�dagogiques de cette notion centrale d�exp�rience. Cette notion d�exp�rience (et d�exp�rimentation) lui permettra aussi d��tablir un lien entre la mani�re dont on sait que les esp�ces �voluent depuis Darwin et la mani�re dont les humains fabriquent de la pens�e. Il n�y a plus de dualisme.

On a aussi pu dire assez justement que le pragmatisme �tait un cons�quencialisme : toute proposition doit �tre jug�e � ses cons�quences. C�est �videmment un des sens du mot exp�rience. Le crit�re de la v�rit� est un crit�re pratique, quel que soit le domaine abord� : philosophique, scientifique, politique, etc. Confront�s � une question comme celle du voile � l��cole, on a vu les Fran�ais, quelle que soit leur appartenance politique, essayer de d�cliner les principes soit de la la�cit�, soit de la lib�ration des femmes, pour tenter d�en faire d�couler une position logique sur le voile. Peine perdue : sur le chemin qui m�ne des principes � l�application pratique, de multiples bifurcations ne cessent de se pr�senter amenant les divers protagonistes, au sein des m�mes courants politiques y compris � l�extr�me-gauche, � prendre des positions extr�mement diverses, sinon franchement contradictoires. Un pragmatiste, lui, n�aurait jug� les diverses propositions concernant le voile - comme son interdiction � l��cole -, qu�� l�aune de leurs cons�quences.

M�me si l�exercice est assez vain, on pourrait imaginer ce que serait devenu un marxisme qui aurait rencontr�, sans l��viter, le pragmatisme. Le marxisme aurait alors peut-�tre �vit� ce que l�on pourrait appeler, pour faire vite, sa � durkheimisation �. Il est int�ressant de constater que Durkheim a identifi� deux ennemis irr�ductibles : la sociologie de Gabriel Tarde (qui a l�avantage de mettre l�accent sur la construction du social et du global � partir de micro-�v�nements dont il faut comprendre les m�canismes de g�n�ralisation � le social n�est jamais donn�, il n�explique rien mais c�est lui qui doit �tre expliqu�) et, justement, le pragmatisme qui est avant tout une pens�e du politique et de la d�mocratie. Le pragmatisme est l�ennemi du rationalisme qui constitue pour Durkheim le c�ur du � g�nie fran�ais �. Mais cette rencontre entre marxisme et pragmatisme, ou plu g�n�ralement entre anticapitalisme et pragmatisme reste peut-�tre une �uvre � faire. C�est en tout cas le sens � donner � cette contribution.

***

Le pragmatisme ne suffit sans doute pas � d�finir une politique (je ne crois pas � la formation d�un parti qui se d�finirait uniquement comme un parti pragmatiste). Mais je ne vois pas non plus comment on peut faire de la politique sans �tre pragmatiste. Sans le pragmatisme, la politique est toujours en risque de disparition, d�vor�e par la th�orie. Le pragmatisme devrait �tre un �l�ment constitutif de toute d�marche politique. Il me semble ainsi urgent de constituer une pragmatique de l�anticapitalisme. De ce point de vue le pragmatisme pourrait nous aider � �chapper au risque qui menace en permanence l�anticapitalisme : la p�dagogie du d�voilement. Pour cette derni�re, le travail politique consiste � aider les � masses � � prendre conscience de leur situation de domination, ou d�ali�nation : il suffirait de d�chirer le voile pour qu�enfin le marxisme triomphe. Ce discours articule conscience et inconscient avec des mots parfois m�me puis�s dans le vocabulaire de la psychanalyse. Cela suppose toujours un savoir constitu� de mani�re transcendantale et d�pos�e soit entre les mains d�une � avant-garde � (ayant acc�s � la science marxiste, selon la vulgate kautskyenne souvent cit�e par L�nine et reprise par Mandel dans ses textes sur la construction du parti r�volutionnaire) soit entre les mains de sociologues �clair�s par la th�orie de Bourdieu. Rien n�est plus �loign� du pragmatisme que cet anticapitalisme-l�. John Dewey qui, en 1939, a dirig� la commission qui a d�fendu Trotsky contre les accusations de Staline, a aussi discut� les th�ses du fondateur de l�Arm�e rouge expos�es dans Leur morale et la n�tre. Il y rel�ve cette phrase :

� La moralit� �mancipatrice de prol�tariat a un caract�re r�volutionnaire� Elle d�duit une r�gle de conduite des lois de d�veloppement de la soci�t�, c�est-�-dire d�abord de la lutte des classes, la loi de toutes les lois �.

Dans ce d�bat sur la � fin � et les � moyens �, c�est cette raison en surplomb (une nouvelle version des � v�rit�s �ternelles � que Trotsky avait pourtant d�nonc� quelques paragraphes plus haut !) que Dewey refuse, � juste titre :

� puisque la lutte des classes est consid�r�e comme le seul moyen pour atteindre la fin (l��mancipation de l�humanit�) et puisque l�id�e que c�est le seul moyen est atteint par d�duction et non par un examen inductif des moyens et des cons�quences dans leur interd�pendance, le moyen, la lutte des classes, n�a pas � �tre examin�e de mani�re critique au regard de ses cons�quences objectives effectives. Il re�oit une absolution automatique qui l�exempt de tout examen critique �.

Trotsky avait sans doute �t� frapp� de trouver plus � immanent � que lui dans le raisonnement sur la morale, donc certainement plus mat�rialiste ! Un de ces derniers textes est un t�l�gramme o� il demande � ce qu�on s�attelle � cette question du pragmatisme. Il sera assassin� avant de le faire �ventuellement lui-m�me.

***

Un d�bat r�cent illustre la diff�rence que peut cr�er le pragmatisme sur ce qui m�rite d��tre appel� � politique �. La notion de � vote utile � est, d�un point de vue politique pragmatiste, une monstruosit�. Opposer � vote utile � � � vote pour ce que l�on pense � (et non pas � � vote inutile � comme on pouvait s�y attendre) devrait �tre consid�r� comme une catastrophe pour tous ceux qui veulent constituer une � politique � anticapitaliste. En fait, les � masses � seraient d�accord avec leur � avant-garde � r�volutionnaire, mais ils ne le manifesteraient pas pour des raisons futiles, li�es � des rapports de force, li�es � des illusions qui ne seraient pas encore totalement dissip�es. Du coup, ce qui est reproch� aux �lecteurs, c�est bien de faire de la politique : man�uvrer, utiliser des moyens en calculant les cons�quences qui en r�sulteront et non pas en fonctions de fins d�finies tr�s abstraitement. On reproche aux �lecteurs, d�exp�rimenter, de penser par le milieu, et de ne pas �tre dans le � vrai �, dans l�absolu. Bref, le paradoxe terrible est que ceux qui se consid�rent comme une avant-garde reprochent aux �lecteurs de faire de la politique avec tout cela que cela implique alors que eux, dans le m�me mouvement, cessent d�en faire. D�un point de vue pragmatiste, constater que les �lecteurs font un � vote utile �, est un sujet de r�jouissance. A l�inverse, penser qu�il existe un niveau plus profond que celui de la politique telle qu�elle s�exprime dans un vote utile, et que ce niveau plus profond co�nciderait plus ou moins avec un savoir transcendantal d�tenu par les marxistes r�volutionnaires est, pour un pragmatiste, une catastrophe. Regretter que les �lecteurs votent utiles, c�est-�-dire calculent les cons�quences de leurs actions �lectorales, soient � la man�uvre, c�est se r�fugier dans l�attente hypoth�tique du grand chambardement o� enfin les � choses vraies � se r�v�leront. C�est confondre les tempos tr�s particuliers du discours religieux et ceux du discours politique. Pour un pragmatiste, la politique n�est pas un travail de r�v�lation du vrai mais de fabrication du possible. La politique est par d�finition anti-utopique (contrairement � la religion). Si les marxistes r�volutionnaires n�apprennent pas � faire de la politique et se contentent de faire de la d�nonciation, leur seul avenir est celui, inqui�tant, d�une secte : vivre sur une promesse d�initiation (ici le d�voilement total ou la r�volution) qui ne vient jamais .

***

Pour nourrir le d�bat sur ce que pourrait �tre un anticapitalisme pragmatiste, nous allons maintenant reprendre un exemple qui se situe hors de la politique �lectorale et concerne le travail militant quotidien : celui des prostitu�(e)s. Nous allons examiner la brochure �dit�e par la commission femmes de la LCR sur la prostitution (Prostitution : s�en sortir) qui nous aidera � illustrer notre point de vue car elle se situe aux antipodes d�une d�marche pragmatiste.

Les auteurs commencent en �crivant :

� Dans le contexte de la mondialisation capitaliste, la prostitution s�est r�pandue et d�velopp�e dans le monde entier du fait de l�accroissement des in�galit�s �conomiques et sociales. � (p. 3)

C�est une mani�re tr�s habituelle mais tr�s ultimatiste de poser le probl�me car cela ne laisse que tr�s peu d�espace pour des actions et des luttes : la seule solution est de mettre fin � l�accroissement � des in�galit�s �conomiques et sociales � qui est pos� comme une sorte de pr�alable. Tout est donc renvoy� � la victoire d�cisive sur le capitalisme. Mais en attendant que faire ?

Les auteurs poursuivent :

� Cette distinction entre prostitution libre ou propre et prostitution forc�e ou sale ram�ne � des choix individuels ce qui rel�ve en r�alit� de rapports sociaux qui structurent notre soci�t� : les rapports entre les classes et entre les sexes. � (p. 10)

La proposition qui structure cette phrase est que le monde ne peut �tre vu que sous deux dimensions : celui, minuscule, des choix individuels, de l�individu (auquel correspond la psychologie) ou celui, gigantesque, des rapports entre classes et entre sexes (sociologie). On n�imagine aucun espace interm�diaire qui pourrait �tre celui ou peut vivre et se d�ployer l�action politique, ou puisse se d�velopper le mouvement qui va et vient entre les moyens utilis�s et les cons�quences qui en d�coulent. Il ne reste plus alors que deux choix : aller chez un psychanalyse ou attendre la r�volution. Les auteurs pensent d�crire un progr�s dans la prise en compte de la situation :

� Ne pas interdire l�exercice de la prostitution est le fruit d�une bataille des f�ministes qui a fait �voluer le regard port� sur les personnes prostitu�es. Ces derni�res n�ont plus �t� consid�r�es comme coupables d�inciter � la d�bauche et de diffuser des maladies v�n�riennes au sein de la population, elles n�ont plus �t� hors-la-loi et donc condamn�es � des amendes ou des peines de prison pour prostitution, elles ont �t� au contraire consid�r�es comme victimes � de difficult�s socio-�conomiques ou encore de la violence des souteneurs ou des clients. C�est ce statut de victime qui est aujourd�hui remise en cause dans le d�bat sur le libre choix (�) Revendiquer le libre choix, pour les personnes prostitu�es, est un moyen de ne pas se sentir ou de ne pas se dire victimes, situation difficile � assumer� � (p. 9)

Le statut de � victimes � serait donc un progr�s. Malheureusement la notion de victime est tr�s ambigu� et elle est tr�s peu pr�sente dans la tradition marxiste et r�volutionnaire, � juste titre. On ne parle jamais de la classe ouvri�re comme d�une � victime �, ce serait ressenti comme une d�valorisation de son potentiel politique. Pour un pragmatiste, le mot de victime a l�inconv�nient de figer une cat�gorie de personnes dans un statut qui ne leur permet plus la moindre exp�rimentation. Au lieu d��tre un groupe ayant un devenir, il n�y a plus que des individus enferm�s dans le malheur qui les d�finit. Le mot victime fait aujourd�hui les bonheurs de la psychologie et on a m�me vu appara�tre des psychologues sp�cialistes de � victimologie �. Ce terme a une fonction tr�s pr�cise : il permet de d�signer des personnes qui ne sont plus capables de parler en leur nom, dont la parole est suspecte justement parce qu�elles sont victimes. Ainsi il faut trouver d�autres personnes pour parler � leur place, leur parole n��tant, par d�finition, pas fiable : on ne peut pas leur faire confiance. Comme celles des fous, elle ne doit pas �tre prise comme un t�moignage int�ressant sur la situation que ces personnes sont en train de vivre, mais seulement comme un sympt�me d�une impuissance qui va permettre � l�expert ext�rieur de parler en leur nom. Comment a bien pu se faire l�introduction de la notion de victimes dans le vocabulaire r�volutionnaire ? C�est peut-�tre que l�on avait d�j� trop pris l�habitude de parler � la place des autres ! Le mot � victime � connecte un peu trop facilement la tradition marxiste avec la psychologie et l�humanisme mais l��loigne du pragmatisme. Il est tout � fait extraordinaire que la m�me chose se soit pass�e il y a quelques ann�es avec les toxicomanes. On pourrait ici remplacer � prostitu�es � par � toxicomanes � et on a le discours que la gauche tenait autrefois. Pourquoi autrefois ? Parce qu�il se trouve, qu�avec le sida, les � toxicomanes � ont pris la parole et ont exig� de ne plus �tre consid�r� comme des d�linquants, ni comme des victimes, ce � quoi tenaient tant les psychanalystes qui voulaient continuer de parler (de leur souffrance !) en leur nom. Quand se sont cr��es les associations Limiter la casse et Auto-support des usagers de drogues, les � toxicomanes � ont demand� � ce qu�on les appelle des � usagers non repentis de drogues ill�gales �, non pas des victimes mais des citoyens comme les autres. Ils redevenaient un groupe capable d�exp�rimentation.

Comment �chapper � cette mal�diction qui ram�ne tous les probl�mes soit � de la psychologie, qui fabrique des victimes, soit � de la sociologie bien trop g�n�rale ? En trouvant le bon cadrage du probl�me qui est toujours une pr�occupation pragmatiste, qui caract�rise par exemple le travail des scientifiques. Penser par le milieu, c�est chercher le cadrage qui permette � un probl�me de se d�ployer sur son mode particulier, tel que l�on puisse concr�tement agir : ni trop large, ni trop �troit. Si le cadrage est trop large, on aura � coup s�r raison, mais cette raison ne communiquera avec aucune possibilit� originale d�action : on ne pourra avoir avec les int�ress�/e/s qu�un rapport p�dagogique, leur apprenant qu�ils ne sont qu�un exemple d�une situation plus g�n�rale. S�il est trop �troit, on laissera probablement �chapper les dimensions du probl�me que l�ordre public a d�j� instrumentalis�es ou d�finies comme insignifiantes. Cadrer un probl�me, c�est le cr�er, non pas sur un mode arbitraire mais sur un mode pertinent, faisant appara�tre des articulations susceptibles de susciter des app�tits de changement, cr�ant le sens des possibles l� o� r�gnent les grosses oppositions.

Mais il est impossible de trouver seuls un tel cadrage. Pour penser les devenirs possibles des consommations de drogues, il faut penser avec les usagers de drogues, ni contre eux, ni � leur place. Pour penser la prostitution, il faut certainement la penser avec les prostitu�es. Cette question n�est �voqu�e qu�une seule fois par les auteurs de la brochure mais c�est en n�gatif et suivi d�une pr�caution redoutable :

� Il ne s�agit donc pas de d�nigrer la parole des personnes prostitu�es, notamment lorsqu�elles r�clament une v�ritable politique sociale en leur faveur. Nous refusons, en revanche, de cautionner l�argument du libre choix qui occulte les dynamiques sociales en �uvre et qui risque de masquer l�extr�me pr�carit� dans laquelle se trouve l�ensemble des prostitu�es. � (p. 11)

C�est seulement dans cette phrase allusive (� la parole des prostitu�es � : comment ? dans le cabinet du psychanalyste ? reprise par des journalistes ? ou dans un groupe collectif qui fabrique de la mise en politique ?) que l�on peut imaginer que les prostitu�es aient quelque chose dire, qui sera �videmment plus facilement pris en consid�ration (� notamment �) si elles sont d�accord avec nous. Mais la vraie question de l�organisation des prostitu�es, comme il y a eu organisation des usagers de drogues, n�est pas vraiment abord�e. Ainsi se condamne- t-on � penser � seul � et � sans � ; ainsi se condamne-t-on � en pas pouvoir trouver la vraie dimension du probl�me permettant de faire de la politique et pas seulement de la d�nonciation. On s�en tient � une discussion de principes, et plus grave, � un type de discussion qui assigne ceux et celles qui la m�nent � une position de pouvoir imaginaire (ce que nous ferions si nous �tions au pouvoir).

En revanche, lorsque l�on apprend � penser par le milieu, � � penser avec � les protagonistes d�une situation, d�fini/e/s non comme victimes mais comme ceux et celles sans lesquel/le/s on ne pourra pas d�coller des d�nonciations, des g�n�ralit�s qui laissent la situation telle qu�elle, la pratique vise non � r�glementer mais � transformer : c�est une pratique de transition, et elle a une puissance de propagation. Les pragmatistes sont les champions de la transition !

Ce sont d�ailleurs ceux-l� m�me qui ont appris comment aider les usagers de drogues � s�organiser et � prendre la parole collectivement qui commencent aussi � faire ce travail avec les prostitu�es. Il existe des groupes d�Aides ou d�Act Up qui vont � la rencontre des prostitu�es au Bois de Boulogne en particulier, mais cela n�int�resse manifestement pas les auteurs de la brochure. C�est pourtant de cette exp�rience-l� qu�il aurait aussi fallu parler pour apprendre quelque chose.

Les auteurs terminent leur brochure en se posant la question : � Faut-il p�naliser le client ? � :

� Sur cette question, deux positions sont apparues au cours du d�bat dans la LCR � (p. 23)

Suit l�expos� des deux positions. Mais comment va-t-on trancher ? En continuant � argumenter entre marxistes ? La m�thode choisie � partir des principes - ne permet en aucun cas de tracer le chemin permettant de commencer � r�pondre � cette question qui ne peut �tre jug�e qu�� ses cons�quences (et qui n�est pas forc�ment la plus int�ressante : elle nous a �t� souffl�e par nos ennemis, et elle nous voue � nous imaginer � experts � !) et � beaucoup d�autres, plus int�ressantes. Ces nouvelles questions n�appara�tront que lorsque l�on sera entr� dans une politique d�empowerment, lorsque nous aurons particip� au mouvement de transformations des prostitu�es � au d�part jug�es toutes semblables parce que toutes rapport�es aux m�mes grandes causes � en quelque chose de nouveau : un groupe collectif o� on n�entend plus les soupirs de la victime mais o� se manifeste enfin une parole articul�e.

A partir du moment o� une question politique commence � se d�ployer et est prise en charge par un collectif de personnes concern�es, elle se ramifie, devient plus riche et plus compliqu�e � dans un sens positif. D�autres personnes ou groupes peuvent �tre rencontr�s, s�engager dans la mobilisation et �tre transform�s � leur tour. Il ne s�agit pas de s�en faire purement et simplement le relais, mais il devient possible de travailler autrement, d�imaginer parce que ce groupe est devenu �galement capable d�entendre ce qui nous importe � nous marxistes r�volutionnaires : ce que nous craignons, ce que nous savons, ce que notre m�moire nous interdit d�oublier. En paraphrasant un Marx pragmatiste, on pourrait dire que les militants � ne doivent se poser que les questions qu�ils sont capables de r�soudre �, mais cela implique de travailler en permanence � constituer des collectifs et des groupes qui permettent non seulement de r�pondre aux questions mais aussi d�apprendre quelles sont les questions auxquelles il faut r�pondre. C�est aussi cela que veut dire penser par le milieu.

Mais pour cela il faut abandonner l�alternative : ou bien une grande cause qui rassemble, ou bien la dispersion d�sesp�rante : apprendre, construire les probl�mes concrets, connecter � par le milieu � et non en faisant remonter la multiplicit� des probl�mes � au m�me �, ce n�est pas quelque chose que l�on peut faire � parce qu�il faut bien �, en gardant la nostalgie de l��poque o� tout pouvait �tre rapport� � la lutte des classes bien comprise. Si cette nostalgie perdure, cela ratera, comme ratent les p�dagogues qui veulent � faire passer � un message indiscutable en faisant semblant de le mettre en discussion. Il faut un travail sur notre m�moire, sur toutes les � d�monstrations � qui ont servi � conf�rer aux raisons d��tre anticapitalistes le pouvoir de nous dire comment agir. Et il faut se souvenir de tous ceux que ces d�monstrations ont �cart�s, alors qu�ils avaient vu, avant nous, leur caract�re fallacieux. Il faut nous souvenir de tous ceux que le pouvoir que nous avons conf�r� � des raisons trop g�n�rales ont �cart�s, et dont nous avons expliqu� l��cart par un � moralisme petit bourgeois �. Aucune pratique pragmatiste ne peut accepter un probl�me tel qu�il est pos�, et c�est ce qui rend le monde int�ressant : c�est le d�but de rencontres passionnantes pour les anticapitalistes, des rencontres qui leur font perdre le go�t de ces solutions g�n�rales qui �vitent de tenir compte des conditions particuli�res discut�es par les int�ress�s eux-m�mes. Le d�fi d�une pratique politique pragmatiste est de les transformer en ce qu�ils n�auraient jamais du cesser d��tre : des experts de situations particuli�res. Eux seuls peuvent nous apprendre � r�fl�chir intelligemment aux probl�mes pos�s sans croire � l�avance que nous savons tout, que nous pouvons tout expliquer. Ce qui int�resse le pragmatisme c�est la mani�re dont on peut agripper un probl�me, pour le d�ployer ensuite dans toutes ses dimensions sans le ramener � des explications g�n�rales. Pour un pragmatiste, quand un probl�me ne laisse place qu�� la d�nonciation, c�est le signe d�un �chec. Car si la d�nonciation �tait un moyen efficace, il y a longtemps que le capitalisme aurait crev� !


S�curit� sociale, industrie pharmaceutique, recherche : comment bien agripper le capitalisme ? (article en ligne)
Date de publication: Juillet 2004
Publi� dans: Critique communiste 173
Texte int�gral :

Le d�bat sur la S�curit� sociale qui touche toute la gauche pourrait �tre l�occasion de cr�er des questions inhabituelles, de renouveler les enjeux et les mani�res de faire de la politique. C�est ce que nous essaierons de faire dans cet article avec l�espoir de donner � d�autres l�envie de continuer le travail seulement amorc� . Nous serions ainsi dignes de Gilles Deleuze quand il consid�rait que, finalement, la diff�rence entre la gauche et la droite, c�est que la premi�re a toujours besoin que � les gens pensent �.

Ce pourrait �tre aussi l�occasion de r�fl�chir aux raisons pour lesquelles le mouvement ouvrier est si souvent vuln�rable, r�fl�chir � la mani�re dont le capitalisme, en tant que syst�me mouvant, en perp�tuelle red�finition, passe justement aux endroits o� le mouvement anticapitaliste est vuln�rable.

Notre approche sera pragmatiste au sens philosophique du terme : nous ne partons pas d�une th�orie g�n�rale du capitalisme en fonction de laquelle nous essaierions de r�interpr�ter tout ce qui survient de nouveau . Nous consid�rons, � l�inverse, que la seule bonne mani�re de comprendre ce qu�est le capitalisme, c�est de r�aliser des exp�riences qui permettent de l�agripper au bon endroit. Nous ne parlons pas au nom de la � r�alit� � mais au nom des exp�riences et des exp�rimentations ce qui suppose de prendre en compte les acteurs les plus divers, comme les Ong qui nous ont appris l�importance des brevets dans la red�finition du capitalisme. Nous ne faisons pas tant ici un travail d� � avant-garde � que, plus modestement, un travail d� � explorateur �.

Ce que la s�curit� sociale nous a appris

On a souvent l�impression, jusque dans les rangs de ses ennemis, que le capitalisme est une forme d�organisation collective assez simple, s�installant spontan�ment, n�cessitant peu d�investissement de l�Etat, et m�me le retrait partiel de celui-ci au profit des � libres m�canismes du march� �. A l�inverse, toutes les autres formes d�organisation sociale seraient plus compliqu�es, plus difficiles � imaginer et � mettre en place et � maintenir. Or, on ne trouve nulle part des � lois du march� � quand on quitte les abstractions : � l�inverse on ne trouve que des lois qui formatent les march�s, qui leur permettent d�exister, et qui ne d�pendent donc que des l�gislateurs. Selon la mani�re dont un march� est structur� par des lois et r�glements il aura �videmment des effets particuliers. Mais ce ne sont pas des lois. A l�inverse, rendez les march�s � libres � en supprimant tous les r�glements qui les formatent et vous n�aurez que le chaos. La politique ne peut donc pas, aussi facilement que certains le voudraient, �tre �limin�e de la sc�ne.

La S�curit� sociale n�est pas organis�e comme un march� : son principe d�organisation est la g�n�ralisation de la forme mutuelle qui a �t� invent�e et s�est largement r�pandue tout au long du XIX�me si�cle. A la Lib�ration, c�est finalement cette g�n�ralisation de la forme mutuelle qui a �t� consid�r� comme le syst�me le plus simple et le plus �vident � mettre en place. Cela renvoie d�ailleurs � une pr�occupation pour les � biens communs � qui traverse toute l�histoire humaine. Des � biens communs � apparaissent comme une n�cessit� pour fabriquer de la bonne soci�t�, du bon lien social. Ils renaissent donc en permanence de leurs cendres. Il faut s�interroger aussi sur le fait que la destruction des biens communs a souvent lieu dans des moments qui sont consid�r�s comme des grandes avanc�es pour l�humanit� : la Renaissance, la R�volution fran�aise, par exemples. Avant la R�volution fran�aise cela pouvait prendre la forme des biens communaux, ou du droit de glanage (magnifiquement illustr� par le film d�Agn�s Varda Les Glaneurs) qui, m�me s�il a perdu de son importance, s�est maintenu jusqu�� nous. La R�volution fran�aise a vu d�un mauvais �il ces biens communs qui venaient constituer de multiples couches interm�diaires entre l�Etat et sa propri�t� d�un c�t�, l�individu et son droit de propri�t� de l�autre. Aussi a-t-elle d�truit, par exemple, les biens communaux. La R�publique a invent� des lois (en particulier la loi Le Chapelier) dont l�objectif �tait d�emp�cher la reconstitution de groupes interm�diaires entre l�Etat d�un c�t� et le citoyen individu de l�autre. Ce d�bat se poursuit jusqu�� nous jours sous la forme de la lutte contre le � communautarisme � qui serait fondamentalement anti-r�publicain. Rien ne doit exister entre les citoyens d�un c�t� et l�Etat r�publicain, de l�autre.

Tr�s vite, le mouvement ouvrier s�est trouv� confront� � cette situation embarrassante. Il y a l� une le�on tr�s importante : on ne peut pas tout ramener � l�Etat, � des exigences qui s�adressent et lui et qui lui demandent, du m�me coup, de red�finir nos propres probl�mes. De ce point de vue il faut toujours se m�fier de la formule pourtant tr�s utilis�e aussi bien par la gauche que par l�extr�me-gauche � c�est � l�Etat de le faire �. Avec la S�curit� sociale, nous avons l�occasion de voir les limites de cette rengaine qui repr�sente pourtant encore pour certains l�alpha et l�om�ga d�une politique de gauche : justement, quand il s�agit de la s�curit� sociale, ce n�est pas � l�Etat de le faire. C�est tout le sens du refus, largement partag�, de l��tatisation en cours de la S�curit� sociale.

Plus fondamentalement, il pourrait bien y avoir l� une ligne de d�marcation importante dans le mouvement anticapitaliste, entre ceux qui reconnaissent au capitalisme un r�le qui a pu �tre progressiste (et on peut trouver cela dans certains textes de Marx et dans la th�orie de la r�volution permanente de Trotsky) et ceux qui consid�rent que le caract�re �radicateur du capitalisme a, de tout temps, �t� une catastrophe et que nous ne pouvons en aucun penser nos t�ches dans le prolongement du capitalisme.

Mutualisme contre capitalisme

La situation est finalement assez �trange : la S�curit� sociale, au travers de ses diff�rentes branches, g�re aujourd�hui 320 milliards d�euros alors que le budget total de l�Etat n�est que de 246 milliards pour les recettes et 278 milliards pour les d�penses. Cela ne peut qu�exciter bien des convoitises. Car ces 320 milliards ne sont pas des capitaux, ne produisent pas de profits avec tout ce que cela permet. Ils peuvent �tre g�r�s politiquement et non pas par le biais de la cr�ation de march�s sp�cifiques dont le r�sultat est de mettre en place des automatismes rendant impossibles les choix collectifs (c�est le cas quand, comme aux Etats-Unis, les assurances priv�es g�rent ces sommes d�argent). Mais quel est le principe qui fait que ces sommes mutualis�es ne fonctionnent pas comme des capitaux ? C�est que chacun contribue selon ses moyens et b�n�ficie du syst�me selon ses besoins. Il n�est pas besoin d�aller chercher ailleurs ce qui peut d�finir un bon monde commun. Toutes tendances confondues, c�est ce qu�a invent� de plus incroyable le mouvement ouvrier du XIX�me si�cle et dont nous n�avons pas trop su comment h�riter, dont nous n�avons pas non plus, bien souvent, mesurer toute l�importance.

Les repr�sentants des soci�t�s d�assurance priv�es ont bien conscience qu�ils ne transformeront pas les 320 milliards d�euros de la S�curit� sociale en capitaux du jour au lendemain quelque soit l�habilet� de leurs porte paroles politiques. Ils emploient la formule suivante : � il faut d�placer le curseur �. Pour eux, il faut m�me en d�placer deux : celui qui les oppose aux mutuelles compl�mentaires et celui qui les oppose (avec les mutuelles) � la S�curit� sociale. Mais alors que les mutuelles compl�mentaires n�ont pas trop int�r�t � voir gonfler la partie qu�elles prennent en charge (elles sont d�j� affol�es par les augmentations de cotisations auxquelles qu�elles vont devoir annoncer dans les ann�es � venir : entre 8 et 12 %), les assurances priv�es y ont fortement int�r�t.

On sait que quand ce curseur n�existe pas, il faut le cr�er. C�est ce qui s�est pass� avec la r�forme des retraites : on a cr�� un nouvel �tage qui est g�r� par les banques et les compagnies d�assurance. Ce nouvel �tage n�est plus g�r� par r�partition mais est une forme de capitalisation (ou de fond de pension). Il est peut-�tre assez maigre au d�part, mais une fois qu�il existe, il n�y a plus qu�� � d�placer le curseur � en esp�rant arriver dans les prochaines d�cennies � r�duire la retraite par r�partition � une sorte de minimum vieillesse (la � solidarit� nationale �) la retraite par capitalisation ayant mang� l�essentiel. On nous a beaucoup dit qu�il fallait r�soudre le probl�me pos� par la baisse in�luctable du nombre d�actifs par rapport au nombre d�inactifs qui va s�amplifier dans les ann�es � venir. Mais par quelle miracle la retraite par capitalisation r�sout-elle cette �quation ? Ce qu�elle change, en revanche, c�est le rapport social et politique entre retrait�s et actifs : une partie du montant des retraites d�pend d�sormais de fonds de pension plac�s en actions qui se trouvent avoir les m�mes int�r�ts objectifs que les grands actionnaires, les membres des conseils d�administration et les patrons. Ils sont g�r�s sans que les salari�s aient le moindre droit de regard. Verra-t-on les retrait�s d�filer aux c�t�s du MEDEF ?

Ce nouveau syst�me n�implique pas moins d�investissements de la part de l�Etat. Mais celui-ci intervient d�sormais en faisant de la � redistribution � l�envers � et sans �tre m�me capable de mesurer le niveau de ses investissements, en rendant donc, ici encore, la politique impossible. C�est ce qui se passe avec les r�ductions d�imp�ts : si vous avez des revenus qui vous placent dans la tranche de 48 % vous pourrez d�duire vos cotisations faites � un fond de pension et l�Etat vous en offrira donc presque la moiti�. Si vous ne payez pas d�imp�ts car vos revenus sont trop faibles, vous n�aurez aucune aide pour vous constituer cette retraite compl�mentaire, alors que c�est qui vous qui auriez eu le plus besoin d�aide. In Fine ces r�ductions d�imp�ts correspondent � des investissements de l�Etat puisque ce sont des imp�ts en moins. Mais personne ne s�int�ressera � leur montant total. Ils s��vanouissent dans la masse des sommes auxquelles l�Etat renonce... Dans le cadre de l�assurance maladie, le curseur existait d�j�, fruit du compromis de 1945 aggrav� par la d�cision d�aligner le statut des mutuelles compl�mentaires sur celui des assurances priv�es. Il n�y a donc plus qu�� le d�placer patiemment au fil de petites mesures partielles qui s�ajouteront les unes aux autres sans jamais appara�tre dans leur globalit�.

Il faut aussi mettre dans la t�te de chacun, l�id�e que le principe � de chacun selon ses moyens � chacun selon ses besoins � ne produit que de l�irresponsabilit� et du d�sordre financier. Il faut donc cr�er de nouvelles sources de revenus qui auront comme principe g�n�rale de � responsabiliser � les patients financi�rement pour mieux les d�responsabiliser politiquement. On sape ainsi progressivement les bases de la S�curit� sociale tout en renfor�ant sa bureaucratisation. C�est le sens de toutes les mesures prises par Douste-Blazy.

L�autre bataille politique est celle du d�ficit (nier son existence n�est pas forc�ment le plus fructueux politiquement m�me si c�est le plus facile). Le d�ficit pourrait �tre l�occasion de s�interroger sur la question de savoir si nous d�pensons assez en soins de sant� (aujourd�hui et dans les ann�es � venir �tant donn� le vieillissement de la population) et si nous d�pensons au bon endroit. Le d�ficit est l�objet d�une campagne pour convaincre le public qu�il faut geler et cantonner les d�penses de l�assurance maladie obligatoires. On voit d�j� comment la baisse du taux de remboursement de nombreux m�dicaments et (en �change para�t-il !) les prix �lev�s accord�s aux nouveaut�s, plombe le budget des compl�mentaires et va les obliger � augmenter consid�rablement leurs cotisations. C�est le fameux curseur qui se d�place !

Si l�on consid�re que la S�curit� sociale ne doit pas �tre �tatis�e mais g�r�e collectivement par les salari�s, il ne peut y avoir aucune question tabou. On entend parfois dire que discuter de la r�partition des d�penses, c�est entrer dans une logique de rationnement des soins. Mais alors il ne faut pas demander que la gestion soit � nouveau confi�e aux repr�sentants des salari�s. Ce refus pose un autre probl�me : il emp�che de d�ployer activement l�ensemble des probl�mes pos�s. Il limite la politique � des slogans et � de la d�nonciation alors que nous avons l�occasion, ici, de faire mille fois mieux. Prenons en un exemple.

Si on regarde la r�partition des sommes (et l� encore on voit la sup�riorit� d�un syst�me comme celui de la S�curit� sociale : quand tout est privatis� on ne peut plus savoir o� on d�pense) on s�aper�oit que l�on d�pense 21 % en m�dicaments. Cela fait une d�pense par Fran�ais de 467 �. C�est deux fois plus que la d�pense r�alis�e dans de nombreux pays dont le niveau de sant� est �gal au n�tre et trois fois plus qu�aux Pays-Bas. Du coup, on peut se mettre � poser des questions int�ressantes : pourquoi les m�decins fran�ais � compar�s � leurs coll�gues europ�ens - sont-ils ceux qui ont le moins r�sist� � la pression de l�industrie pharmaceutique ? Et, surtout, comment les aider ? Car, l� encore, les d�noncer n�est pas tr�s utile. En revanche, s�adresser de mani�re active aux m�decins en s�alliant � ceux d�entre eux qui essaient de r�sister � cette pression, ne peut �tre que tr�s fructueux. On ne pourra en effet pas examiner ce type de questions sans d�velopper des relations �troites avec certains syndicats et associations minoritaires de m�decins, une revue comme Prescrire, ou des mutuelles qui s�interrogent ouvertement aujourd�hui sur la possibilit� de constituer des �quipes de visiteurs m�dicaux ind�pendants des industriels du m�dicament et, enfin, avec des associations de patients qui ont accumul� une expertise sur ces sujets (d�Act Up et AIDES � l�AFM � Association fran�aise contre les myopathies).

Cela permettra aussi de mettre en d�bat la question de l�expertise. Comment fonctionnent les agences du m�dicament et ses diff�rentes commissions ? Pourquoi accordent-elles des prix exorbitants � certains m�dicaments ? Pourquoi les �tudes comparatives entre nouveaux et anciens m�dicaments sont-elles de plus en plus rares ? Faut-il maintenir le mythe des experts ind�pendants ou, au contraire, assimiler l�exp�rience des associations de patients qui ont fait prolif�rer les experts, mais des experts � attach�s �, produits d�une exp�rience pr�cise qui fait qu�ils ne sont pas interchangeables avec d�autres experts ?

Ce sont toutes ces questions passionnantes, et tous les �changes d�exp�riences qui vont avec, qui deviennent impossibles si on en reste aux vieilles m�thodes de la d�nonciation et au refus d�entrer dans les d�tails. En revanche on peut inventer une nouvelle mani�re d��tre anticapitaliste en acceptant de se confronter � toutes ces questions et � apprendre de ceux qui y sont confront�s. Il s�agit alors de fabriquer des connexions � ou chacun a envie d�apprendre de l�exp�rience de l�autre - et de ne pas se contenter d�appeler � � un tous ensemble � qui ne pourrait pas se r�aliser du seul fait de la mauvaise volont� des grandes organisations syndicales.

Car la question de la S�curit� sociale se connecte aujourd�hui � deux autres grandes questions : celle des chercheurs qui pr�parent des �tats g�n�raux apr�s leur lutte dans le collectif Sauvons la recherche et celle des salari�s de l�industrie pharmaceutique soumis � une gigantesque r�organisation. Nous n�avons pas la possibilit� dans le cadre de cet article de revenir sur les probl�mes de la recherche mais, en revanche, il faut s�arr�ter un moment sur les op�rations en cours dans la pharmacie car elles auront des cons�quences tr�s importantes sur la S�curit� sociale.

Sanofi rach�te Aventis : une bonne nouvelle ?

Lorsque l�on aborde l�industrie pharmaceutique, le slogan de � nationalisation � est sur toutes les l�vres comme s�il fallait apporter une preuve de l�inflexibilit� des propositions politiques que l�on fait, comme si ce type de slogan servait plus � se d�marquer des autres courants de gauche, � apporter la preuve de son anticapitalisme radical face � ceux qui trahissent, qu�� s�articuler sur de vraies pratiques de transition . Il arrive m�me que la nationalisation soit r�clam�e dans le cadre de mesures d�urgence, c�est-�-dire comme une revendication minimum, ce qui est un comble. On ne fait alors plus de politique mais de la d�nonciation et on laisse le soin � d�autres d�en faire .

Pour faire de la politique, il ne faut jamais se pr�cipiter sur le kit tout pr�t de l�anticapitalisme tel qu�il nous a �t� l�gu�. Il faut cr�er une machine � fabriquer de la pens�e. Il peut �tre, dans certaines situations concr�tes, tout � fait opportun de mettre en avant l�exigence de la nationalisation, ou quelque chose qui s�en rapproche. Ainsi, les Br�siliens ont choisi de ne pas respecter les brevets d�pos�s par les grandes firmes pharmaceutiques sur les trith�rapies contre le sida avant m�me que Lula soit �lu pr�sident. Ils ont fait fabriquer ces m�dicaments par une entreprise d�Etat, ce qui fait qu�en dix ans le nombre de patients pris en charge n�a cess� d�augmenter alors que le budget consacr� � cette op�ration n�a cess� de baisser. Dans un cas comme celui-ci, la � nationalisation � a �t� le bon choix politique. Mais faire, en revanche, de la nationalisation la r�ponse tout terrain que l�anticapitalisme peut fournir � chaque probl�me, c�est se fourvoyer car c�est demander � l�Etat de red�finir l�ensemble des probl�mes auxquels on est confront� face au capitalisme, c�est faire du passage par l�Etat un moment incontournable . C�est remplacer la pens�e collective par des slogans paralysants.

Or, la paralysie est bien l�arme principale du capitalisme. Construire des alternatives infernales qui t�tanisent les acteurs de la politique, qui les transforment en p�dagogues dont le seul travail est d�expliquer les � contraintes � que toutes les personnes responsables doivent accepter : c�est comme cela que le capitalisme a triomph� ces derni�res ann�es . A chaque fois qu�un homme politique remplace la politique par de la p�dagogie, c�est qu�il est sous le regard p�trifiant de la t�te de m�duse du capitalisme. En se limitant � ne faire que de la d�nonciation, on t�moigne malheureusement du m�me mal. On est soi-m�me paralys� et on ne fait plus qu�une autre forme de p�dagogie, en attendant le moment o� suffisamment de personnes auront �t� convaincues pour que l�on puisse enfin sauter dans un autre monde tous ensembles et d�un seul coup.

Faire de la politique implique en revanche de ne jamais accepter les alternatives infernales, mais de travailler � les d�nouer. L�annonce du rachat d�Aventis par Sanofi-Synth�labo nous a �t� pr�sent�e de cette mani�re : voulez-vous constituer un grand groupe fran�ais capable de faire beaucoup de recherches et de concurrencer les grands laboratoires am�ricains ou voulez-vous que l�industrie pharmaceutique fran�aise reste dispers�e et incapable de proposer des traitements innovants dans le futur ? Du coup, cette annonce a �t� presque unanimement accueillie comme une bonne nouvelle : un grand groupe fran�ais allait na�tre dans la pharmacie (troisi�me laboratoire mondial en chiffre d�affaire) ; cela aiderait � relancer une politique fran�aise de recherche qui en a bien besoin. L�op�ration a souvent �t� pr�sent�e comme � typiquement fran�aise �. Elle illustrerait une politique industrielle colbertiste et capable de faire l�unanimit� de gauche � droite.

Bien peu de commentateurs se sont pourtant pench�s sur la mani�re dont l�op�ration a �t� con�ue d�un point de vue technique alors que l�on sait que le diable se cache dans les d�tails. Il y a l� un exemple int�ressant de la mani�re dont le capitalisme moderne fonctionne et de la r�partition des pouvoirs entre actionnaires, salari�s et consommateurs. Contrairement � de multiples op�rations pr�c�dentes (entre Sanofi et Synth�labo ou entre Rh�ne-Poulenc et Hoechst par exemple) il ne s�agit en effet pas d�une fusion mais d�une OPA (Offre publique d�achat). La diff�rence est essentielle. Dans une fusion chacun apporte ses actions dans la constitution d�une nouvelle soci�t�. La part du capital poss�d�e par les anciens actionnaires dans la nouvelle entreprise reste la m�me en valeur absolue mais baisse en valeur relative. Ainsi L�Or�al qui poss�dait plus de 50 % de Synth�labo a-t-il vu sa participation dans la nouvelle soci�t� Sanofi-Synth�labo tomber � 19,5 %. Dans une simple fusion c�est �videmment le plus gros qui prend la direction des affaires puisque ce sont ses actionnaires qui sont majoritaires au nouveau conseil d�administration. A l�inverse, dans l�OPA en cours, c�est le plus petit qui dirigera la nouvelle affaire, les anciens actionnaires d�Aventis �tant ceux qui voient leur part du capital la plus dilu�e. La part des anciens actionnaires de Sanofi-Synth�labo dans le capital du nouveau groupe va diminuer aussi, mais de mani�re beaucoup moins importante que dans le cas d�une simple fusion. Comment s�y sont-ils pris et qui va payer la diff�rence ?

Voil� la proposition que fait Sanofi-Synth�labo aux actionnaires d�Aventis : nous reprenons 6 actions en �change de 5 actions Sanofi-Synth�labo et d�une somme pay�e cash de 115,08 �. Ou, dit plus simplement, une action Aventis contre 0,8333 action Sanofi-Synth�labo et la somme de 19,18 �. Combien Sanofi-Synth�labo devra-t-il donc d�bourser ? �tant donn� qu�il y a plus de 800 millions d�actions Aventis en circulation, cela fait 16 milliards d�euros, soit une fois et demi le fameux d�ficit de la S�curit� sociale ! Dans la premi�re proposition d�OPA, avant l�intervention de Sarkozy, la somme � distribuer aux actionnaires �tait de 8 milliards et �tait d�j� consid�r�e comme �norme. Sanofi-Synth�labo ne dispose �videmment pas de cet argent : il doit l�emprunter aux banques (un consortium dirig� par la BNP) et la rembourser en cinq ans.

Comment la r�cup�rer ? 16 milliards d�euros, c�est la somme n�cessaire pour inventer 20 nouveaux m�dicaments, si on reprend les chiffres officiels de l�industrie pharmaceutique, et 80 si on prend les chiffres beaucoup plus cr�dibles fournis par de nombreux analystes du secteur. Or, cette masse d�argent ne servira pas une telle ambition, ne financera donc pas la recherche, mais sera purement et simplement distribu�e � des actionnaires (dont plus d�un tiers semble �tre aux �tats-Unis). Qui peut donc croire que cette op�ration est une nouvelle manifestation du g�nie �conomique fran�ais, aujourd�hui incarn� par Sarkozy, et devant rallier la gauche et la droite sans discussions ?

Si, incontestablement, les actionnaires des deux groupes sont gagnants, (les actionnaires d�Aventis qui empochent un gros paquet, et ceux de Sanofi-Synth�labo qui ne sont pas trop dilu�s) c�est que tout le poids de cette double satisfaction est report� sur la nouvelle entreprise plomb�e par ces conditions. Qui sont alors les perdants potentiels ? Ce sont d�abord les salari�s du nouveau groupe. Le plus simple, pour r�cup�rer vite ces 16 milliards, est de fabriquer le m�me chiffre d�affaires en d�pensant moins, donc en fermant des sites de production et des unit�s de recherche.

La S�curit� sociale risque d��tre le deuxi�me perdant : on ne peut pas douter, qu�en �change de ces nouvelles conditions d�OPA (passage de 8 � 16 milliards), des garanties ont �t� apport�es quant aux prix des m�dicaments que le nouveau groupe commercialisera dans le futur. On risque donc de voir augmenter la facture des m�dicaments en France dans les cinq ann�es qui viennent car tous les laboratoires profiteront de la hausse. Ils crieraient beaucoup trop forts si seul Sanofi-Aventis b�n�ficiait d�une telle politique : il faudra bien aligner tous les prix. Si, entre 1990 et 2001, la d�pense en m�dicaments a augment� de 63 % en France (contre 17 % en Allemagne et 28 % en Italie), les ann�es qui viennent risquent d��tre pires.

Ce n�est donc pas sans raisons que l�on entend certains analystes de la pharmacie dire tout bas que si le d�part d�Igor Landau (Pdg d�Aventis) co�te 25 millions d�euros � la nouvelle entreprise en indemnit�s et stock-options, le maintien de Jean-Fran�ois Dehecq (Pdg de Sanofi-Synth�labo et du nouveau groupe) co�te, lui, 16 milliards d�euros ! Du point de vue des salari�s et des assur�s sociaux, seule une fusion sans distribution d�argent �tait donc acceptable. C��tait aussi la plus facile et la moins risqu�e pour la collectivit�.

Comme tous les regroupements qui ont eu lieu dans la pharmacie, ce dernier ne se justifie que par la maigreur du portefeuille des m�dicaments en d�veloppement et l�incapacit� de remplacer les blockbusters (m�dicaments dont le chiffre d�affaire d�passe le milliard d�euros) qui vont tomber dans le domaine public par des produits innovants. La mani�re qui a �t� choisie pour garantir les int�r�ts des actionnaires est de faire porter tout le poids sur les salari�s et sur les assur�s sociaux alors qu�un autre choix �tait possible qui aurait, de plus, permis de multiplier les investissements en recherche. C�est ainsi qu�une bataille politique pourrait sur ce point, engager � la fois les salari�s d nouveau groupe, les chercheurs et la S�curit� sociale.


Apprendre � �chapper aux alternatives infernales (article en ligne)
Date de publication: Mars 2004
Publi� dans: Mouvements, 32
Texte int�gral :

Pour parler de l�assurance maladie et du risque des r�formes propos�es, il me semble n�cessaire de revenir dans un premier temps sur la mani�re dont on peut aborder la question difficile de ce qu�est le capitalisme, en �vitant de partir de � th�ories � mais en cherchant un mode d�approche qui soit pragmatiste . L�enjeu est de disposer de bons outils pour analyser les r�formes mais aussi pour mieux comprendre la mani�re dont le capitalisme peut r�organiser des mondes qui fonctionnaient jusque l� selon d�autres modalit�s. D�noncer la privatisation, les lois du march�, d�une mani�re devenue rituelle, appara�t comme trop incantatoire pour suffire � faire de la bonne politique. On pourra ensuite essayer de trouver dans les mobilisations actuelles de nouvelles mani�res de sortir des impasses politiques actuelles.

Comment faire de la politique ?

Nous partirons de la question suivante : et si la politique �tait en voie de d�p�rissement et avec elle la d�mocratie ?

La question peut para�tre bizarre mais elle se pose pourtant deux fois. Elle s�est pos�e une premi�re fois avec la question de la place des sciences : doit-on accepter que certains fassent appel aux scientifiques avec pour objectif de vider le d�bat public de toute une partie de sa substance ? Les r�cents �v�nements qu�ont constitu� l�affaire du sang contamin�, celle de la vache folle, ou encore la controverse sur les OGM, ont montr� qu�il est d�sormais illusoire de croire que l�on peut se reposer sur les scientifiques pour se d�barrasser de la politique. Le temps o� le nucl�aire pouvait s�imposer sans d�bats est termin�. Le bon public n�accepte plus d��tre celui aupr�s duquel on vulgarise les d�couvertes scientifiques et qui doit seulement manifester son admiration. Il a de plus en plus le sentiment d�avoir son mot � dire puisque les experts, quand ils peuvent �chapper aux contraintes des institutions, avouent �tre toujours en d�saccord quand un sujet est chaud. Ces d�saccords sont plus bien plus int�ressants pour le public que les consensus auxquels ils peuvent arriver dans leurs institutions. La multiplication des � forums hybrides � est un des signes du caract�re obsol�te des tentatives d�organiser un grand partage entre sciences et politique. La sociologie des sciences a fait un travail remarquable pour appeler les citoyens � �tre partie prenante de d�bats dont on a voulu, particuli�rement en France, les priver. A la suite de Bruno Latour et d�Isabelle Stengers, on pourrait placer la r�-appropriation d�mocratique de tous ces enjeux (jusque l� externalis�s sous le nom de � nature �) sous le signe de l�� �cologie politique �.

Mais il existe une autre source qui tente de nous priver de politique et que les sociologues des sciences auraient tort d�oublier. Ce sont toutes les situations o� nous nous trouvons face � des alternatives qui par la mani�re dont elles se pr�sentent (en limitant radicalement le nombre de solutions et en � imposant � certaines d�entre elles) nous rendent collectivement impuissants. Il ne s�agit pas, comme dans le cas pr�c�dent, d�un d�coupage du champ de la politique renvoyant l�essentiel de la d�finition du bien commun � des lois objectives et aux savants. L�op�ration est peut-�tre encore plus grave et plus difficile � mettre en �vidence. On pourrait dire qu�il s�agit alors de dispositifs moins � id�ologiques � et plus pratiques que le pr�c�dent car il s�agit de mettre les personnes concern�es devant des choix qui semblent surgir tout faits de la r�alit� elle-m�me. Et cela avec une cr�dibilit� tr�s forte qui est d�sarmante et d�sesp�rante. Ce que nous pouvons ainsi appr�hender pourrait �tre tout simplement le � capitalisme �. On pourrait r�sumer cette position de la mani�re suivante : � la question, � c�est quoi le capitalisme ? �, on pourrait alors r�pondre : � c�est tout ce qui nous emp�che de faire de la politique �. L�altermondialisme pourrait, du coup, jouer ici le r�le qu�a jou� l��cologie politique dans l�appel � se r�approprier ce dont on veut nous priver.

Dans les deux cas il s�agit de situations qui sont soigneusement construites, alors que l�on tente de nous faire croire qu�elle vont de soi, qu�elles s�imposent dans la plus grande harmonie possible et pour le plus grand bonheur de tous. Mais les op�rations de dissimulation de la construction sont tr�s diff�rentes dans les deux cas et cette distinction est absolument essentielle. Si le rapport � la science vise � fournir au public des � blocs de politique toute faite � comme si il fallait gagner du temps, le capitalisme se manifeste sous la forme d�alternatives infernales. Le paradigme de ces alternatives est bien connu : pour diminuer le ch�mage, il faut diminuer les droits de ceux qui travaillent.

Volkswagen a aussi cr�� une situation o� toutes les usines europ�ennes �taient mises en concurrence avec l�annonce que la moins productive fermerait au bout d�une p�riode de temps d�termin�. Les alternatives infernales font ainsi dispara�tre les principaux acteurs et cr�ent des situations o� il semble que l�on n�ait plus � faire qu�� des m�canismes sans responsables identifiables. Il n�y a donc plus d�ennemi concret sinon soi-m�me (ses incomp�tences, ses difficult�s, ses limites, etc.) .

Ce genre d�alternatives infernales ne se cr�e pas tout seul. Le capitalisme n�est pas la situation la plus simple et la plus naturelle dans laquelle les humains inventent leur vie collective. Il doit au contraire �tre saisi comme un �v�nement qui a besoin d��tre en permanence entretenu, r�-axiomatis�. On pourrait dire les choses autrement : il n�y a pas un march� capitaliste qui impose sa loi inexorable. Il y a, � l�inverse, tout un appareillage n�cessaire de lois et de r�glements, en r�vision permanente, pour rendre possible le fonctionnement de march�s toujours sp�cifiques. Ces march�s ne produisent pas des � lois �, mais ils ont des � effets � que l�on sait destructeurs pour les collectivit�s humaines les plus diverses et leurs ressources, mais qui n�ont rien d�inexorables.

Il n�est pas facile, pour deux raisons, de se mettre � penser de cette mani�re quand on h�rite du marxisme, comme c�est plus ou moins le cas de tous les courants anticapitalistes. Le marxisme nous am�ne trop facilement � croire qu�il existe une instance autonome, l��conomie, qui a ses lois de fonctionnement propres. Ici, il ne se distingue plus trop des th�ories �conomiques les plus lib�rales m�me s�il maudit ce qu�elles c�l�brent de mani�re cynique. On n�est alors pas loin de penser que le capitalisme et les march�s fonctionnent d�autant mieux qu�il y a moins d�intervention de l��tat, ce que toutes les �tudes empiriques contredisent. L�examen concret de multiples march�s montre qu�il n�y a jamais de capitalisme pur mais seulement de l��tato-capitalisme et m�me plus, ce qu�on pourrait maladroitement appeler de l��tato-psycho-capitalisme (quand on passe d�une mutuelle � une assurance priv�e ce sont les sentiments mobilis�s qui devraient changer aussi � il faut d�velopper des techniques qui rendent indiff�rentes au malheur des autres). Le capitalisme est ins�parable d�habitudes de pens�e et d�habitudes d��tre qui sont li�es aux alternatives infernales gr�ce auxquelles il se construit et se d�veloppe. Le capitalisme sauvage est bien mal nomm� car les formes les plus destructrices et les plus cruelles du capitalisme supposent une intervention renforc�e de l��tat.

Quand le marxisme se pr�sente comme scientifique, la difficult� est �videmment redoubl�e. Au lieu d��tre un ensemble de conduites et de propositions collectives qui peuvent �tre appr�ci�es tout simplement par leurs cons�quences, la politique devient une mani�re de d�cliner des principes. Les actes politiques sont jug�es non plus en fonction de leurs cons�quences mais en fonction de fins connues une fois pour toute. Ces fins devraient s�imposer � tous de mani�re transcendante (elles sont dict�es par les lois de l��volution des soci�t�s) si l�ali�nation ne produisait pas un aveuglement que seule l��ducation du public pourra dissiper. La d�nonciation occupera donc une place centrale dans le travail politique. C�est malheureusement le choix fait par une grande partie de l�extr�me-gauche organis�e. On n�est pas alors en tr�s bonne situation pour r�inventer de la politique en faisant reculer la double menace du grand partage d�un c�t�, et des alternatives infernales de l�autre. Mais il y a sans doute d�autres mani�res d�h�riter de Marx qui restent � inventer si on veut que l�anticapitalisme soit aussi un pragmatisme.

Cr�er du capitalisme l� o� il n�y en avait pas

Tout cela n�est pas abstrait mais il y va de notre mani�re de concevoir l��volution de domaines jusque l� d�pendant de ce que l�on appelle l��tat providence et de la possibilit� de comprendre les r�formes en cours et d��laborer des moyens pour s�y opposer et r�clamer autre chose .

Aussi bien la question des retraites que celle de l�assurance maladie sont d�extraordinaires exemples de ce qu�il faut faire pour cr�er du capitalisme (et donc des alternatives infernales) l� o� il n�y en avait pas. Il est int�ressant de constater que dans l�apr�s Seconde Guerre mondiale, les �tats n�ont pu faire appel qu�� des formes mutualis�es g�n�ralis�es pour mettre en place des garanties sociales susceptibles d��tre un contre-exemple � la menace communiste et pour r�pondre aux exigences alors port�es par le mouvement ouvrier. Les retraites par r�partition, tout comme l�assurance maladie donnant des droits �gaux pour tous gr�ce au financement par socialisation d�une partie du salaire (qu�on appellera le salaire indirect, jusqu�� ce que s�impose � premi�re victoire des fabricants d�alternatives infernales � le mot obsc�ne de � charges �) ne rel�vent pas du fonctionnement capitaliste mais sont dans le prolongement de ce que les associations ouvri�res avaient cr�� au XIX�me si�cle avec les mutuelles. Leur objectif est de r�pondre en fonction des besoins et non en fonction des investissements faits par chacun. Les formes mutualis�es g�n�ralis�es sont pr�cieuses car elles sont justement le moyen alors trouv� d��chapper � la fabrication d�alternatives infernales. Elles ouvraient th�oriquement un champ fantastique � la d�mocratie et � des choix d�cid�s collectivement en toute libert�. On sait que ces espoirs seront �videmment vite d��us : les salari�s ne seront jamais vraiment associ�s aux d�cisions, les instances de la S�curit� sociale seront de plus en plus �tatis�es et bureaucratis�es au fil du temps.

On serait ainsi � l�aube d�une nouvelle grande transformation auxquels certains th�oriciens am�ricains ont donn� un nom : on passerait du Welfare State (�tat Providence) � l�Enabling State (�tat qui rend capable). Le mot choisi � enabling - est tr�s positif, mais il ne faut pas lui faire confiance. Il s�agit de passer de la � mutuelle � � l�� assurance �. Le point de d�part est une v�ritable obsession que l�on retrouve chez de nombreux hommes politiques anglais conservateurs (et d�sormais aussi dans le courant dit de la troisi�me voie) : les effets pervers des syst�mes bas�s sur la redistribution. De faux pauvres (ou des pauvres peu m�ritants) peuvent b�n�ficier ind�ment de la redistribution . Cette obsession prime toute autre pr�occupation et se transforme en une v�ritable orientation politique �crasant toute autre consid�ration. Le passage du Welfare State � l�Enabling State n�a pas pour objectif de diminuer l�engagement de l��tat et de rationaliser les co�ts comme certains tentent de le faire croire. Au contraire, il implique toujours la mobilisation des ressources de l��tat en articulant toutes les mesures prises � des r�ductions d�imp�ts. Aux �tats-Unis o� r�gne d�j� l�Enabling State les d�penses de sant� approchent ainsi les 15 % du PIB en 2003 pour un service rendu inf�rieur � celui des pays d�Europe o� elles sont autour de 10 %. Il signifie g�n�ralement le choix de stimuler les investissements individuels en proposant des r�ductions d�imp�ts qui co�tent tr�s cher � l��tat mais qui sont totalement in�galitaires : plus on est riche plus on gagne. Il permet aussi de supprimer tout contr�le sur les prix des fournisseurs de soins (prix des m�dicaments, prix de l�hospitalisation, etc.). La cr�ation de capitalisme, l� o� existait du mutualisme, aurait sans �t� beaucoup plus difficile si on avait eu un public int�ress� et partie prenante de l�invention de solutions � tous les probl�mes que posait, par exemple, la r�volution th�rapeutique de l�apr�s-guerre, le financement de la recherche th�rapeutique, etc. La bureaucratisation est comme un pr�alable indispensable � la d�possession encore plus grande qu�implique le capitalisme.

Aujourd�hui aux �tats-Unis le syst�me des retraites par capitalisation est en crise. Aucune des difficult�s financi�res du syst�me de retraites par r�partition n�a en effet de raisons d��pargner le syst�me par capitalisation (vieillissement de la population et effets du d�part en retraite des enfants du bapy-boom). C�est autre chose d�essentiel qui change : les solutions dont disposent le public pour les r�soudre.

Dans le syst�me am�ricain chaque entreprise a la plus grande libert� pour d�cider de la couverture retraite et de l�assurance sant� qu�elle propose � ses employ�s. Au sein d�une m�me entreprise des syst�mes tr�s diff�rents peuvent aussi exister selon le statut des uns et des autres, ou m�me selon la date d�embauche. Ainsi, le premier employeur am�ricain, la soci�t� de distribution Wal Mart, ne propose une couverture maladie qu�� la moiti� de son million d�employ�s. Dans l�automobile, les grandes entreprises traditionnelles du secteur (Ford ou General Motors) ont n�goci� avec les syndicats des modes de prise en charge qui n�existent pas pour les employ�s des nouvelles entreprises de l�automobile, japonaises par exemple, r�cemment install�es. Ceux qui travaillent dans des entreprises sans plan de retraite doivent se d�brouiller seul sur le march� en adh�rant individuellement, s�ils en ont les moyens, � une assurance priv�e. Dans certaines des entreprises disposant de plans, les syst�mes de retraite sont au bord de la faillite : souvent parce que les entreprises elles-m�mes ont fait faillite et que toutes les garanties ont disparu avec l�entreprise concern�e. Les pensionn�s ne toucheront qu�une petite fraction de la retraite promise (environ 30 %) qui est garantie par l��tat f�d�ral. Ce sont des secteurs entiers qui sont d�sormais menac�s : la sid�rurgie, le secteur a�rien, les transports, la construction. L�alternative cr��e est alors la suivante : le gouvernement envisage (prudemment et � reculons) de renforcer les r�gles auxquelles seraient soumises les entreprises pour qu�elles s�assurent contre les cons�quences d�une impossibilit� de payer ou d�un �croulement de leur plan. La menace est que de moins en moins d�entreprises ne proposent alors de plans de retraite ! Une alternative infernale est cr��e dont on il est tr�s difficile de sortir sauf un gigantesque bouleversement qui reste peu cr�dible.

Il en est de m�me pour la question des m�dicaments. La nouvelle loi adopt�e fin 2003 par les parlementaires am�ricains qui remboursera partiellement les m�dicaments prescrits aux personnes �g�es aux faibles revenus et aux handicap�s (environ 30 % des co�ts) dans le cadre du programme M�dicare, leur interdit par ailleurs de souscrire une compl�mentaire sur le march� de l�assurance priv�e. Cela les rendrait � insensibles � aux co�ts ! C�est encore une alternative infernale. D�une mani�re plus g�n�rale, le syst�me am�ricain d�assurance maladie installe l�alternative suivante : soit vous avez acc�s � tous les m�dicaments (et � tous les soins) mais vous les payez au prix public qui est librement fix� par les fournisseurs, soit vous souscrivez une assurance priv�e mais vous devez limiter votre choix au panier de soins qui ont �t� s�lectionn�s pour des raisons plus financi�res que m�dicales (rabais accord�s par les laboratoires pharmaceutiques en fonction du nombre de boites garanties par exemple). La logique d�un tel syst�me est � l�oppos� de celle des syst�mes issus des mutuelles : le secret lui est indispensable (m�me les entreprises qui passent un plan de couverture sant� avec une assurance priv�e ignorent ensuite les rabais obtenus par les compagnies d�assurances aupr�s des fournisseurs de soins) alors que le public a besoin que les probl�mes soient d�ploy�s dans toutes leurs dimensions pour faire l�objet de choix d�mocratiques. En France, pour faire p�n�trer ce syst�me et sa logique infernale, il faut commencer par cr�er de la concurrence dans la S�curit� sociale elle-m�me. C�est ce que demande ouvertement certains responsables de l�UMP : � Parmi diff�rents sc�narios �voqu�s, ma pr�f�rence va � la d�l�gation de service public. C�est une voie int�ressante qui m�riterait au moins d��tre essay�e. Le d�l�gataire de service public serait � la fois l�assureur de base et l�assureur compl�mentaire. En tant qu�assureur de base, il n�aurait pas le droit de faire moins que l�assurance maladie. Pour le reste, il fixerait librement les cotisations et le degr� de couverture compl�mentaire. Avant d�agr�er un h�pital ou un m�decin de ville, il pourrait les inciter � travailler mieux, � la fois dans l�int�r�t du patient mais �galement dans son propre int�r�t financier. Ainsi, on peut esp�rer dans ce cadre une gestion plus intelligente des soins. Je reconnais que c�est quelque chose qui est assez provocateur parce que �a va �tre caricatur� en privatisation de l�assurance maladie. Si on se lance dans cette voie, je recommanderai de s�lectionner des mutuelles ou des organismes � but non lucratif pour faire ces premi�res exp�rimentations. �

Face � ce type d�alternatives on peut �tre tent� par deux attitudes : s�y adapter ou d�noncer. Dans les deux cas on n�a fait que la moiti� du chemin et on a rat� l�occasion de chercher � �tre des g�neurs. Dans le premier cas, la politique est r�duite � un exercice p�dagogique qui consiste � expliquer aux Fran�ais, comme s�ils �taient des �l�ves, les contraintes ext�rieures auxquelles il faut bien se plier. Dans le second cas, on d�nonce les choses � un tel niveau de g�n�ralit� qu�on renvoie la possibilit� d�agir au grand chambardement qui r�soudra toutes les questions d�un seul coup. L�alternative infernale a jou� son r�le : elle a supprim� la politique.

Une v�ritable politique anticapitaliste doit inventer � chaque fois les moyens d��chapper � l�alternative. C�est � chaque fois tr�s difficile. Cela suppose des pratiques collectives mobilisant les acteurs dans un processus o� ils inventent de l�intelligence collective, ce qu�on pourrait appeler la capacit� d�exp�rimentation ou des � pratiques de transition �. Dans le domaine de la sant�, il nous semble que cela implique de mobiliser non plus seulement les salari�s, mais aussi les usagers (qui ont �t�, ces derni�res ann�es, les meilleurs inventeurs d�exp�rimentations nouvelles). Mais si on a l�objectif de devenir des g�neurs (comme Act Up a g�n� les laboratoires pharmaceutiques en allant se m�ler du protocole des essais cliniques des antiviraux) on est oblig� d�interroger des notions qui ne devaient pas l��tre pour que les alternatives infernales fonctionnent � plein r�gime : qu�est-ce que le progr�s m�dical ? qui sont les experts ? Ces interrogations nous ram�nent au refus du grand partage dont Bruno Latour a montr� l�urgence si on voulait faire pleinement de la politique. Pour se d�ployer au-del� de la d�nonciation, la lutte anticapitaliste a plus que jamais besoin des outils d�velopp�s par ceux qui proposent de mettre les sciences en d�mocratie . C�est une rencontre inattendue pour les uns et les autres qui doit donc �tre organis�e pour avoir des r�sultats fructueux.

Nous voudrions illustrer cela avec la question des m�dicaments et du rapport des usagers � l�industrie pharmaceutique.

Les profits d�aujourd�hui�

Les industriels font �videmment tout les efforts de marketing possibles pour convaincre les m�decins de la sup�riorit� des nouvelles mol�cules. Comme beaucoup ne sont pas dupes, ils justifient finalement toujours leurs demandes de prix de plus en plus consid�rables non pas tant par la qualit� et la sup�riorit� des nouveaut�s propos�es (ce que toute autre industrie est oblig�e de faire) mais par la n�cessit� de gagner de l�argent pour financer la recherche de nouveaux m�dicaments. C�est une originalit� absolue. Aucune autre industrie ne pourrait justifier ainsi le prix demand� pour un nouveau produit qui ne serait pas tr�s diff�rent des plus anciens. Amusez-vous un instant � essayer d�appliquer ce raisonnement � l�industrie automobile ou � l�industrie agroalimentaire et vous en verrez tout de suite le caract�re grotesque : accepteriez-vous de payer 100 fois plus cher un nouveau yaourt parce que les industriels qui l�ont mis sur le march� d�clarent avoir d�pens� des millions d�euros pour le mettre au point ou parce que ses �quipes de recherche d�pensent beaucoup d�argent ? Imaginez-vous un industriel de l�automobile proposant ses nouvelles voitures 100 fois plus ch�res que celles fabriqu�es par ses concurrents parce qu�il travaille � mettre au point dans le futur de nouveaux mod�les plus performants, moins polluants, etc. ?

Dans tous ces cas, vous ne jugez qu�aux r�sultats ! L�industrie pharmaceutique est la seule qui ne veut pas �tre jug�e � ses r�sultats, mais � ses promesses. Et elle a r�ussi � en convaincre une partie de ses interlocuteurs.

Cela prend la forme d�un slogan que les industriels r�p�tent sans vergogne : � Les profits d�aujourd�hui sont les m�dicaments de demain �.

Mais les enjeux pourraient ici �tre encore plus consid�rables. Le public se trouve en effet enferm� dans une logique infernale : si vous vous battez pour l�acc�s de tous aux m�dicaments indispensables en demandant, par exemple, � ce que l�on fasse passer les int�r�ts des populations avant les lois internationales sur les brevets, les industriels ont pris l�habitude de r�pondre que vous sapez toutes les bases qui rendent les progr�s futurs possibles. On invente ainsi un choix dont on esp�re qu�il va remodeler les comportements et les habitudes de pens�e des populations des pays riches. Il faudrait apprendre � se r�soudre � un chantage qui, pour garantir l�arriv�e de nouvelles th�rapeutiques dans les pays riches, priverait la plus grande partie des populations des pays pauvres des m�dicaments d�j� existants.

Le public des pays occidentaux riches et o� des syst�mes d�assurance maladie collectifs fonctionnent (plus ou moins bien) est donc appel� � s�habituer � un �go�sme � et le mot est faible � syst�matique. L�alternative infernale est la suivante : il faut donc qu�on meure l�-bas pour que l�on puisse mieux vieillir ici. Aucune autre industrie n�a donc une ambition � morale � aussi forte que l�industrie pharmaceutique : il lui faut transformer les r�flexes de solidarit�, qui sont par ailleurs � la base m�me de certains des syst�mes d�assurance maladie dont elle se nourrit, en un syst�me de guerre. C�est donc une offre morale tr�s particuli�re qui accompagne l�offre de m�dicaments dans le syst�me actuel.

Il faut �videmment y prendre garde car ce sont ainsi de nouvelles habitudes de pens�e que l�industrie veut cr�er dans les pays riches b�n�ficiant d�un syst�me d�assurance maladie. La protestation purement morale, c�est-�-dire au nom d�autres valeurs absolues, pourra peut-�tre occuper une place importante dans la lutte contre ces nouvelles habitudes de pens�e et de banaliser. Mais il ne faut pas se cacher que la protestation uniquement morale pourrait bien �tre satisfaite, par exemple, d�op�rations de charit� reposant sur les �paules de populations que l�on culpabilise en m�me temps que l�on rend �go�ste : donnez au tiers-monde pendant que l�on vous demande de participer � son �tranglement ! Le plus grave n�est donc peut-�tre pas tant que des populations de r�gions enti�res ne disposent pas des m�dicaments qu�elles demandent, mais c�est l�� habitude de pens�e � qui est cr��e dans les pays riches : � il n�y a pas moyen de faire autrement� �, � c�est le prix � payer pour le progr�s� � C�est l� que nous pouvons parler de barbarie : l��poque des sacrifices humains n�est pas termin�e.

On peut faire autrement

L�exemple que nous voudrions reprendre � partir des travaux de Michel Callon et Vololona Rabeharisoa montre comment on peut desserrer une alternative infernale . L�Association fran�aise contre les myopathies (AFM) s�est mobilis�e autour d�une prise de conscience que l�on pourrait se risquer � r�sumer ainsi : nous savons d�sormais que nous ne pouvons compter ni sur l�industrie pharmaceutique ni sur l��tat pour nous donner les m�dicaments dont nos enfants ont besoin. L�AFM a alors invent� le T�l�thon dont le succ�s a boulevers� la France enti�re. Cela voulait dire que m�me le financement ne pouvait pas �tre demand� � l��tat ou aux industriels, du fait de leurs strat�gies actuelles. L�industrie pharmaceutique n�apparaissait plus comme indispensable, comme incontournable pour l�invention de nouvelles th�rapeutiques. On pouvait commencer � se passer d�elle, � passer par d�autres canaux sans que personne n�ait le pouvoir de s�y opposer. Les initiateurs de l�AFM l�ont fait presque gentiment, sans d�noncer et sans critiquer ouvertement. Cela a agac� beaucoup de militants qui voyaient s��chapper le recours habituel � la d�nonciation comme unique mode d�action politique : l�AFM aurait eu le tort de demander la charit� du public (elle l�a bien mobilis�) au lieu d�exiger que l��tat remplisse son r�le. Du coup, beaucoup sont pass�s � c�t� de l��v�nement constitu� ainsi par l�irruption d�une association de patients dans le champ de la recherche et de la mise au point de nouvelles th�rapeutiques.

On peut d�sormais penser que l�on n�inventera rien de nouveau pour constituer les usagers de l�assurance maladie en public capable d�intervenir sans apprendre de ce qu�a fait l�AFM. Cela concerne aussi bien les relations avec les chercheurs, la d�finition des appels d�offre, les modes de financement des travaux, le type de contr�le sur les budgets allou�s, la question des brevets sur les d�couvertes ainsi faites (pas de d�p�ts de brevets en g�n�ral, mais n�cessit� de trouver les moyens qui permettent d�acc�l�rer la recherche de traitements ad�quats). C�est l� que l�on pourrait esp�rer que la remise en cause du grand partage par l��cologie politique recoupe (et nourrisse) l�anticapitalisme des altermondialistes.

L�AFM a un conseil d�administration compos� exclusivement de membres des familles de malades et un comit� scientifique s�par� qui ne joue qu�un r�le consultatif. C�est le conseil d�administration qui prend les d�cisions, alloue les budgets, d�cide des grands projets. Cela ne s�est pas fait tout seul car les scientifiques auraient souvent aim� avoir plus de pouvoir, comme dans de nombreuses autres associations. Comme l��crivent Vololona Rabeharisoa et Michel Callon dans leur livre sur l�AFM, � contrairement aux interpr�tations selon lesquelles l�AFM agit contre le milieu scientifique, l�association cherche � travailler de concert avec lui, mais en tant que v�ritable partenaire et non seulement comme tiers-payant. La relation que l�AFM cherche en permanence � �tablir avec les chercheurs est une relation � la fois d��quit� et d�alt�rit�. Si les scientifiques ne savent pas coop�rer, ce n�est pas une raison pour se passer d�eux : il faut les convaincre de le faire. S�ils ont tendance � privil�gier leurs propres int�r�ts, ce n�est pas une raison pour baisser les bras : il suffit de les inciter � r�orienter leurs programmes. Il n�existe aucune fatalit� �. Cela ne se fera pas sans mal : ce sont toutes les habitudes de pens�e des scientifiques et des hommes politiques qui sont boulevers�es par ce qui constitue une v�ritable exp�rimentation sociale : � Les critiques proviennent d�abord des responsables des organismes publics de recherche qui se plaignent de voir leur propre action d�vi�e, si ce n�est contrecarr�e par des financements ext�rieurs sur lesquels ils n�ont aucun contr�le, et dont ils ne sont pas s�rs qu�ils aillent aux meilleures �quipes sur les th�mes les plus pertinents . � Certains membres du comit� scientifique, dont le r�le n�est que consultatif, tenteront bien de se r�volter : l�AFM ne c�dera jamais. L��tat �galement aurait bien aim� se m�ler de cette affaire et disposer des millions d�euros collect�s (95 millions en 2003) gr�ce au T�l�thon et qu�ils ont bien du mal � distinguer de l�imp�t ! Les dirigeants de l�AFM ont heureusement toujours su r�sister � ce type de pressions, en particulier lorsque le minist�re des Handicap�s pr�tendait nommer 50 % des membres du conseil d�administration . Toutes ces questions devraient pouvoir faire l�objet de nouvelles exp�rimentations enrichissant les d�cisions suivantes. On n�a pas peur d�apprendre en marchant. Il faut, dans ce mouvement, se confronter � des experts d�tach�s, un peu cyniques, qui vous regardent de haut . Mais cela se termine toujours par l�invention de nouveaux experts, issus des rangs de l�association et qui deviennent capables de parler d��gal � �gal avec les experts des autres parties. Des militants d�Act Up expliquent ainsi volontiers comment ils ont pass� des nuits blanches pour apprendre le langage cod� des chercheurs et avoir ainsi une chance de se faire entendre d�eux.

Ce mod�le n�est �videmment pas sans faiblesse. Les dirigeants de l�AFM ont accept� le tout g�n�tique et ils sont aujourd�hui pris au pi�ge d�une politique qui n�a pas tenu ses promesses. Sauront-ils sortir de cette situation par le haut ? Sauront-ils transformer ce qu�ils ont fait en une exp�rimentation o� les apprentissages stimulent les pratiques collectives, ou seront-ils tent�s par une fuite en avant ? C�est leur position sur les brevets, le financement de startup capitalistes qui d�cidera de l�avenir. Mais l�incapacit� des militants de gauche de se saisir de ce type d�exp�rience n�a �videmment pas jou� un r�le positif dans les �volutions possibles de l�AFM. Toute la tradition du � mutualisme � a �t� abandonn�e par les secteurs les plus anticapitalistes de la gauche. Aucune connexion ou transfert d�exp�rience n�a �t� organis� entre l�ancien mutualisme et le nouveau. Si l�AFM �choue � inventer de nouveaux dispositifs, ce sera aussi la faute de la gauche et le pire serait de s�en r�jouir d�avance.

Des associations de patients ont commenc� � mettre en �uvre et � faire savoir qu�il �tait possible de faire de la recherche sans se soumettre � l�industrie pharmaceutique, que c��tait peut-�tre une � habitude de pens�e � idiote de la croire indispensable et incontournable en ce domaine . C�est une le�on politique exemplaire : les associations de patients n�ont pas demand� une protection plus grande pour les faibles qu�elle repr�sente, elle a rendu les faibles plus forts. Ce devrait �tre une distinction �vidente, capable de faire date pour tous ceux qui se battent pour un monde meilleur.

Il n�est �videmment pas facile de refaire dans d�autres domaines th�rapeutiques ce que l�AFM a fait pour les myopathies m�me s�ils en ont cr�� l�envie. En tirer les le�ons, c�est devenir capables d��tre aussi inventifs qu�elle et de ne pas simplement croire qu�il suffit de l�imiter. La proposition plus g�n�rale que nous voudrions maintenant proposer s�inspire de cette exp�rience : les malades en tant que citoyens ne peuvent pas faire confiance � l�industrie pharmaceutique pour mettre au point les m�dicaments dont ils ont besoin. Ils ne peuvent pas mettre tous leurs �ufs dans le m�me panier au moment m�me o� l�industrie pharmaceutique est entr�e dans une phase de rendements d�croissants (augmentation des frais de recherche, baisse du nombre de nouveaux m�dicaments innovants mis sur le march�). Puisque les � profits d�aujourd�hui sont les m�dicaments de demain �, il s�agit de se m�ler de l�invention de ces m�dicaments de demain dont � nous avons besoin �. Dans le syst�me actuel tout l�argent est vers� dans un seul pot : celui de l�industrie pharmaceutique. C�est un pari non raisonnable : pourquoi ceux qui ont trouv� dans le pass� des m�dicaments (avec les r�serves qu�il faudrait faire) seraient obligatoirement ceux qui en trouveront dans le futur ? Comment �chapper � l�alternative infernale propos�e par les industriels du m�dicament ?

En 2003, les Fran�ais auront d�pens� environ 30 milliards d�euros en m�dicaments. Une proposition toute simple serait de pr�lever chaque ann�e 10 % de cette somme, soit 3 milliards d�euros pour financer des projets de recherche de nouvelles th�rapeutiques sur appels d�offre. Cela repr�sente 33 fois la somme qui est collect�e par le T�l�thon apr�s une gigantesque mobilisation nationale ! Le plus d�sastreux serait que l��tat s�approprie cette somme, o� laisse les chercheurs d�cider entre eux de son utilisation. Ce devrait �tre, au contraire, l�occasion de cr�er une structure nationale constitu�e des associations de patients, des professionnels de sant� et des organismes payeurs. Ce serait cette structure qui �laborerait un appel d�offres et � qui il reviendrait de s�lectionner les projets � financer. Tout cela devrait �tre discut� publiquement sur une cha�ne nationale de t�l�vision. Un tel budget favoriserait l�implantation en France de nouvelles �quipes de recherche. Il donnerait rapidement envie aux autres pays d�Europe de nous imiter. Ce qui est le meilleur signe d�une r�ussite politique.


M�dicaments de confort
Date de publication: Janvier 2004
Publi� dans: le Dictionnaire de la pens�e m�dicale (sous la direction de Dominique Lecourt), PUF

Placebo
Date de publication: Janvier 2004
Publi� dans: le Dictionnaire de la pens�e m�dicale (sous la direction de Dominique Lecourt), PUF

Comment faire entrer les m�dicaments en �conomie politique ? (article en ligne)
Date de publication: F�vrier 2003
Publi� dans: Cosmopolitiques
Texte int�gral :

Ceux qui ont eu la chance de lire Psychologie �conomique de Gabriel Tarde ont �t� oblig�s d�apprendre � se d�barrasser de l�id�e que l��conomie constituait une � infrastructure �, existant en tant que telle, avec ses lois et sa dynamique autonome, sur laquelle reposerait l�ensemble de la � soci�t� �, et fournissant les raisons � en derni�re instance � des conduites politiques . A ce monde un peu vide peut d�sormais succ�der un monde beaucoup plus � plein �, beaucoup plus int�ressant et laissant prise � des possibilit�s d�action bien plus grandes.

Il s�agit de repenser toute l��conomie comme � �conomie politique �. Nous allons ainsi tenter de fournir quelques �l�ments de ce qui caract�rise cette �conomie du m�dicament avant de faire trois propositions d��conomie politique destin�es � modifier les r�gles du fonctionnement de ce march� tr�s sp�cifique.

Un march� tr�s sp�cifique

La sp�cificit� du march� des m�dicaments est un fait largement reconnu. Face � une � offre � tr�s puissante repr�sent�e par l�industrie pharmaceutique, la � demande � est quasi-paralys�e : ceux qui prescrivent les m�dicaments ne sont pas ceux qui les consomment et ceux qui les consomment ne sont pas ceux qui les payent directement. Les payeurs (Assurance maladie et mutuelles ou assurances) n�ont, en France comme dans la plupart des pays, aucun droit de regard sur l�ensemble de la cha�ne. C�est donc un march� o� la demande ne b�n�ficie d�aucun des �l�ments qui pourrait d�finir le minimum de transparence. Le march� est asym�trique. Une v�ritable bataille a lieu autour des puissances respectives de l�offre et de la demande. On peut en prendre plusieurs exemples. Un collectif s�est form� sous le nom Europe et m�dicament regroupant la revue (sans publicit�) Prescrire, la F�d�ration fran�aise de la mutualit�, des associations de patients et des ONG comme M�decins sans fronti�res pour tenter, entre autres choses, d�emp�cher le Parlement europ�en d�adopter une directive autorisant la publicit� vers le grand public pour les m�dicaments vendus sur ordonnance, comme c�est d�j� le cas aux �tats-Unis. Une telle mesure renforcerait encore le pouvoir de l�offre face � la demande.

Aux �tats-Unis une autre bataille est en cours : faut-il laisser les patients se fournir en m�dicaments dans d�autres pays o� les m�dicaments sont beaucoup moins chers ? D�j� un million d�Am�ricains se rendraient tous les ans au Canada o� les m�dicaments sont, en moyenne, 65 % moins cher. Mais peuvent-ils commencer � le faire collectivement ? La ville de Spingfield (Massachusetts) a d�j� d�cid� d�acheter au Canada les m�dicaments qu�elle fournit � ses employ�s et ce sont d�sormais des �tats entiers, comme l�Illinois, l�Iowa, le Wisconsin et le Minnesota, qui en �tudient la possibilit�. L�industrie pharmaceutique am�ricaine se bat bec et ongles pour convaincre les parlementaires d�interdire cette pratique avant qu�elle ne se r�pande et tentent ainsi de restreindre la libert� du march�. Il lui faut limiter au mieux le pouvoir de la demande.

Les r�gles qui formatent le march� des m�dicaments, comme les modalit�s de d�livrance par un organisme public (Agence europ�enne du m�dicament ou Food and Drug Administration) des Autorisations de mises sur le march�, ont �t� combattu par les industriels du m�dicaments quand elles ont �t� progressivement mises en place dans les grands pays occidentaux � la fin des ann�es soixante. Mais les industriels ont d�sormais int�gr� ces r�gles et ne peuvent plus fonctionner sans elles. Ces r�gles ont r�organis� la concurrence qui les oppose et ont �t� un outil pour favoriser certains laboratoires et en �liminer d�autres. Pas question pour les industriels d�accepter un quelconque � libre march� �, une notion qui n�a d�sormais aucun sens pour eux. L�alternative est d�sormais entre un march� ultra-r�glement� et le chaos, et non pas entre un march� libre (une fiction devenue cauchemardesque) et un march� r�glement�. On pourrait �videmment illustrer ce m�me point avec la politique des brevets.

Les industriels tentent d�sormais en Europe d�obtenir la libert� des prix pour leurs nouveaux m�dicaments. C�est encore une fois demander un affaiblissement du pouvoir de la demande face � celui de l�offre. Or, m�me aux �tats-Unis, les industriels ne fixent librement leurs prix que pour ceux qui ne poss�dent pas d�assurance (ce qui fait quand m�me 43,6 millions de personnes, un chiffre en augmentation constante : 15,2 % de la population est sans couverture sociale en 2002, contre 14,6 % en 2001). Les compagnies d�assurance n�gocient quant � elles, �prement, les conditions d�inscription des m�dicaments sur leurs � formulaires �, � d�faut de quoi ils ne peuvent pas �tre prescrits et rembours�s. Selon un rapport de la centrale syndicale am�ricaine AFL-CIO, elles obtiendraient des rabais variant entre 25 et 40 % sur les prix publics. Mais ces chiffres sont gard�s secrets.

Si on acceptait la libert� des prix pour les nouveaux m�dicaments rembours�s par l�assurance maladie en France (comme s�y est engag� l�actuel Ministre de la sant�) ou en Europe, on cr�erait un syst�me totalement in�dit o� la demande serait d�finitivement et totalement d�sarm�e face � l�offre. Ce serait une situation de d�s�quilibre sans pr�c�dent. Qu�est-ce qu�un march� uniquement structur� par l�offre ? Apr�s qu�une telle situation ait �t� cr��e de toute pi�ce et m�me aggrav�e au fil des ans, la seule proposition venue du monde politique est de � responsabiliser � individuellement les patients en les obligeant � payer eux-m�mes une partie du prix des m�dicaments rembours�s. Plusieurs formules de ce type sont actuellement � l��tude : une franchise de 100 � que les patients paieraient de leur poche pour commencer � �tre rembours�, un forfait de 2 � par feuille de soins ou de 0,5 � par boites de m�dicaments. Aucune de ces mesures ne permettra �videmment de r��quilibrer le march� au profit de la demande, elles permettront seulement � l��tat de retirer son �pingle du jeu en laissant les patients seuls face � la puissance de l�industrie pharmaceutique.

Une industrie en d�clin

Mais le paradoxe de la situation est sans doute que les d�penses dues aux m�dicaments et support�es par la collectivit� sont en tr�s forte augmentation (28,6 milliards d�euros en 2002 - c�est le poste de l�assurance maladie qui augmente le plus depuis 1990) alors que l�innovation conna�t une v�ritable panne depuis 1975. Plusieurs faits en t�moignent.

Comme souvent, il suffit d�en revenir aux discours des acteurs eux-m�mes pour explorer ce domaine. Depuis 25 ans les industriels du m�dicament n�ont cess� de nous dire que le co�t de mise au point d�un nouveau m�dicament augmentait de mani�re exponentielle. Ce raisonnement n�a �videmment �t� tenu que dans un seul but : justifier des demandes de prix tr�s �lev�s pour les nouveaux produits dont on peut douter qu�ils apportent quelque chose de nouveau. Aussi, la plupart des observateurs ont essay� de r�futer cette augmentation des co�ts. C�est en particulier le travail qui a �t� men� aux �tats-Unis par Public Citizen. Ils ont pu montrer comment les industriels faisaient entrer dans les co�ts de recherche une s�rie de d�penses qui n�y ont manifestement pas leur place. C�est le cas, par exemple, des co�teuses �tudes cliniques dites de phase IV, r�alis�es une fois que le m�dicament est d�j� sur le march� et qui ne servent g�n�ralement qu�� habituer les m�decins � prescrire le nouveau m�dicament, m�me si elles sont faites selon des protocoles pas tr�s diff�rents des �tudes de phase III.

Il n�en reste pas moins que les industriels voient � peu pr�s le co�t de la recherche et d�veloppement d�un nouveau m�dicament multiplier par deux tous les cinq ans. Aujourd�hui ce co�t approcherait le milliard d�euros. Nous sommes donc entr�s dans une phase de � rendements d�croissants �, comme le reconnaissent d�sormais ouvertement la plupart des analystes financiers et m�me certains grands patrons . Le premier laboratoire au monde, l�am�ricain Pfizer, devrait, selon les analystes, mettre sur le march� deux nouveaux blockbusters (m�dicament r�alisant un chiffre d�affaires annuel d�passant le milliard d�euros) par an pour maintenir ses profits � long terme. Il n�en a pas mis un seul depuis 1999 (date de mise sur le march� du Viagra).

Un autre signe inqui�tant pour les industriels du m�dicament est la baisse continue du nombre de nouveaut�s obtenant une Autorisation de mise sur le march� depuis 1996 (autorisations de mise sur le march� aux �tats-Unis : 146 en 1996, 127 en 1998, 66 en 2000, 39 en 2002de ces nouveaux m�dicaments ne pr�sentent le plus souvent que de tr�s faibles, voire aucun, avantages en terme d�efficacit� et de tol�rance, par rapport aux m�dicaments d�j� sur le march�, ils permettent aux laboratoires de vendre des produits � des prix plus �lev�s.

Mais le signe le plus �vident des difficult�s actuelles pourrait bien �tre la nouvelle question des g�n�riques. Il est int�ressant de remarquer que dans le d�bat sur les g�n�riques, personne n�argumente en contestant la pertinence des mol�cules en cause. Personne ne remet en cause les g�n�riques au nom des nouvelles mol�cules qui seraient d�un meilleur rapport b�n�fices/risques. Quand je suis entr� dans l�industrie pharmaceutique au d�but des ann�es quatre-vingt, personne ne parlait des g�n�riques. Quand je suis entr� dans l�industrie pharmaceutique au d�but des ann�es quatre-vingt, personne ne parlait des g�n�riques. L�id�e g�n�rale �tait qu�un m�dicament connaissait un cycle de vie li� au progr�s th�rapeutique ininterrompu. Ce sont de nouveaux m�dicaments, plus efficaces, mieux tol�r�s, qui rendaient les anciens obsol�tes. Or, ce n�est plus du tout la situation actuelle. Le surgissement de la question des g�n�riques, avant d��tre une question �conomique, vient nous montrer que des m�dicaments invent�s il y a trente, quarante ou cinquante ans sont toujours m�dicalement utiles. De fait, la plupart des nouvelles mol�cules ne pr�sentent le plus souvent que de tr�s faibles, voire aucun, avantages en terme d�efficacit� et de tol�rance, par rapport aux m�dicaments d�j� sur le march�, mais permettent aux laboratoires de vendre des produits � des prix plus �lev�s.

Il est int�ressant de remarquer que dans le d�bat sur les g�n�riques, personne n�argumente en contestant la pertinence des mol�cules en cause. Personne ne remet en cause les g�n�riques au nom des nouvelles mol�cules qui seraient d�un meilleur rapport b�n�fices/risques. En 1980, cette id�e aurait paru �trange et contraire � l'id�e qu'on se faisait encore de la vitesse du progr�s th�rapeutique.

Un autre signe du d�clin appara�t avec les tentatives un peu d�sesp�r�es des industriels du m�dicament pour trouver de nouvelles mol�cules. Les fusions qui se sont multipli�es en vingt ans ont le plus souvent comme raison l�achat du pipe-line d�un concurrent jug� plus prometteur que le sien (c�est sans doute ce qui a pouss� Pfizer � acheter Pharmacia en 2003).

Les nouvelles mol�cules se vendent d�sormais, sur dossier, � des prix inimaginables il y a seulement dix ans. Le dernier exemple en a �t� donn� par Aventis, un groupe n� de la fusion entre Rh�ne-Poulenc et Hoechst apr�s les investissements gigantesques et catastrophiques du premier dans les tentatives de th�rapie g�nique. Aventis a d�j� pay� 125 millions de dollars (et s�est engag� pour 510 millions) pour acheter les droits d�exploitation d�une mol�cule anticanc�reuse, le VEGF Trap, qui n�a encore fait l�objet d�aucune �tude clinique. La petite soci�t� de biotechnologie � l�origine de cette mol�cule � Regeneron Pharmaceuticals � n�a encore aucun succ�s � son actif.

Mais le groupe Aventis est habitu� aux risques. Il a pass� un accord avec une autre petite soci�t� de biotechnologie � Genta � pour un m�dicament anticanc�reux : Genasense. Cette mol�cule appartient � la famille des antisenses qui ont toutes �chou�es en clinique. Aventis a pourtant d�j� pay� 135 millions de dollars et s�est engag� pour 380 millions de dollars. Au cours d�une �tude clinique sur 771 patients, le Genasense a montr� qu�il pouvait prolong� la vie de 9,1 mois contre 7,9 mois quand cette mol�cule est absente du protocole th�rapeutique. Cette diff�rence n�est pas � statistiquement significative �. Et pourtant les repr�sentants d�Aventis se sont f�licit�s des r�sultats !

Les causes du d�clin

Pourquoi le progr�s s�est-il ralenti � parti de 1975 ? Pour r�pondre � cette question, il faut se pencher sur ce qui a fait l�originalit� de la r�volution th�rapeutique de l�apr�s Seconde Guerre mondiale. Deux inventions vont avoir un v�ritable effet de souffle, bien au-del� de leurs domaines respectifs et r�organiser l�ensemble des secteurs de la m�decine : il s�agit d�abord de la mise au point en 1934 des sulfamides en Allemagne, puis de celle des antibiotiques juste � la fin de la Seconde guerre mondiale.

Avec les sulfamides, ce sont les mod�les animaux qui font leur premi�re apparition dans l�industrie. Cette id�e de tester des mol�cules sur des animaux gr�ce auxquels on peut reproduire une maladie humaine va devenir le c�ur de l�invention dans tous les domaines pharmaceutiques. L�invention des antibiotiques vient confirmer de mani�re �clatante ce nouveau sch�ma d�invention. On poss�de d�sormais une classe de m�dicaments dont on peut dire qu�elle gu�rit les patients en s�attaquant aux v�ritables causes de la maladie, en d�truisant l�agent infectieux.

Ce mod�le s�est �tendu tr�s rapidement jusqu�aux maladies psychiatriques avec la mise au point des neuroleptiques puis des antid�presseurs � partir de 1952.

Mais il existe une diff�rence essentielle avec ce qui s�est pass� dans le champ des maladies infectieuses : dans toutes les autres sp�cialit�s, les m�dicaments que l�on va inventer selon la m�me proc�dure sont, dans la grande majorit� des cas, des m�dicaments qui ne s�attaquent pas aux � causes � de la maladie. Ces m�dicaments ont bien s�r une certaine efficacit� mais ce ne sont que des m�dicaments symptomatiques.

Cette diff�rence a pu passer inaper�ue tant qu�on a v�cu avec l�id�e d�un progr�s rapide et interrompu. Apr�s tout, les petits progr�s d�un jour pouvaient donner naissance � des progr�s beaucoup plus significatifs demain. Ce n�est pas ce qui s�est pass�. Ce qui a constitu� une v�ritable r�volution dans le domaine des maladies infectieuses ne s�est pas g�n�ralis� dans les autres domaines. Au contraire, m�me, les antibiotiques ont vite montr� les limites de leur action � une certaine cat�gorie de germes. Les nouvelles maladies infectieuses restent de plus en plus souvent sans traitements d�finitifs ce qui est une source d�inqui�tude grandissante pour de nombreux observateurs.

Dans les pays riches on ne meurt plus que marginalement de maladies infectieuses (alors qu�elles restent la principale cause de mortalit� dans les pays pauvres). Les maladies du vieillissement qui sont aujourd�hui le v�ritable probl�me de sant� des pays riches (cancer, Alzheimer, etc.) n�ont pas connu de progr�s th�rapeutiques d�cisifs. Les � m�thodes � qui ont permis la mise au point des antibiotiques et qui ont ensuite r�organis� toute l�industrie pharmaceutique - des mod�les de pr�-clinique sur animaux ou cellules aux essais cliniques sur des humains - ont cess� d��tre fructueuses.

On ne sait pas aujourd�hui d�o� peut venir un renouveau. Les espoirs mis dans la pharmacologie rationnelle, dans le drug-design ou dans la g�n�tique ont �t� d��us. La connaissance du g�ne ne d�bouche pas sur une nouvelle vague de th�rapeutiques mais sur de nouveaux labyrinthes que l�industrie pharmaceutique ne sait trop comment explorer. Les vieux laboratoires europ�ens et japonais ont d�j� d�pens� des milliards de dollars pour financer des soci�t�s am�ricaines de biotechnologies sans aucun retour significatif.

Il n�est d�sormais plus du tout certain que l�industrie pharmaceutique ait les moyens et le potentiel de franchir une nouvelle �tape. Beaucoup pensent que le progr�s th�rapeutique ne passera pas par elle mais par de nouvelles formes d�associations entre des laboratoires universitaires de pointe et de nouvelles soci�t�s mais on en est encore dans une phase d�h�sitations et de t�tonnements o� tous les mauvais coups sont permis pour amasser du capital.

Les antibiotiques sont justement n�s d�alliances alors totalement atypiques. Tourn�e vers ses profits imm�diats, englu�e dans les anciens modes d�invention, laiss�e � elle-m�me, jamais l�industrie pharmaceutique n�aurait alors pu prendre les risques n�cessaires � une telle invention. On comprend donc pourquoi beaucoup s�interrogent : ne sommes-nous pas entr�s dans une p�riode semblable du point de vue de la distribution des enjeux ?

Quelques propositions

Quelle peut �tre la nature des propositions que nous pouvons faire ? Nous ne poss�dons �videmment pas la r�ponse que les chercheurs et les industriels n�ont pas trouv� avec infiniment plus de moyens que nous. Ce n�est pas � ce niveau que nous pouvons intervenir. Mais les citoyens peuvent �galement appliquer la formule qui caract�rise ce que fait aujourd�hui l�industrie pharmaceutique : ne pas mettre tous ses �ufs dans le m�me panier. Et bien les citoyens ne doivent pas mettre tous leurs �ufs dans le panier de l�industrie pharmaceutique !

Le nom des m�dicaments

Le plus grand obstacle � la diffusion des g�n�riques est la peur li�e au changement de nom de marque. Cet obstacle est d�autant plus important que les plus grands consommateurs de m�dicaments sont les personnes �g�es. Elles ont peur qu�on leur vende des m�dicaments imparfaits, au rabais, sous couvert de g�n�riques. La meilleure solution serait de relativiser, d�s leur mise sur le march�, le nom commercial des m�dicaments par rapport au nom scientifique de la mol�cule (DCI : d�nomination commune internationale) qu�ils contiennent, nom sous lequel les g�n�riques sont vendus. La loi actuelle dicte de mani�re pr�cise le rapport entre la taille du nom commercial sur la boite du m�dicament par rapport � la taille de ce nom scientifique, beaucoup plus petit. Il suffirait d�inverser le rapport entre les deux noms pour que les patients changent leurs habitudes et apprennent � appeler leurs m�dicaments sous leurs noms scientifiques. Ainsi on parlerait plut�t de sulpiride que de Dogmatil, de m�toclopramide que de Primp�ran, de parac�tamol que de Doliprane, etc. Il s�agirait d�un alignement sur ce que font tous les journaux m�dicaux scientifiques : pourquoi ce qui est bon pour les chercheurs quand ils travaillent ensemble ne serait pas bon pour les patients ?

Ce serait l� un moyen de contrer les tentatives permanentes de l�industrie pharmaceutique pour � cosm�tiser � les m�dicaments, c�est-�-dire cr�er le sentiment que le nom de marque est plus important que le contenu.

Rendre les �tudes comparatives obligatoires

Mais les nouveaux m�dicaments mis sur le march� sont-ils plus efficaces et mieux tol�r�s que ceux qui sont tomb�s dans le domaine public et peuvent d�sormais devenir des g�n�riques ? La sophistication des �tudes cliniques et des m�thodes statistiques d�sormais employ�es devraient rendre la r�ponse facile. Hors, il n�en est rien.

Prenons un exemple. Les laboratoires Bristol-Myers-Squibb attendent aujourd�hui une Autorisation europ�enne de mise sur le march� pour leur nouveau neuroleptique (traitement symptomatique de la schizophr�nie), l�Abilify. Il est d�j� sur le march� am�ricain au prix public exorbitant de 380 �. Le laboratoire demandera �videmment un prix semblable en Europe. C�est cent fois plus cher que le prix du neuroleptique de r�f�rence, l�Haldol. On peut s�interroger : son b�n�fice/risque est-il cent fois sup�rieur � celui de l�Haldol ? Or, on n�en saura rien puisqu�il n�y a pas d��tude comparative dans le dossier.

C�est aujourd�hui devenu un vrai probl�me de sant� publique. La r�alisation d��tudes comparatives est laiss�e au libre choix des industriels. Personne ne peut les obliger � en faire. Ce d�bat vient d�avoir lieu aux �tats-Unis. Le S�nat et la Chambre des repr�sentants y d�battent depuis plusieurs mois de la n�cessit� de proposer un syst�me de remboursement des m�dicaments pour les personnes �g�es prises en charge par le programme f�d�ral appel� Medicare. Les parlementaires am�ricains envisagent d�y consacrer 400 millions de dollars dans les dix prochaines ann�es mais discutent des modalit�s de mise en place du nouveau syst�me.

Pr�occup� par le bon emploi de cette importante manne financi�re et emmen� par la s�natrice Hillary Clinton, un groupe de parlementaires a demand� l�organisation syst�matique d��tudes comparatives pour tous les nouveaux m�dicaments. Ils ont d�pos� un amendement le 23 ao�t 2003 qui les aurait rendues obligatoires et en aurait confi� la r�alisation aux pouvoirs publics. Ils proposaient m�me un premier budget de 12 millions de dollars. Dans l��tat actuel des choses, la FDA (Food and Drug Administration, charg�e de d�livrer les autorisations de mise sur le march�) approuve un m�dicament s�il est s�r (� safe �) et efficace mais n�a pas � demander s�il est � plus efficace et plus s�r que les m�dicaments alternatifs �.

Les repr�sentants du lobby de l�industrie pharmaceutique � le Pharmaceutical Research and Manufacturers of America - ont men� une bataille acharn�e contre cette tentative de rendre le march� plus transparent (ce qui auraient du r�jouir des �conomistes lib�raux) sous pr�texte qu�elle introduirait � un rationnement des soins �. Ils ont ressorti les vieux arguments, qui furent utilis�s dans les ann�es soixante contre les �tudes cliniques (chaque patient est diff�rent, c�est au m�decin de d�cider au cas par cas, etc.)et furent disqualifi�s avec l�adoption g�n�rale des tests cliniques : chaque patient est diff�rent, c�est au m�decin de d�cider au cas par cas, etc. que l�on croyait d�finitivement sans cr�dibilit�.

La proposition a �t� battue malgr� le soutien d�une partie importante de la presse et de nombreux industriels exc�d�s par l�augmentation vertigineuse du co�t de l�assurance maladie qu�ils fournissent � leurs salari�s . Ce co�t a augment� de 14 % en 2002. Les employeurs deviennent de plus en plus r�ticents � assurer leurs salari�s : on est pass� de 63,6 % de salari�s ayant une assurance maladie en 2000 � 62,6 % en 2001 et 61,3 % en 2002. Cela repr�sente plus d�un million de salari�s en moins chaque ann�e. Ce sont d�sormais 20 millions de salari�s qui ont un travail � plein temps mais n�ont pas de couverture sociale. C�est devenu trop cher pour leur employeur : 8 � 9 000 $ par an alors que le salaire moyen annuel est de 27 000 $.

Il appara�t urgent que l�on commence � s�atteler � l�immense t�che des comparaisons. Comment, par exemple, d�cider de prendre tel antihypertenseur plut�t que tel autre ? Seules des �tudes cliniques comparatives men�es sur de longues ann�es et sur des groupes de plusieurs milliers de patients permettront de savoir quels sont les m�dicaments qui allongent la dur�e de vie, ce qui est le seul crit�re vraiment objectivable. Apr�s tout, un antihypertenseur peut ramener la tension � un niveau consid�r� comme normal, sans allonger la dur�e de vie. Certaines �tudes semblent m�me montrer que certains (en particulier des inhibiteurs du calcium) pourraient la raccourcir.

R�aliser des appels d�offre

Le budget des m�dicaments pris en charge par la collectivit� en France s�est �lev� � plus de 28 milliards d�euros en 2002. Cette somme est enti�rement vers�e � l�industrie pharmaceutique. Ceux qui ont trouv� des m�dicaments hier sont ainsi consid�r�s comme devant �tre les seuls � pouvoir mettre au point les m�dicaments de demain. Et cela, comme on l�a vu, dans une absence totale de transparence. L�industrie pharmaceutique a ainsi r�ussi � transformer l�assurance maladie, d�un syst�me destin� � prot�ger les salari�s en un syst�me qui la prot�ge, elle. On n�a aucune garantie que les sommes gigantesques vers�es ainsi � l�industrie pharmaceutique servent � chercher des th�rapeutiques qui pourraient �tre consid�r�es comme prioritaires. Vaut-il mieux pour un industriel investir dans la recherche sur la malaria, l�Alzheimer, qui sont des domaines extraordinairement difficiles et risqu�s, ou tenter de mettre au point un successeur du Viagra ?

Une proposition toute simple pourrait consister � pr�lever chaque ann�e un pourcentage finalement assez faible de ce budget m�dicament pour r�aliser des appels d�offres : 10 % de cette somme repr�senterait 2,8 milliards d�euros. Elle serait tr�s vite couverte par les mesures d��conomie qui pourraient r�sulter des deux propositions pr�c�dentes.

Un bon exemple de la mani�re dont cette somme pourrait �tre g�r�e nous est fournie par l�AFM (Association fran�aise contre les myopathies) : c�est le conseil des parents apr�s avoir entendu toutes les propositions des scientifiques qui choisit de financer tel et tel projet. Or, l�AFM malgr� le gros succ�s du t�l�thon ne recueille finalement que moins de 100 millions d�euros par an. Et pourtant cette somme permet d�j� de financer de multiples �quipes de chercheurs. On imagine ce que l�on pourrait faire avec un budget trente fois plus important.

Cela impliquerait �videmment de mobiliser l�ensemble des secteurs concern�s : associations de patients, ONG, repr�sentants de la Mutualit� fran�aise et de la S�curit� sociale (normalement �lus�). Ils leur appartiendraient de dresser une liste des priorit�s et de d�cider des modes d�attribution du budget. On peut penser aussi que les �quipes mobilis�es n�auraient pas le droit de d�poser de brevets sur leurs d�couvertes.

La France deviendrait vite un p�le d�attraction pour toutes les �quipes de recherche quelque soit leur origine. On peut aussi penser que ce mod�le pourrait devenir contagieux et que d�autres pays auraient envie de l�imiter.

Constituer la demande en � public �

Le choix qui est propos� ici de faire entrer les m�dicaments en �conomie politique, essaie de tirer partie de la nature profond�ment asym�trique du march� des m�dicaments. Face � une � offre � extr�mement puissante, il nous semble que la politique la plus r�aliste consiste � constituer la � demande � politiquement. C�est ce que le philosophe am�ricain John Dewey appelait � former un public �. Le public qu�il s�agit de former ici, en lui donnant la responsabilit� de la gestion de quelques milliards d�euros, implique des organisations d�j� existantes mais aussi d�autres � venir. Il s�agit tout simplement de mener une exp�rimentation d�mocratique dont on pourra v�rifier le fonctionnement pas � pas. Il s�agit aussi dans ce secteur si particulier de commencer � imaginer ce que l�on pourrait aussi appeler des � modes de sortie �, sinon du capitalisme, en tout cas de la main mise exclusive du capitalisme sur notre avenir. du capitalisme �.


La question des appartenances (article en ligne)
Date de publication: Janvier 2003
Publi� dans: Critique communiste, 169/170
Texte int�gral :

Les �v�nements se sont tellement pr�cipit�s depuis la pr�sidentielle que l�on aurait presque envie de l�oublier, de ne pas en tirer toutes les le�ons et, par exemple, de ne pas s�inqui�ter de ce qui a �t� le fait principal : le score de Le Pen. Ce serait une grave erreur. Parmi toutes les questions pos�es par cette �lection, il en est une sur laquelle je souhaiterai lancer le d�bat : celle des appartenances. C�est bien la mont�e persistante depuis plusieurs ann�es de l�extr�me droite en France et en Europe qui nous oblige � y r�fl�chir.

Mais, en pr�alable, afin de mieux comprendre cette question des appartenances, il me semble n�cessaire de revenir sur la sp�cificit� de ce qu�on appelle la politique, que les nouvelles extr�mes droites europ�ennes me semblent avoir particuli�rement bien compris, en tous les cas mieux que la gauche gouvernementale.

La force de la politique

L�extr�me droite fait de la politique et non pas de la p�dagogie ou de la morale, c�est-�-dire qu�elle fait des propositions fortes pour � rassembler le peuple �. En face, la gauche gouvernementale � bien plus encore que la droite -, � explique � les contraintes auxquelles sa politique est soumise. C�est � juste titre que l�on a pu comparer Jospin � un instituteur qui prenait les Fran�ais pour des �coliers � qui il fallait bien expliquer les choses . Mais il se trouve, que mis dans cette situation d��coliers, les Fran�ais se mettent imm�diatement � devenir de mauvais �l�ves, insolents, indisciplin�s, mal �lev�s et capables du pire mauvais go�t. La faute en revient � ceux qui sont les en mis dans cette situation ! Attention : les scores des petits candidats, y compris Besancenot, s�expliquent aussi en partie par cette situation cr��e par Jospin.

Par deux fois nous avons �t� pris dans une situation o� on nous a appel� � remplacer la politique par de la morale. Dans la lutte contre le Front national qui devrait se faire au nom de la morale et aujourd�hui contre la guerre en Irak.

Nous devons toujours nous opposer aux tentations de remplacer la politique par de la p�dagogie ou de la morale. Le combat contre Le Pen, comme le combat contre Bush, sont des combats politiques. Dans les deux cas, on fait appel � des forces (� une transcendance pour employer le langage des philosophes) qui sont au-del� des citoyens et de leurs possibles d�cisions, pour expliquer ce qui doit �tre.

Cette d�marche qui r�duit la politique � de la p�dagogie, condamne les hommes politique car c�est la n�gation de la sp�cificit� de la politique. S�ils nous disent eux-m�mes qu�ils sont inutiles alors pourquoi voter pour eux ? Or, le peuple compte � juste titre sur les politiques pour remettre en cause les contraintes, c�est-�-dire un syst�me qui, soit disant, s�autor�gulerait et sur lequel personne ne pourrait agir� un syst�me que les africains appelleraient � sorcier �. Depuis trop longtemps, il existe une politique dont le seul objectif est de supprimer la politique. La social-d�mocratie a �t� � l�avant-garde de ce mouvement.

L�exemple le plus c�l�bre est celui des � lois du march� � qui nous domineraient de mani�re implacable et emp�cheraient les citoyens d�agir. On pense aussi � la cr�ation permanente et dans tous les domaines, d�institutions form�es d�experts (des Banques centrales aux Agences du m�dicament) qui �vitent aux hommes politiques de jouer leur v�ritable r�le : d�cider. Ils essaient de multiplier les domaines qui �chapperaient � la politique, alors que la grande le�on de l��cologie politique va dans le sens inverse : toutes les questions, m�me celles que l�on croyait na�vement autrefois qu�elles relevaient autrefois de la � nature � (et donc des scientifiques) ne peuvent d�sormais �tre trait�s que politiquement : les fameux experts sont en d�saccord sur tout et il n�y a aucune raison de ne tenir compte que de leurs avis.

De ce point de vue encore il ne faut pas �tre aussi b�te que nos ennemis : il n�y a pas de lois du march� comme le croient, sym�triquement, certains mauvais marxistes et les �conomistes lib�raux. Il n�y a que des lois d�cid�s par les politiques qui permettent aux march�s d�exister. Si on prend chaque march� particulier (du march� des m�dicaments � celui des automobiles) on peut faire la liste des lois et r�glements qui ont �t� pris pour que ces march�s existent (ne serait-ce que les lois sur les brevets). Supprimez ces lois et r�glements � au grand dam des plus lib�raux des �conomistes - et les march�s dispara�tront imm�diatement ! Les march�s d�pendent des lois que font les politiques, et non l�inverse comme on veut nous le faire croire.

Ainsi le monde redevient possible comme � �uvre � faire � collectivement et politiquement. L�extr�me droite a compris la n�cessit� de faire de la politique. C�est sur ce seul terrain qu�elle peut aussi �tre minor�e et battue. On voit ici que je me distingue radicalement de toutes les analyses � sociologiques � qui accompagnent une renonciation au politique, y compris � et peut-�tre surtout - chez les disciples de Pierre Bourdieu.

La plupart des critiques contre l�extr�me droite sont malheureusement centr�es sur le caract�re irr�aliste ou non moral de leurs propositions. Ce genre de critique ne fait donc, paradoxalement, que la renforcer. Il n�y a rien de pire que de la laisser seule occuper le terrain de la politique et de se r�fugier dans la p�dagogie impuissante. Ses propositions ne doivent pas �tre attaqu�es comme irr�alistes ou non morales, mais parce qu�elles dessinent un monde que nous ne voulons pas. Il faut opposer un bon � monde commun � au monde purifi� qu�elle propose. C�est ici que la question des appartenances vient croiser celle de la politique.

L�extr�me droite fran�aise propose une appartenance dont l�essentiel est le mieux r�sum� par la proposition de � pr�f�rence nationale �. C�est l�appartenance � la patrie, � la nation, � la France qui est la marque de leur politique. Cette proposition est faite au moment o� l�ancienne appartenance, celle � la classe ouvri�re, a explos� en vol, et o� tous les partis de la gauche gouvernementale ont renonc� � parler d�appartenance ouvri�re. Cela cr�e un contenu �motionnel fort � leurs prestations qui contraste avec la pseudo rationalit� des partis dominants.

Il faut ici noter que de nouvelles forces d�extr�me droite sont apparues en Europe - le plus clairement aux Pays-Bas -, qui ont donn� � la pr�f�rence nationale un contenu totalement moderne. Ils justifient la lutte contre les immigr�s par la d�fense des Lumi�res occidentales : c�est au nom du droit des femmes, des homosexuels que les communaut�s immigr�es doivent �tre limit�es dans leur nombre, surveill�es, punies. Ce type de mouvement � moderniste � n�est pas encore apparu en France mais ce n�est sans doute qu�une question de temps quand on voit la rapidit� avec laquelle certains anciens repr�sentants intellectuels de la gauche filent � droite � grande vitesse. M�fions-nous donc d�s maintenant de toutes les postures politiques qui consid�rent que notre mani�re de penser le monde doit, d�une mani�re ou d�une autre, �tre impos�e � tous ceux qui s�installent ici. Sinon, nous serons en position beaucoup plus difficile pour nous opposer � cette forme de � fascisme progressiste � dont ceux qui soutiennent aujourd�hui le gouvernement am�ricain pourraient �tre l�avant-garde. C�est encore la question du � monde commun � qui doit nous aider � imaginer les rapports avec ceux dont la tradition n�est pas celle des Lumi�res europ�ennes.

Marxisme et valeurs r�publicaines

L�appartenance ouvri�re est aujourd�hui en crise comme r�sultat d�une crise politique. Cela se termine aujourd�hui par une sorte d�implosion, dont celle du PCF est l�image et l�acc�l�rateur. L�appartenance ouvri�re explose et laisse la place � une nouvelle atomisation� Il faut mettre l�accent sur la dimension politique de cet �clatement sans trop vite renvoyer la situation aux modifications objectives qu�a connu le capitalisme. Les partis politiques de la classe ouvri�re auraient du �tre en situation de r�pondre � ces �volutions importantes. Le probl�me est qu�ils n�on pas su et pas voulu le faire car cela les aurait oblig�s � remettre en cause des contraintes qu�ils acceptent d�sormais comme telles : l�Europe actuelle, les soit disant lois du march�, etc. On peut prendre un exemple de cette renonciation avec la question des � charges des entreprises �. De la gauche gouvernementale � la droite, on accepte largement ce discours sur les � charges �. Cela commence par une question de mots : si ce sont des � charges �, qui peut �tre contre le fait de les baisser ? En revanche, si on r�siste au fait que ce soit bien des charges, si on r�affirme qu�il s�agit de salaire (indirect), alors la probl�matique de la baisse prend une toute autre dimension.

Contre les menaces d�extr�me droite la gauche gouvernementale a donc cess� d�opposer l�appartenance de classe. Elle se bat le plus souvent au nom de la R�publique. C�est l�appartenance r�publicaine qu�il faudrait d�sormais opposer � l�extr�me droite.

C�est une question importante car on peut parfois avoir l�impression que les marxistes sont dans le � d�passement/conservation � des id�es r�publicaines plus que dans l�affrontement mais que personne n�est tr�s clair sur ce qu�il faut conserver et ce qu�il faut d�passer. Quelle R�publique voulons-nous ? Il faut donc r�fl�chir � nouveau sur notre histoire et nos h�ritages.

La premi�re chose qu�il faut remarquer, c�est que la R�publique, telle qu�elle suit la R�volution fran�aise, dissout ou tente de dissoudre toutes les anciennes appartenances. C�est m�me son acte de fiert� : tous les hommes naissent libres et �gaux en droits. On conna�t l�exemple des Juifs : la r�publique les int�gre en tant que citoyens devenus comme les autres, mais ne leur reconna�t aucun droit en tant que � communaut� �. Les anciennes appartenances doivent donc perdre tout sens. Cela ne va pas se faire sans r�sistances. La R�publique verra comme une menace tout ce qui ne se pr�sente pas sous la figure du citoyen indiff�rent. Elle renvoie du m�me coup � la vie priv�e beaucoup de choses qui appartenaient autrefois � la vie publique (comme la religion) quitte � faire perdre leur �me � certains engagements (�tre chr�tien, c�est �tre � t�moin �, mais que signifie �tre t�moin si cela doit rester dans la vie priv�e ?). En ce sens elle poursuit et syst�matise un effort commenc� bien avant elle pour trouver une solution aux guerres de religion. La R�publique est universelle. Elle se dresse contre les anciennes appartenances (langues, religion, m�decines) mais aussi contre le surgissement de toutes les nouvelles (Loi Le Chapelier) ce qui entra�ne des conflits avec les organisations de la classe ouvri�re.

On peut parler d��radication et de blessures qui ne se sont jamais compl�tement referm�es � beaucoup d�endroits du corps social. Qu�avons-nous perdu ? devient une question lancinante car la question des appartenances est li�e � celle des ressources donc � celle de la culture, de l��me (au sens o� on a le sentiment de perdre l�essentiel si on la perd). Et cette question des ressources va bien au-del� de la politique au sens habituel mais concerne des questions li�es aux mani�res de vivre ensemble, et � d�autres comme celles de la maladie et de la mort. Si cette conception de la R�publique a permis de r�soudre beaucoup de probl�mes, je ne suis pas s�r que l�on puisse en �tre de simples h�ritiers et d�fenseurs. Il implique un � universalisme a priori � l� ou toute proposition universaliste m�rite d��tre patiemment construite, ce qui passe par l�invention de dispositifs pour que tous soient entendus sur ce � quoi ils ne peuvent pas renoncer. Dans le cas inverse, l�universalisme nous fait rapidement passer de la p�dagogie � l��radication.

Il faut se rappeler en permanence que Marx va avoir la grandeur de se dresser contre cette R�publique l�. Non pas seulement, comme beaucoup d�autres, en reconnaissant qu�il y a toujours eu des classes (voir le d�bat du vivant de Marx sur ce qu�il a � vraiment � apport�), mais en se battant pour leur affirmation politique, et pour qu�elles prennent le dessus sur tout autre consid�ration : l�absence d�appartenance qu�implique la R�publique ou les vieilles appartenances f�odales. Un ouvrier fran�ais est plus proche d�un ouvrier italien que d�un bourgeois fran�ais. Cela n�est pas donn� d�avance. Ce n�est pas une donn�e naturelle qu�il suffirait de constater. Ce ne peut �tre que le r�sultat d�une bataille politique. Cela explique pourquoi Marx est d�abord un personnage hant� par la politique. C�est la bataille qu�il m�ne dans la 1�re Internationale � sur la question des statuts - contre les Fran�ais.

Que pourrait donc signifier appartenance pour les marxistes ? Cette notion pourrait venir contrebalancer la notion d�ali�nation, une notion dont il faut peut-�tre se m�fier pour deux raisons : 1- elle laisse croire que l�id�al est un monde remplis d��tres libres parce que d�tach�s de tout, 2- elle exige une sorte de transformation des personnes comme pr�alable � toute transformation sociale (l�id�e de l� � homme nouveau �) alors qu�il s�agit, plus modestement, de construire un � bon monde commun � avec des hommes et des femmes qui apportent avec eux leur vision du monde, leurs � croyances � et qui n�ont aucune raison d�y renoncer, sauf si on veut les transformer en ennemis avant de les tuer.

La question de l�appartenance entre ici en tension avec la notion d�ali�nation : il n�y a de libert� que dans les appartenances � des collectifs. Tout le XIX�me et le XX�me si�cles vont mettre cette t�che � l�ordre du jour : la construction d�une identit� ouvri�re. Mais les appartenances sont incroyablement multiples : pour que le monde commun soit � bon �, elles sont, a priori, toutes les bienvenues . Aucune ne peut �tre m�pris�e, ou mise � l��cart a priori et personne ne peut se mettre dans la situation sup�rieure du p�dagogue qui va apprendre � l�ignorant. Quand nous parlons d�un � bon monde commun � nous ne disons pas que ce monde peut �tre d�fini a priori avec des crit�res transcendants s�appliquant � des humains d�finis tous semblables. Il ne peut �tre qu�un r�sultat mais la seule chose qui compte vraiment c�est l�invention des dispositifs pour le fabriquer.

La notion d�appartenance doit ici �tre vraiment prise au s�rieux (de mani�re � ontologique � comme diraient les philosophes). Elle renvoie � � appartenir �, � � propri�taire �. Une vison trop superficielle des appartenances pr�sente en effet un risque grave. Il faut pour l��viter lui donner un sens lourd, exclusif : celui qui � appartient � n�est plus son propre ma�tre. C�est comme s�il avait un propri�taire, un � �tre � qu�il ne s�agit pas de d�finir a priori ou de mani�re un tantinet mystique, mais dont on peut faire l��cologie et l��thologie : voil� ce qu�appartenir exige et � quoi cela oblige. Cela permet de d�crire ainsi les grandes lignes de ce que doit �tre une politique de classe.

L�id�e d�un bon monde commun peupl� non pas avec un � homme nouveau � purifi�, mais avec des individus et des groupes, dont on est heureux qu�ils viennent avec tous leurs vieux oripeaux, met �videmment en cause une vision trop simpliste du progr�s et de � l��mancipation �. On rejoint ici un vieux d�bat : au nom du progr�s les marxistes doivent-ils �tre avec la bourgeoisie dans le combat contre les anciennes appartenances et ind�pendants dans le combat pour les nouvelles ?

Si le monde commun est bon parce qu�il sera justement capable d�accueillir les hommes et les femmes sans qu�ils renoncent � leurs appartenances, la mise en commun se r�v�le une t�che extraordinairement compliqu�e mais qu�il faut d�j� commencer � imaginer. Il n�y a pas d�instance transcendante, politique ou morale, qui peut accomplir automatiquement cette t�che. Elle oblige � cr�er des dispositifs originaux et rel�ve d�une proc�dure politique et de la n�gociation ne serait-ce que pour commencer � proposer de bonnes formes du tri. L�histoire montre qu�il ne faut jamais faire confiance � la bourgeoisie pour trier car elle ne sait finalement qu��radiquer. Les moyens qu�elle emploie pour trier ne sont pas neutres : elle le fait par des moyens que l�on dira � policier � qui sont lourds de souffrances, de dislocation, de rancunes et de haines inextinguibles. On l�a vu avec le colonialisme� On sait maintenant qu�il n�y a tout compte fait rien de positif, rien � sauver dans le colonialisme. Dans cet h�ritage tout est fauss�, inutilisable, perverti. La bourgeoisie r�publicaine ne fait pas la paix : elle pacifie, elle m�ne des op�rations de police.

Il y a peut-�tre ainsi un Marx qui accepte que l�on fasse table rase et que l�on pourra utiliser contre nous : il est du c�t� de la modernisation. Les appartenances dont il parle alors n�ont plus rien � voir avec celles du pass�. Elles sont toujours nouvelles et doivent �tre construites. Aussi, a-t-il pu �tre favorable � la destruction des anciens mondes et consid�rer le capitalisme comme progressiste quand il accomplit cette t�che quel qu�en soit le prix humain car en d�truisant les anciennes appartenances le capitalisme participe � la construction des nouvelles. Ce Marx l� pourrait bien �tre all� trop vite dans la mani�re de penser l�universalisme. On est aujourd�hui en droit de consid�rer cette d�finition du capitaliste comme � progressiste � comme absolument redoutable. Elle a transform� des g�n�rations de militants en p�dagogues ou en guerriers qui enseignent ou pers�cutent le peuple et qui ne font donc plus de politique ! Ce qu�on croyait �tre un rem�de s�est r�v�l� un poison. On sait depuis les grandes luttes anticolonialistes que les anciennes appartenances ne doivent pas �tre d�truites mais doivent �tre d�fendues et int�gr�es car elles sont une des clefs de la victoire contre l�imp�rialisme.

Le retour de la question des appartenances

Mais les anciennes appartenances ne vont pas tarder � se manifester. Avec L�nine la question nationale, celle des droits des peuples devient incontournable et suscite un d�bat gigantesque. Elle ressuscite des choses que l�on croyait d�finitivement disparue. De ce point de vue nous n�avons aucune raison d�oublier L�nine. Il est peut-�tre, dans les ann�es vingt, plus sensible � certaines de ces choses que Trotsky, m�me s�il est temps de relire les textes de ce dernier sur la n�cessit� d�un � parti noir � aux �tats-Unis.

Une troisi�me question d�appartenance surgit dans la seconde moiti� du 20� : celle des femmes et du f�minisme. Elle a chemin� de mani�re souterraine aussi bien dans le mouvement ouvrier que dans le mouvement d�mocratique avant d�unifier et de d�passer tout cela en s�imposant comme une question ind�pendante. Avec le f�minisme s�en est fini de la s�paration vie priv�e/vie publique. C�est toute une partie de l�id�al r�publicain qui montre son insuffisance.

Cers trois appartenances (ouvri�re, nationale, femme) sont importantes car aucune n�est r�ductible � l�autre. Nous savons qu�il faut aller lentement et que l�on ne peut justement pas dire : la question des femmes sera r�gl�e quand celle des travailleurs le sera, ou la question nationale sera r�gl�e quand la question ouvri�re le sera. Nous savons d�sormais qu�il y a une ind�pendance entre toutes ces questions d�appartenance et que les liens entre elles ne sont pas constitu�s � l�avance, mais supposent un travail politique qui apprendra � construire patiemment ce type d�interd�pendance. On sait qu�il est grotesque et totalement abstrait d�appeler le mouvement des femmes, ou tout autre mouvement, � se subordonner automatiquement aux int�r�ts de la classe ouvri�re !

D�autres appartenances se sont encore construites ces derni�res ann�es dans les pays occidentaux, comme celle de l�homosexualit�. Cela nous permet incidemment de revenir sur l��pouvantail toujours agit� des � ghettos � (le Marais et les boites homo). On a tendance � tout m�langer sous cette menace afin d��viter le vrai probl�me pos� par les appartenances : celles-ci impliquent toujours des lieux de regroupement, d��changes, de vie en commun dont nous devons apprendre � respecter les modalit�s. Il ne faut certainement pas confondre les ghettos qui sont ceux induits par la grande pauvret� et qui regroupent justement des personnes et des familles qui n'ont aucun lien commun entre eux sinon leur exclusion. On sait, depuis Platon, que la meilleure mani�re de garder les esclaves sans qu�ils se r�voltent, est de les m�langer en cassant toutes leurs anciennes appartenances, en les privant de la possibilit� d�user de leur langue et en les obligeant � passer par la seule langue des ma�tres. Mais l�agitation de la menace des ghettos fait l�amalgame de mani�re perverse entre ces deux types de regroupement (ceux qui se font librement en fonction des appartenances et ceux qui sont impos�s par la violence � des gens qui n�ont rien en commun de positif). En fonction de cette analyse, si la R�publique conna�t bien un ghetto institutionnalis� aujourd�hui, ce sont les lieux qu�elle d�veloppe pour les personnes �g�es, par exemple, qui m�ritent ce nom� Mais cela ne d�range personne !

On pourrait conclure ici en disant que l�id�e qu�il y a contradiction entre les appartenances et l�int�gration doit �videmment �tre combattue. On doit affirmer exactement l�inverse : il n�y a pas d�int�gration possible (dans une super communaut�) d�individus libres et sans attaches mais seulement d�individus qui am�nent avec eux leurs attachements anciens ou nouveaux.

Valoriser et articuler les appartenances entre elles

Une des t�ches prioritaires des marxistes est certainement de recr�er l�appartenance ouvri�re. Mais nous devons aussi r�fl�chir � une seconde t�che : comment articuler toutes les appartenances anciennes et nouvelles en trouvant des modes d�articulation ? L�id�e essentielle de ce texte est que le mouvement ouvrier ne pourra pas retrouver d�identit�, cr�er de nouvelles appartenances s�il ne r�sout pas le probl�me de son rapport aux autres appartenances : car c�est d�elles qu�il peut se revivifier. Ne serait-ce que parce que les immigr�s forment une partie importante des contingents ouvriers d�aujourd�hui et de demain. Mais au-del� de cela, il devient impossible de proposer une politique d�appartenance ouvri�re qui ignore la question du devenir des populations migrantes.

Cette question est d�sormais pos�e de mani�re cruciale dans les quartiers � forte densit� d�immigr�s de premi�re, deuxi�me ou troisi�me g�n�ration. Nous ne pouvons pas nous contenter de consid�rer ces populations sous l�angle de l�int�gration r�publicaine alors que justement elles sont victimes de discriminations dont les effets ne sont pas en train de se r�sorber mais sont grandissant.

Ces populations sont en train de devenir modernes de deux mani�res diff�rentes (j�insiste sur le mot moderne, cela n�a rien � voir avec un retour archa�que quelconque) face � la destruction de leurs appartenances ant�rieures et sans que l�appartenance ouvri�re ait pu jouer un r�le important.

1- On peut assister, d�une part, � un repli sur des valeurs religieuses totalement nouvelles et l�islamisme est une forme �vidente de modernisme par rapport � ce qu��tait la religion des parents, en particulier de ceux venus du Maghreb et qui �taient alors porteurs d�un islam populaire (tr�s li� aux confr�ries) � l�oppos� de l�islam int�griste. Mais cet islam populaire a �t� doublement disqualifi� : et par le modernisme occidental (disqualification de ce qui est consid�r� comme des � croyances � pour gens cr�dules) et par l�islamisme nouvelle mouture. Le pire qui puisse nous arriver est de voir face � face la nouvelle appartenance propos�e par l�extr�me droite et celle propos�e par le nouvel islamisme. Nous avons d�j� perdu la bataille des beurs dans les ann�es quatre-vingt au profit de groupes comme le Tabligh.

2-On peut d�autre part assister � la mont�e d�une nouvelle d�linquance avec constitution de bandes qui cr�ent des appartenances provisoires.

D�autres, exclus de tout attachement, de toutes appartenances, pourront tomber dans un usage destructeur des drogues dures qui sont l�exemple m�me d�une affiliation � au vide, au geste r�p�titif de l�injection d�une substance qui induit une sorte d�attachement ultime.

Ces nouveaux types d�appartenance me semblent catastrophiques et ne nous laissent aucune possibilit� de n�gociation. La premi�re est, au moins pour le moment, constitu�e contre l�id�e de n�gociation et de paix ou de monde commun possible. C�est aussi �vident avec la seconde.

Nous devons, paradoxalement, d�fendre et revivifier les anciennes appartenances pour nous opposer aux nouvelles. Nous sommes en situation de d�fendre l�homme ancien contre tous les � hommes nouveaux � qui nous sont aujourd�hui propos�s et qui fleurent bon la barbarie. Quand nous �voquons les appartenances n�gatives (nouvelle d�linquance), nous ne d�fendons pas les anciennes appartenances contre elles : nous faisons le pari que les anciens modes d�appartenance peuvent avoir les moyens, la force et les dispositifs pour l�emporter sur ces appartenances provisoires n�gatives et que nous ne pourrons rien r�gler sans nous articuler � elles.

Mais nous ne devons pas pour autant �tre pessimiste. Les anciennes appartenances existent encore de mani�re vivace et elles doivent �tre prises en compte comme offrant des ressources aux probl�mes pos�s par les nouvelles appartenances. Ce sont les g�n�rations les plus anciennes, en particulier celles qui sont n�es au pays, qui peuvent encore en �tre les porteurs, et qui sont aussi d�sesp�r�es que nous face aux nouvelles appartenances. Or, au lieu de les valoriser, tout le monde (les R�publicains comme les islamistes modernistes) se sont trouv�s unis pour les faire passer � la trappe, pour qu�on les oublie le plus vite possible, pour souhaiter qu�elles disparaissent, car cela laisserait la place � l�int�gration pour les g�n�rations suivantes, sans m�moire. C�est bien ce qui s�est pass�, mais les g�n�rations sans m�moires sont comme des �mes mortes.

Contrairement � ce que croyaient certains, quand les communaut�s d�origine se disloquent, au moment m�me o� l�appartenance ouvri�re est en pleine crise, il n�y a pas le bonheur de l�int�gration � la r�publique, mais seulement le d�sespoir, et des op�rations de police pour des probl�mes que l�on ne sait plus r�soudre autrement.

Il n�y a pourtant encore rien d�in�luctable, si on r�ussit � briser l�alliance objective, bas�e sur la disqualification, entre les diff�rents modernismes. Ainsi dans un quartier comme Barb�s, les communaut�s d�origine existent, se rencontrent dans des lieux r�serv�s (g�n�ralement des caf�s) ce qui permet m�me d�affirmer que les � blancs � sont finalement les seuls � ne pas �tre organis�s de mani�re communautaire dans ce quartier.

Mais il y a aussi d�autres populations pr�sentes parmi nous et qui pr�sentent une caract�ristique diff�rente des anciennes immigrations. De ce point de vue, tout un ensemble de questions nouvelles se posent � nous qui n�cessitent une approche radicale. On peut en prendre un exemple parmi d�autres : si la mondialisation signifie quelque chose de nouveau ce pourrait bien �tre dans les nouveaux rythmes de circulation des groupes humains. Groupes qui circulent sans qu�ils aient toujours le projet de se dissoudre en fonction du lieu g�ographique o� ils s�installent car cette installation est parfois con�ue comme provisoire. Donc, ces groupes luttent pour garder l�essentiel de leur �me et essayer de le transmettre aux enfants. On pourrait donc cartographier la situation en disant qu�il y a nous, les s�dentaires, et les migrants qui ont peut-�tre adopt� notre devenir, mais peut-�tre aussi celui du nomadisme : ils transportent alors avec eux tout ce qui les d�finit de par leur origine, leur langue, leur cuisine, leur mani�re d��lever les enfants, car ils ne se vivent que comme de passage chez nous. Et nous devons affirmer haut et fort qu�ils en ont le droit.

�videmment si nous ne les voyons qu�� travers nos prismes politiques les plus r�publicains on ne verra ses populations que comme des � sans papiers � par exemple, ou des � immigr�s ayant la carte de 10 ans �, mais nous les verrons de mani�re indiff�renci�e, n�gativement, presque de mani�re insultante. Ils peuvent accepter cela car ils savent que c�est dans nos habitudes, mais si cela nous permet de les d�fendre sur des questions pr�cises, cela ne nous permet pas vraiment d�apprendre d�elles et de constituer de v�ritables alliances au-del� de probl�mes imm�diats. Nous nous priverons donc de la possibilit� de conna�tre les ressources qu�ils poss�dent en tant que collectivit� pour aider � r�soudre des probl�mes sociaux et politiques auxquels nous ne savons plus r�pondre que par la r�pression ou par la pr�vention qui rel�ve souvent de la bonne volont� impuissante. La question des � sans � peut donc se transformer en poison si nous ne sommes pas capables de percevoir ce qu�apportent avec eux les immigr�s quand ils viennent de Chine, quand ce sont des Kurdes, des Maliens, des Berb�res du sud Maroc, etc� Cela change aussi leur rapport avec les militants fran�ais. Comment et pourquoi vient-on du Mali travailler en France ? Qu�est-ce qu�on am�ne avec soi ? Mais cette d�marche s�applique tout autant � nous. Nous ne sommes pas non plus des �tres d�tach�s et libres. Nous sommes des militants attach�s � des organisations, avec des engagements. Nous devons aussi apprendre � nous � pr�senter �, non pas comme des � �tres humains universels � face � d�autres � �tres humaines universels sans �, mais comme engag�s dans une histoire et des attachements tr�s singuliers . Qui sommes ici : � quoi tenons-nous ? qu�est-ce qui nous attache ? A qui appartenons-nous ?

Comment pouvons-nous composer avec eux ? Il nous faut abandonner l�id�e d�int�gration r�publicaine qui risque d��tre trop souvent une d�claration de guerre et, � l�inverse, s�engager dans des proc�dures de n�gociation. La question du tri est � nouveau pos� entre ce qui sera accept� et ce qui ne le sera pas. Et avec la question du tri, la question de la mani�re de faire ce tri est � nouveau pos�e de mani�re concr�te dans tous les cas. Il faut � chaque fois �viter la position du juge. Le probl�me et pos� des deux c�t�s et pas seulement du c�t� de ceux qui viennent. Sinon le tri revient � un acte guerrier. A quels moments ce que nous proposons met les autres en risque de � perdre leur �me � et � quel moment est-ce nous qui la perdons ?

Mais alors quel mod�le autre que celui de l�int�gration devons nous d�fendre et dont l�int�gration ne serait qu�une des facettes possibles ? Je crois que l�on pourrait ici avancer le vieux mot d�hospitalit�. L�hospitalit� ne suppose pas que celui qui arrive d�ailleurs doive abandonner ses ressources habituelles pour adopter le plus vite possible les n�tres. L�hospitalit� suppose, en revanche, une politesse partag�e des deux c�t�s. Cette politesse doit �videmment prendre une forme politique.

Ce sont des Maisons de la paix dont nous avons besoin, pas de nouveaux commissariats ! L�id�e des maisons de la paix pourrait �tre avanc�e, en particulier � l�occasion des �lections municipales, comme cadres o� pourraient se faire les apprentissages des processus et des mani�res que demandent la cr�ation d�un fragment de monde commun. Les maisons de la paix doivent manifester le plaisir des diff�rentes communaut�s � vivre ensemble, � apprendre les unes des autres (� comment appelle-t-on cela chez toi ? Comment r�gle-t-on ce type de probl�me chez toi ? Qu�est-ce qui dans ce que nous pr�conisons d�clenche ton d�go�t, ta r�volte, ta rancune ? �). Dans une maison de la paix, il doit y avoir des repr�sentants des associations d�aide aux immigr�s, des sans papiers, des diff�rents collectifs femmes, un aspect Bourse du travail. Mais les communaut�s doivent pouvoir aussi s�y donner rendez-vous pour leurs propres raisons. Il restera � inventer comment tous les groupes fonctionnent entre eux, en particulier pour poser d�une mani�re nouvelle des probl�mes concrets du quartier comme le trafic de drogues, le march� aux voleurs, la prostitution, le logement, etc.

Beaucoup des nouvelles communaut�s d�appartenance qui se sont impos�es dans le champ politique ces derni�res ann�es, connaissent bien les r�gles du politique tel qu�il a �t� invent� en Europe. On peut les rencontrer, les � convoquer � car eux comme nous sont en terrain connu. C�est le cas des mouvements de femmes, des sans papiers, des usagers de drogues, etc. Tout cela est assez facile � imaginer. Il en est autrement pour les autres communaut�s d�appartenance comme celle qui lie les immigr�s d�un m�me pays, ou d�une m�me r�gion d�un pays. Eux, ne r�pondront pas � nos convocations. Or, ce sont souvent ces communaut�s qui ont en elles des ressources pouvant aider � r�soudre des probl�mes collectifs, comme la d�linquance, la violence des jeunes. Nous avons donc besoin de ces communaut�s aussi en tant que tel c�est-�-dire avec tout leur savoir. C�est l� que la question devient plus compliqu�e, mais plus int�ressante. Je crois qu�il faudra r�ussi � cr�er des situations o� eux nous convoquent. Nous pouvons seulement esp�rer leur donner envie de le faire par nos propositions qui devront avoir le pouvoir de nous rendre int�ressants pour eux. Ce type de rencontre constituerait alors un v�ritable �v�nement politique.

C�est autour de ces questions qu�il faut aujourd�hui prolonger l�aventure du marxisme. Si nous ne savons pas le faire, alors il est probable que nous appara�trons de plus en plus abstraits et nos formules para�tront squelettiques. Le type de risques associ� � l�aventure marxiste n�cessite en permanence que nous fassions preuve d�imagination, d�invention. C�est en ce sens seulement que nous aurons un univers moral plus �lev� que celui de nos ennemis.


De deux mani�res de soigner : peut-on faire l'ethnopsychiatrie de la d�pression ? (article en ligne)
Date de publication: Septembre 2002
Publi� dans: Psychologie fran�aise, Tome 47, 3
Texte int�gral :

L�ethnopsychiatrie n�a pas pour seule ambition de comprendre la mani�re dont les troubles mentaux sont v�cus et soign�s dans les cultures traditionnelles. Elle doit respecter en permanence le principe de sym�trie qui la fonde et expliquer aussi la psychiatrie occidentale avec les m�mes principes de compr�hension que ceux qui lui permettent de comprendre les syst�mes traditionnels. Cela implique d�abandonner le projet occidental de classer les patients : � le seul objet d�une psychopathologie v�ritablement scientifique doit �tre la description la plus fine possible des th�rapeutes et des techniques th�rapeutiques � jamais des malades �. Ce principe de sym�trie a �t� formul� de la mani�re la plus claire possible par les sociologues des sciences comme Bruno Latour : il peut faire des miracles en ethnopsychiatrie. A ne pas l�utiliser, l�ethnopsychiatrie prendrait le risque de se transformer en une simple psychiatrie transculturelle bien-pensante comme on la pratique aux �tats-Unis et comme certains courants de la psychiatrie fran�aise se rattachant pourtant aussi � l��uvre fondatrice de Georges Devereux ont commenc� � la pratiquer. Depuis plusieurs ann�es, dans le cadre du Centre Georges-Devereux et avec les �tudiants de Paris 8, nous essayons d�appliquer la d�marche ethnopsychiatrique � la question de la d�pression et donc des antid�presseurs . Cela va supposer de consid�rer les m�dicaments (les traditionnels et les modernes) comme des � rapports sociaux � et non pas comme des � objets �.

C�est vrai et c�est construit

Jusqu�� pr�sent on a essay� d�expliquer l�augmentation vertigineuse du nombre de personnes d�prim�es dans les grands pays occidentaux, comme �tant la contrepartie d�une soci�t� en pleine �volution n�gative. Ce sociologisme et la transcendance qui va avec me semblent inacceptables pour la psychologie. Il me semble important d�y opposer une autre d�marche qui ne parte pas de la soci�t� prise dans son ensemble et dont on conna�trait les caract�ristiques. Ce n�est pas la soci�t� qui explique, mais c�est la soci�t� qui doit �tre expliqu�e .

Il faut donc revenir sur la � production du ph�nom�ne d�pressif � devenue progressivement, comme toutes les statistiques le montrent, un ph�nom�ne de soci�t�. Cela ne signifie pas que la d�pression soit une fausse maladie. D�j� Ian Hacking, quand il �tudie l��pid�mie de troubles de la personnalit� multiple aux �tats-Unis, ou l��pid�mie de � voyageurs ali�n�s � dans la r�gion de Bordeaux au XIXe si�cle, n�oppose pas construction et r�alit� : ceux qui sont atteints de personnalit� multiple le sont bel et bien, comme le savent ceux qui essaient souvent d�sesp�r�ment de les soigner .

Ian Hacking propose la notion de niche �cologique pour comprendre comment un trouble mental, autrefois tr�s rare, peut se d�velopper et se r�pandre. Quand une trouble mental jusque l� peu pr�sent se d�veloppe et devient un ph�nom�ne de soci�t�, il faut chercher les �l�ments pr�cis de l� � habitat � qui rendent possible le fait qu�un comportement soit une fa�on d��tre fou. Cette notion a deux avantages : elle inclut les propositions th�rapeutiques existantes dans les caract�ristiques de la niche, elle permet d��viter le sociologisme de la th�orie habituelle de la contrepartie. �videmment, cela met en cause la notion habituelle de psychisme. Le psychisme tel qu�il appara�t avec la freudisme manque singuli�rement de plasticit� pour cette interpsychologie. Comme si le fait de refuser de tout expliquer en se r�f�rant � la notion de Soci�t� produisait, � l�autre bout, la remise en cause sym�trique de la notion de sujet et de Psychisme. On peut, en revanche, r�utiliser avec bonheur les approches pr�-freudiennes, en particulier celles du philosophe et psychologue William comme de son fr�re le romancier Henri James pour qui � chacun d�entre nous est un faisceau de r�ciprocit�s �.

D�pression et panique

La d�pression ne peut pas �tre ni�e : c�est bien une exp�rience terrifiante. En ce sens l�ethnopsychiatrie se distingue radicalement de l�antipsychiatrie des ann�es soixante dix qui avait tendance � tout renvoyer au social jusqu�� douter de la r�alit� des troubles mentaux. Elle entend n�anmoins le cri de l�antipsychiatrie contre la psychiatrie officielle et accepte de lui faire �cho aujourd�hui.

La psychiatrie est incapable de donner une d�finition de la d�pression et se contente g�n�ralement de rappeler les neuf signes codifi�s dans le DSM qui permettent de la rep�rer chez un patient et dont il suffit que cinq soient pr�sents (tristesse excessive, incapacit� � agir, perte de l��lan vital, troubles du sommeil, troubles de l�app�tit, culpabilit�, id�es morbides, etc.)

J�essaierai pourtant de me risquer � une d�finition : la d�pression est l��tat d�un individu qui n�est plus que cause de lui-m�me. Aucune cause ext�rieure n�est plus capable de l�affecter : ce sont les fameuses � ruminations � dont parlent tous les observateurs. Et si on reprend les neuf signes du DSM, on comprend qu�ils ont un caract�re cumulatif et comment l�un entra�ne l�autre. Cette d�finition m�est inspir�e par le travail du philosophe Jean-Pierre Dupuy sur les ph�nom�nes de panique . L�auteur a montr� qu�un �tat de panique r�sulte toujours d�une situation o� personne n�est capable d�identifier une cause claire � une catastrophe en cours et o� le seul comportement rationnel devient : faire avant la foule ce que la foule va faire. C�est en particulier ce qui se passe en Bourse lors d�un krach. En revanche, dans toutes les situations collectives o� une cause ext�rieure est clairement per�ue par tous les participants, il n�y a jamais de panique.

Par analogie, la d�pression serait un �tat pouvant �tre d�crit (aussi bien au niveau psychologique qu�au niveau neuronal) comme celui d�un sujet auto-r�f�renc�, un �tat de panique individuelle .

Laisser les causes causer

Cette comparaison peut �tre poursuivie de mani�re int�ressante en posant la question de la place des causes dans la psychopathologie contemporaine. Ce qui frappe en premier lieu c�est le m�pris total port� � la causalit� ext�rieure imm�diate comme si cela constituait une condition de scientificit�. Aussi bien la psychanalyse que la psychiatrie biologique n�aiment pas l�id�e d�une causalit� ext�rieure imm�diate pouvant expliquer la survenue d�un trouble mental alors qu�elle �tait encore totalement dominante au moment de la fondation de la psychiatrie par Pinel il y a deux si�cles. Je ne vois pas d�autres raisons au succ�s injustifiable de notions comme celles de pr�dispositions ou de facteurs de vuln�rabilit� que tout un chacun s�emploie a rabattre sur toutes les situations. Dans les cas les plus extr�mes (victimes de viol ou de torture) on arr�te de les utiliser car on comprend bien qu�elles ont un caract�re insultant pour les patients. C�est d�j� plus compliqu� dans le cas du harc�lement moral o�, jusqu�� pr�sent, des psychologues avaient montr� que c��tait justement des personnes normales qui �taient particuli�rement sensibles � ce type d�attaque et qui pouvaient s�en ressentir en pr�sentant les signes de la d�pression. Mais de nouveaux travaux issus de la psychiatrie anglo-saxonne sont en train d�essayer de d�montrer que, l� encore, tout passerait par la reconnaissance de facteurs de vuln�rabilit� ...

De ce point de vue, la causalit� pourrait bien �tre un des facteurs o� la diff�rence entre notre approche et celle de nombreux syst�mes traditionnels est particuli�rement claire. On pourrait dresser un continuum des causes ext�rieures � la survenue d�un trouble mental ayant des caract�ristiques de la d�pression :

- torture

- viol

- racket

- deuil

- harc�lement

pour de nombreuses soci�t�s traditionnelles, on pourrait allonger cette liste :

- mauvais �il

- sorcellerie

Pour les soci�t�s traditionnelles on peut dire, � la limite, que tout trouble mental a une cause ext�rieure, la difficult� �tant �ventuellement dans l�identification de l�agresseur justement capable de rendre son action invisible (ce qui, soit dit en passant, est aussi la qualit� d�une op�ration de harc�lement moral r�ussie). A l�inverse, la psychopathologie moderne, fait tout pour rendre secondaire et oublier les �ventuelles causes ext�rieures. On �limine le mauvais �il et la sorcellerie comme des croyances irr�cup�rables, puis on tente de remonter le plus loin possible dans cette �limination gr�ce � la notion de pr�disposition (psychologique ou biologique). Ainsi les deux techniques se caract�risent par un mouvement inverse.

Le r�le des antid�presseurs dans l�invention de la d�pression

Les m�dicaments antid�presseurs permettent de comprendre ce choix. Ils sont efficaces (ce serait absurde de le nier) sur les neuf fameux signes de la d�pression ind�pendamment des causes. Ils sont donc un encouragement permanent � se d�sint�resser des causes. Ainsi, m�me la vieille distinction entre d�pressions endog�nes et exog�nes est devenue sans grande utilit� : les antid�presseurs sont aussi efficaces sur les unes que sur les autres. Et les antid�presseurs, du fait m�me de leur efficacit�, favorisent le choix de regarder les patients sous l�angle de ce qui constitue souvent leur plus petit d�nominateur commun : les neuf signes de la d�pression. Le choix d�un antid�presseur d�pendra de la pr�sence plus ou moins importante de ces diff�rents signes mais certainement pas de l��ventuelle cause.

Les antid�presseurs favorisent donc l�id�e que l�essentiel dans la survenue d�une d�pression n�est pas une cause ext�rieure imm�diate et, par l� m�me, ils favorisent l��mergence d�un patient qui n�est plus affect� (ce qui serait, dans une soci�t� traditionnelle, interpr�t� comme le r�sultat obtenu par un agresseur particuli�rement redoutable). Mais ils sont, dans le m�me temps, efficace sur tous les cas individuels. Cette efficacit� est sans doute le r�sultat du coup de force neuronal qu�ils permettent : ils viennent interrompre l��tat de panique que j�ai essay� de d�crire pr�c�demment.

Tout cela peut peut-�tre permettre de comprendre pourquoi il y a deux grandes mani�res efficaces de soigner une personne qui pr�sente les signes de la d�pression : les antid�presseurs qui soignent ce qu�ils favorisent par ailleurs (puisqu�ils font partie de la niche �cologique qui favorise l��closion sous forme de d�pression de toutes les souffrances) et les techniques traditionnelles capables d�identifier, m�me dans les cas les plus difficiles, une cause ext�rieure imm�diate et de la traiter.